30 sept. 2011

PEUT-ON ÊTRE ÉLU EN PARLANT VRAI ?

Il est toujours pertinent de parier sur l'intelligence
Communément on croît que les hommes politiques sont condamnés à la langue de bois, et qu’il est suicidaire de dire ce que l’on pense. Je crois exactement le contraire.
Avant de m’expliquer sur ce point, je vais revenir sur ma vision de la crise actuelle, vision que j’ai présentée en détail dans mes deux derniers articles(1).
En résumé, nos problèmes actuels ne viennent ni de la crise financière, ni des endettements cumulés, car ceux-ci ne sont que des effets, et non des causes. La cause, c’est la convergence en cours entre nos pays (nous qui étions les « maîtres du monde ») et les pays ex-émergents, et aujourd’hui largement émergés (Chine, Inde et Brésil). Car, cette convergence, amorcée au début des années 90, et qui a pris toute sa puissance au début des années 2000, conduit à une baisse inexorable de notre niveau de vie.
Une métaphore pour me faire comprendre : prenez deux bassins ayant des niveaux d’eau très différents, séparés par des vannes, et approvisionnés par un cours d’eau. Commencez à ouvrir un peu les vannes : les niveaux vont alors se mettre à converger. Tant que la fuite est inférieure à l’apport d’eau, les écarts entre les niveaux se réduisent, mais le niveau le plus élevé ne baisse pas, au contraire. Ouvrons davantage les vannes. À un moment donné, la fuite devient supérieure à l’apport, et alors, le niveau le plus élevé baisse. Cette baisse durera tant que les niveaux ne seront pas identiques.
C’est très exactement ce qui nous arrive. La mondialisation a rendu communicante nos économies, et a amorcé la convergence, d’abord lentement, puis de plus en plus vite à partir des années 2000. Grâce à l’endettement, nous avons masqué un temps cette baisse, mais cela ne peut plus durer. Comme nous sommes encore en 2011, trente fois plus riche qu’un Indien, neuf fois qu’un Chinois et quatre fois qu’un Brésilien, la convergence n’est pas terminée, et va s’étaler sur les dix à vingt ans à venir… sans compter les dettes qu’il va nous falloir rembourser (Voir pour plus de détails, mes articles précédents, avec notamment des données précises issues de la Banque Mondiale).
Nous voilà donc face à une diminution de notre revenu d’environ 50% pour les années à venir, soit une baisse de 3 à 6 % par an si ceci s’étale sur 10 à 20 ans. C’est cette baisse qui fait craquer les coutures les plus fragiles.
Comme je l’ai indiqué précédemment :
  • Cette baisse est non seulement inévitable – on ne peut pas revenir en arrière sur la mondialisation, comme on ne peut pas séparer deux gaz après les avoir mélangés –, mais juste – comment pourrions défendre le fait de rester trente fois plus riche qu’un Indien ou près de dix fois qu’un Chinois ? -. De plus, ces pays sont maintenant suffisamment puissants pour ne pas accepter un quelconque retour en arrière.
  • Elle doit être supportée chez nous par les 50% de la population les plus forts (salariés des entreprises dominantes et des services et entreprises publics, et proportionnellement au revenu) et les budgets de l’État les moins prioritaires (pour pouvoir réinvestir dans l’Éducation, la Justice et la Recherche), ce qui veut dire pour eux un effort annuel de 5 à 10% par an. Le capital accumulé et la multiplication de dépenses non nécessaires rendent tout à fait possible un tel effort.
  • Il est urgent aussi de définir comment passer les difficultés immédiates actuelles. Mais si ceci n’est pas fait en intégrant la baisse à venir, aucune solution valide ne peut être trouvée. Pour prendre une métaphore médicale, on ne soigne pas une maladie en s’attaquant uniquement à ses conséquences.
Bref, en un mot, il y a une réalité à laquelle il faut faire face.

J’en reviens maintenant à ma question du début : peut-on être élu en parlant vrai ?
Je réponds oui, ce pour trois raisons majeures :
1.       La majorité des habitants de nos pays ne sont pas stupides :
Ils sentent bien que ce qui leur est dit est inexact, que les analyses sont fausses, et que souvent on leur ment. Comment en serait-il autrement quand tous ceux qui monopolisent le discours public ne font que se contredire semaine après semaine ?
De plus, malgré les critiques faites à notre système éducatif, l’intelligence collective s’est fortement accrue, et le pourcentage de ceux qui ont voyagé aussi. Pourquoi donc penser que la plupart sont hermétiques à un raisonnement simple et fondé ? Parier sur le manque d’intelligence est une forme de mépris.
Personnellement, j’ai fait le pari inverse en écrivant mes articles et en affirmant, haut et fort, que « la convergence était inévitable » et que « nous n’éviterions pas la baisse de notre niveau de vie ». Ai-je été traîné dans la boue ? Est-ce que mon analyse et mes conclusions ont déclenché colère ou rire ? Non, c’est exactement le contraire : je n’ai jamais déclenché autant d’intérêt et autant d’adhésion. Par exemple, mon deuxième article a été mercredi dernier le 2ème le plus lu sur AgoraVox, et y a été approuvé à 70% des lecteurs.
                                                              
2.       Les politiques sont rattrapés par leur déni de réalité :
Si nous continuons à refuser cette baisse et que nous la nions, toutes les anticipations resteront fausses, et donc toutes nos actions aussi. Nous irons de désillusions en désillusions, de plan d’urgence en plan d’urgence… jusqu’à ce qu’une quasi guerre civile survienne.
La confiance entre des dirigeants et un peuple repose sur l’existence d’une vision, fusse-t-elle dure, et non pas sur l’agilité d’une girouette capable de réagir au moindre souffle de vent. Elle repose aussi sur la sensation que celui qui dirige est sincère et juste. Comment être sincère sans avoir un cap ? Comment être juste quand on est le jouet des évènements ?
La rupture de la confiance va avec la montée des égoïsmes : égoïsmes des puissants qui, cyniquement, tirent un parti maximum de leur pouvoir actuel ; égoïsmes des salariés protégés qui, voyant leurs dirigeants préoccupés d’abord de leur fortune personnelle, maintiennent leurs avantages au préjudice des autres. Tout le monde sait où conduit la montée des égoïsmes.

3.       Le monde à construire dépasse celui des territoires locaux et des nations :
La convergence a été amorcée par la mondialisation des échanges et des entreprises. Ce n’était alors que le rapprochement des économies et des organisations. Avec le développement d’Internet, c’est la convergence entre les hommes qui s’amorce. Celle-ci sera infiniment plus longue, mais elle est déjà en cours. Il ne s’agit pas d’une dissolution des cultures dans une bouillie mondialisée, mais d’un tissage de plus en plus fin et dense entre les cultures et les origines. Ce nouveau métissage est porteur d’un futur qui s’invente de partout localement tous les jours. Nous allons être collectivement riches de nos différences et de nos échanges.
Comment ne pas voir ce mouvement en cours ? Comment les politiques pourraient construire pour la jeunesse un projet sur le repli et le protectionnisme ? Comment ne voient-ils pas l’archaïsme de leurs approches ? Comment ne pas comprendre que la progression des revenus n’est pas une fin en soi, mais uniquement une fuite en avant, de plus en plus artificielle et fausse ?
Et après, ils s’étonnent de ne pas soulever d’enthousiasme…

Même si mon propos porte sur tous les pays développés, j’observe bien sûr la campagne des présidentielles françaises au prisme de tout ce que je viens de dire.
Ce qui me frappe c'est que les seuls à formuler un diagnostic s’approchant du mien sont l’aile gauche du monde politique, et plus précisément Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg. Ils pointent le doigt sur la mondialisation comme source des problèmes actuels ; ils l’inscrivent dans un processus en cours, loin d’être terminé ; ils insistent sur la nécessité de changer fondamentalement l’approche, si l’on ne veut pas voir se poursuivre la désagrégation du tissu social.
Mais je diverge sur deux points majeurs :
  • La mondialisation est souhaitable, ce qu’ils ne disent jamais : comment se dire humanitaire et vouloir maintenir le reste du monde en état d’infériorité ? Comment ne pas voir que nos villes sont déjà peuplées de personnes issues de ces pays dont on veut se protéger ? Où arrêter une vague de protectionnisme si on l’enclenche ? Comment ne pas déraper dans la montée d’égoïsmes multiples ?
  • La mondialisation est irréversible : comment détricoter les fils de la mondialisation, ou, pour reprendre ma métaphore,  séparer les molécules de gaz, une fois le mélange fait ? Comment croire que des barrières douanières seraient la solution, alors que les produits sont le fruit de processus complexe de fabrication ? Comment éviter les effets boomerang ?
Si je ne suis pas en phase avec les conclusions tirées par cette aile gauche, je ne vois pas les autres afficher une vision réaliste du futur :
  • Ils se centrent sur la crise financière, sans évoquer d’où elle vient.
  • Ils croient que l’endettement est due au passé, et qu’il s’agit « seulement » de le résorber.
  • Ils ne voient pas que la convergence entre les pays va continuer à nourrir cet endettement, si nous ne prenons pas acte de notre baisse tendancielle de revenu.
  • Ils imaginent qu’une croissance future viendra tout résoudre, les uns grâce à une incantation demandant aux entreprises d’investir et de se développer, les autres à une nationalisation les obligeant à le faire.
  • Ils parlent tous d’un miracle venant des petites et moyennes entreprises, en oubliant que l’Allemagne, elle aussi, est confrontée à la baisse de son revenu.

Je crois pourtant qu’il est encore temps et possible de parler vrai :
  • Pourquoi ne pas expliquer que la mondialisation ne peut plus se faire à notre profit, qu’il est juste de partager, et que donc elle va se poursuivre pour améliorer le bien-être des autres pays ?
  • Pourquoi ne pas montrer que nous avons une richesse accumulée, tant dans des sphères publiques que privées, qui peut permettre d’amortir ce choc, en protégeant les plus faibles ?
  • Pourquoi ne pas faire de « consommer moins, en vivant mieux » un projet mobilisateur ?
  • Pourquoi ne pas parier sur l’intelligence et le partage, plutôt que sur la domination et la compétition ?
Sommes-nous donc condamnés à être comme des animaux dans la jungle ?

29 sept. 2011

LOST IN CONNECTIONS

Pour être présent au présent (dans l’avion vers Bangkok) (suite)
La vie ne répond à aucun projet, elle advient, elle dérive de possible en possible, elle émerge des chocs immanents. Comme le dit joliment Francesco Varela, elle enacte. Comment pourrais-je dès lors avoir une chance de témoigner de cette naissance improvisée si je n’étais pas improvisé moi-même ? Comment pourrais-je être sensible à ce qui émerge devant moi, si je lis le monde au travers de guides, de projets préétablis, prépensés, de prêt-à-porter mentaux ?
Dans le film Lost in Translation, Bill Murray incarne un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas, et ne veut pas comprendre. Il s’enferme dans son hôtel pour s’en protéger, sorte de moustiquaire qui l’isole de ce qu’il sent comme une agression. Séparé par les vitres qui l’entourent, baigné dans le décor d’un luxe anonyme et international, il pourrait être n’importe où. Il est perdu, sans repères, sans lien. Coupé par sa langue et sa culture, il est Lost in translation, car, au lieu de vivre ce qui se passe, il veut le traduire. Il est emmuré, – « en-Muray » si j’osais… –, dans ses habitudes, ses connaissances, sa vie passée.
Pour entrer en relation avec l’autre, c’est l’inverse qui m’est nécessaire. Pour accéder au réel, il me faut avoir le culot d’abaisser mes protections, me mettre à nu et plonger dans le moment tel qu’il est. M’immerger profondément avec un minimum de repères, sans guide, sans plan, sans projets. Lâcher prise pour dépasser les limites et les différences apparentes, trouver ou retrouver les connexions, me laisser aller au gré des télescopages, des rapprochements incongrus.
C’est une des vertus de ce moment suspendu, de ce non-être dans les airs. Il agit comme une douche qui me vide de mon passé et de ma volonté. Je monte dans un avion avec une idée de pourquoi je pars, pourquoi je monte, pourquoi je vais là-bas. J’en redescends non pas nettoyé de fonds en comble, mais plus propre, moins pollué, un peu plus vierge, un peu plus prêt à suivre les imprévus du déplacement. Je ne comprends pas ceux qui voudraient que le déplacement soit instantané, que l’on puisse aller d’Europe en Asie en quelques minutes. Au contraire, je trouve cela toujours trop rapide, trop brutal.

28 sept. 2011

COMME UNE BOUTEILLE À LA MER

Pour être présent au présent (dans l’avion vers Bangkok)
Le plus souvent quand on voyage, on va quelque part parce que l’on y recherche quelque chose ou quelqu’un. Un souvenir, une photo entraperçue, un amour évanoui, une silhouette effacée, un rêve d’enfance, un cri évanescent, un mouvement dans les blés, un clair obscur… enfin quelque chose ou quelqu’un, quoi…
Pas facile de partir pour rien. Juste pour se déplacer pour aller ailleurs, sans espoir, sans attente, sans compte à régler. Juste comme cela. Pour changer d’endroit, sans savoir ce que l’on va y trouver, sans non plus rien à fuir. Un mouvement pur et brutal. Simplement un déplacement, comme une pierre qui tombe, suivre une attraction qui nous dépasse.
La pomme qui est tombée un jour sur Newton, est tombée sans raison, sans projet, sans but, elle est juste tombée parce qu’elle le devait, mûre à point, incapable de résister à la force de la gravitation qui l’attirait vers le bas. Est-elle tombée pour Newton, pour lui permettre cette percée conceptuelle qui allait révolutionner la physique ? Non, évidemment non. Elle est tombée gratuitement. Elle se sentait bien sur son arbre, elle ne voulait pas le quitter, cela s’est produit, voilà tout… et cela a tout changé… ou beaucoup.

Quand je voyage, je cherche à me rapprocher de la pomme, à avoir sa force, la force d’attendre sur mon arbre le moment où je devrai tomber, sans projet, sans envie, simplement par nécessité, par gravité, parce que je serai mûr… Rêve impossible. Suis-je dans cet avion comme une pomme, vide d’a priori, vide de projet ? J’aimerais, car je serais alors dans l’émotion pure, dans la réceptivité maximum à l’instant, à ce qui advient. Mais non, probablement non, certainement non. Dommage. J’aimerais devenir une pomme et attendre sur mon arbre.
Ou alors être une bouteille à la mer ballottée par les courants. Mais pas une bouteille jetée intentionnellement, une bouteille avec un message dedans, une bouteille dont on attend quelque chose. Non, surtout pas. Non, je voudrais être une bouteille partie d’on ne sait où, pour aller nulle part. Une bouteille qui flotte au hasard des flux et reflux.
Seule chance de saisir ce qui se passe, de profiter des moindres forces de la vie. Pouvoir être dans la vie, neuf, vide de mon passé, de mes racines et de mes pensées. Être simplement présent au présent, à cette tranche flottante entre le passé qui s’enfuit et le futur qui apparaît. Pouvoir ensuite être le témoin, le metteur en mots, et exprimer ce que j’ai vu, ce qui m’a interpellé.
(à suivre)

27 sept. 2011

IL VA DEVOIR VIVRE DANS LA PEAU D’UNE AUTRE

L’habit ne fait pas le moine, et la peau non plus
Elle l’avait fui, deux fois. La première, elle était partie avec un amant. Après un accident de voiture, il l’avait reprise, torche vivante, et l’avait soignée. Elle en était sortie vivante, mais défigurée. La deuxième, elle s’était jetée par une fenêtre, et leur fille l’avait vue s’écraser dans le jardin.  Il ne s’en est jamais remis, et leur fille non plus.
Il aimait recoudre des poupées, et c’est lui qui allait l’être. Il ne voulait rien, rien de précis, avançait comme sa moto, trop vite et sans direction précise. Pour un cachet de trop, il a perdu le contrôle de ses sens, et, hasard de la vie, croisé le chemin qu’il ne fallait pas, celui de la fille apeurée. Du coup, il a perdu sa liberté, son identité, sa peau, et est rentré de force dans une autre, la sienne : il est devenu elle.
Il l’avait aimée, et croyait, par sa faute, détruite. Il vient de la retrouver, incroyablement belle, jeune et intacte. Comment pourrait-il se douter que cette « elle », parfaite et désirée, est en fait un « il », transformé et contraint ? Sa mort va « la/le » libérer.
Sa vie n’avait donc été qu’un enchaînement de malheurs. Pour rompre cette malédiction et se venger, pour effacer la plaie de son passé, il l’a enchaîné, recouvert d’une nouvelle peau et patiemment remodelé. Il a fait de lui, cette « elle » dont l’absence lui est insupportable. Il a confondu extérieur et intérieur. Il a imaginé que, de la contrainte, pouvait naître un nouvel amour. Il le paie de sa vie.
Il était né homme, il est maintenant elle. Il était né dans une peau, il se trouve dans une autre. « Il/elle » va devoir poursuivre sa vie. Comment se vivre femme quand on ne l’a jamais désiré ?
(Ce texte est la trace que m’a laissée le dernier film de Pedro Almodovar, La Piel que Habito)

26 sept. 2011

NOUS N’ÉVITERONS PAS LA BAISSE DE NOTRE NIVEAU DE VIE

On ne peut pas dissocier l’analyse des conclusions
Je fais suite à mon article paru su deux jours la semaine dernière sur mon blog (« La crise n’est pas née en 2008, elle est l’expression du processus de convergence des économies » et « Ayons le courage de faire face collectivement à la transformation en cours »), et relayé sur le Cercle Les Échos sous le titre « Faire face à la convergence des économies mondiales ».
Dans cet article, je montrais que nos pays, après avoir longuement dominé le reste du monde et organisé la mondialisation à leur profit, se voyaient depuis les années 90 soumis à un processus de convergence, amenant progressivement le niveau de vie moyen du Brésil, de la Chine et de l’Inde à se rapprocher du nôtre.
J’expliquais aussi que ce processus allait se poursuivre dans les dix à vingt ans à venir, et que, compte-tenu de notre endettement privé et/ou public qu’il allait en plus devoir rembourser, nous allions avoir à faire face à une baisse très sensible de notre niveau de vie moyen. J’avançais le chiffre de 50%, ce qui correspondait à une baisse de 3 à 6 % par an sur la période.
Je concluais enfin sur la nécessité de ne pas faire porter cet effort sur les plus fragiles, ou sur les budgets tels que l'Éducation, la Justice, la Santé ou la Recherche, ce qui allait supposer une baisse de 5 à 10% supportée par les moins fragiles et les dépenses les moins utiles.
Les réactions et commentaires que j’ai recueillis suite à cet article qui a donc été largement diffusé, m’amène à apporter les précisions et les compléments suivants.
Je suis tout d’abord heureusement surpris par l’accueil reçu et l’acceptation du diagnostic porté. Ceci montre que le langage de la vérité est possible, et que les experts et les politiques ont bien tort de ne pas le tenir. Je nous sens collectivement capables de faire face au réel, et c’est rassurant.
Ensuite certains m’ont dit partager mon analyse, mais pas mes conclusions. Comme je leur ai déjà répondu, on ne peut pas séparer les deux : mes conclusions ne tombent pas du ciel, elles sont le fruit de mon analyse. Donc on ne peut contester les conclusions, sans contester l’analyse. C’est un réflexe courant : refuser le reflet apparaissant dans le miroir quand il dérange.
Concernant donc les commentaires sur mon analyse, d’aucuns ont indiqué que je n’avais pas tout pris en compte, et notamment pas l’écologie et l’environnement. C’est exact. Mon analyse, comme toute analyse, n’est pas exhaustive, car c’est impossible. Par construction, tout raisonnement suppose une focalisation et des choix. La question à se poser n’est pas de savoir si telle ou telle donnée manque, mais si ce manque vient fausser le raisonnement. Or la prise en compte des contraintes écologiques ne vient pas modifier la convergence, mais la vitesse de cette convergence, car elle vient modifier le niveau de la croissance mondiale : le niveau actuel de consommation des ressources naturelles et la dégradation du bon fonctionnement de notre planète vont en effet très probablement freiner le développement. Ce ralentissement, loin de nous être favorable, risque d’abaisser plus drastiquement notre niveau de vie, car seule une forte croissance mondiale peut adoucir la chute. Comment imaginer que nous puissions durablement rester les propriétaires des ressources rares ?
Enfin on m’a aussi souvent interpelé sur les inégalités existantes au sein des pays émergés. Il est vrai qu’elles existent et sont croissantes, mais il en est de même chez nous. Le risque dans tous les pays est la montée des égoïsmes et le renforcement des puissants au préjudice des faibles. Le fait que des inégalités se développent en Chine, en Inde ou au Brésil ne va pas freiner la convergence, elle va simplement la rendre dangereuse, comme chez nous. C’est donc bien un combat mondial pour plus d’équité et de justice qu’il va falloir mener. Au risque de me répéter, je ne crois pas que nous puissions mener ce combat, en donnant des leçons aux autres, leçons que nous n’appliquons pas chez nous.
Agir positivement suppose d’abord que nous comprenions et acceptions que :
  • Nous ne sommes plus les maîtres du monde,
  • La convergence est en cours et va aller à son terme, ce qui est juste et bien,
  • Sous la pression de la convergence et de la nécessité de rembourser nos dettes, notre niveau de vie moyen va baisser durablement,
  • Les efforts devront être supportés par les puissants et les forts,
  • Il est possible de construire un nouveau projet positif, ne reposant plus sur la croissance et la domination,
  • Nous devons nous donner les moyens de passer la situation critique à court terme.
Est-ce que ce que je présente est le scénario du pire ? Je ne crois pas, je le crois réaliste. Et si jamais, la réalité nous était plus favorable, nous aurions alors à gérer de bonnes nouvelles, ce qui est facile. À l’inverse, à force de nous bercer de fausses bonnes nouvelles, à force de croire à des scénarios faussement optimistes, nous n’arrêtons pas d’encaisser des mauvaises nouvelles et des successions de tours de vis.
Ceci rejoint ce que j’écrivais, il y a un an dans mon livre « Les mers de l’incertitude » :
« Ceux qui vont réussir seront des paranoïaques optimistes : ils savent que le pire est possible, se sont préparés en conséquence et sont confiants de leur capacité à s’en sortir.
Comment vont-ils procéder ? Ils vont s’organiser non pas sur le scénario médian, mais sur le pire. En effet, si je centre mes actions sur l’hypothèse médiane, j’ai une chance sur deux d’avoir à faire face à une mauvaise nouvelle (sans parler de celles que je n’ai pas identifiées initialement). Je vais donc être constamment débordé. Si je démarre en fonction de la pire hypothèse, je n’ai alors plus que des bonnes nouvelles à gérer. Ma recommandation est de mettre ainsi l’incertitude identifiée à l’intérieur des marges prises et non pas à l’extérieur. Comme il va se produire en plus des événements totalement imprévus, autant n’être surpris qu’en positif par ceux que l’on a identifiés à l’avance. »
    

23 sept. 2011

HISTOIRES DE VACANCES ET VOYAGES...

Intermède musical 

Séquence nostalgie autour du thème du voyage qui était celui de mes deux derniers articles...

22 sept. 2011

ENTRE-DEUX - 2

Il n’y a pas de présent… (texte écrit cet été dans un avion entre Paris et Bangkok)
A nouveau entre-deux, parti, ailleurs, perdu quelque part entre ce futur que j’ai rêvé – même si je clame que l’on ne doit pas prévoir ce qui va advenir, comment résister à l’inévitable projection ? – et ce passé rapproché, celui qui était encore mon présent, il y a si peu.
Souvenir de ce texte sur le présent impossible, sur l’absurdité de vouloir se centrer sur lui, ou même penser ce qui n’a pas d’existence, encore moins que du sable qui s’échapperait entre mes mains. Le sable, lui au moins, il a un grain que je peux tenir entre deux doigts. Quel était ce texte déjà qui parlait de cette tranche de temps, un morceau de notre passé immédiat et un autre de notre futur rapproché, cette tranche qui était notre présent, celui que nous pouvions toucher, manipuler, un pont glissant entre passé et présent ? Un texte de Bergson, je crois. Impossible de compulser mes archives, suspendu comme je suis dans les airs. Mes livres sont loin de moi, inaccessibles.
Tranche de présent donc, un bout de mon passé, un bout de mon futur, tous deux dans l’immédiat, ce que je quitte sans cesse, ce que je rattrape sans cesse. Cette tranche glisse dans les airs, elle est coupée du reste de ma vie, elle est sans attaches.
Un autre souvenir me revient, un autre texte, celui d’une nouvelle sur le temps et sa non-continuité. A nouveau impossible d’être sûr de l’auteur. Probablement Borges, mais pas certain à cent pour cent… Un chercheur a mis au point une machine à se déplacer dans le temps et veut l’essayer avec son meilleur ami. Celui-ci au début refuse, invoquant Dieu, parlant d’un crime contre l’ordre des choses. Finalement, il accepte, la machine est mise en route, et une fois le saut effectué, ils se retrouvent tous deux dans le noir absolu. Un vide absolu, plutôt, car la notion même d’absence de couleur serait abusive. Ils cherchent à comprendre ce qui s’est passé. Petit à petit, ils ont de plus en plus de mal à se déplacer. Au dernier moment, – mais la notion de moment n’a pas grand sens alors –,  juste avant de s’immobiliser complètement, le savant comprend que le temps n’est pas un continuum, et qu’ils se sont arrêtés entre deux particules du temps. S’ils ont continué à bouger, ce n’est qu’à cause d’une forme d’inertie temporelle : emportés par leur mouvement, ils ne se sont pas arrêtés immédiatement. Existent-ils ensuite ? Peut-on exister entre deux particules du temps ? Peut-on être géographiquement localisés, sans l’être temporellement ?
N’est-ce pas le même risque que je cours dans cet avion ? Suis-je encore vivant dans cet ailleurs dans les airs ? Ne suis-je pas, avec tous ceux qui m’accompagnent, tombé entre deux particules du monde ?

21 sept. 2011

ENTRE-DEUX

Prendre le temps de se déplacer… (texte écrit en 2010 dans un avion entre Paris et Delhi)
Dans ce moment suspendu, entre deux, il y avait une sensation de virtualité, comme un arrêt du temps, irréalité. Ne plus être à Paris, ne pas être encore en Inde. L’avion était un non-lieu, un sas entre deux univers, une cabine de décompression. Impossible de savoir si l’on se déplaçait vraiment. Si l’on croyait le petit avion dessiné sur l’écran, on aurait déjà parcouru cinq cents kilomètres. Mais pourquoi croire cet icône ? D’ailleurs en ce moment, l’application était “currently unavailable” : même les machines ne voulaient plus me mentir ! Elles savaient, elles, que rien n’était vrai, tout était fiction, tout était numérique. Cet avion ne bougeait pas, il était sorti du monde à Roissy et en reviendrait à Delhi. Entre les deux, plus rien n’existait, trou noir, suspension hors du temps.
La cabine était obscure, le dehors virtuel, je n’étais nulle part. Le temps qui passait n’avait pas pour but de permettre son déplacement physique, mais de préparer son déplacement mental. Comment accepter le choc de la différence sans ce temps suspendu ? L’Inde ne devait pas, ne pouvait pas être proche, du moins pas trop. Huit heures, voilà la prescription minimale. Huit heures pour se préparer à un plongeon paradoxal, à la fois dans les racines de l’humanité et dans un futur qui s’inventait.
Si la naissance intervenait le lendemain de la fécondation, combien de couples seraient prêts pour accueillir le nouveau-né ? Les neuf mois étaient nécessaires, non pas seulement à l’œuf pour devenir embryon puis enfant, mais aux amants pour devenir parents. La vitesse n’apportait rien. Il ne serait juste que dangereux que la grossesse fût plus courte, plus rapide, plus brutale. La naissance arriverait comme un tsunami balayant tout sur son passage. Non, il fallait du temps au temps.
Je rêvais à ces traversées longues et lentes, dans des bateaux qui fendaient l’eau. Peut-être aurais-je dû aller en Inde en bateau ? Oui très probablement. La prochaine fois… Je me voyais déjà baigné dans une durée presque infinie, ou du moins dont la longueur faisait oublier la notion du déplacement et du temps. Rester assis paresseusement, des heures durant, à ne rien faire, juste à se préparer à changer de lieu. Bouger un minimum, se glisser d’une chaise à un lit, comme le bateau glissait sur l’eau et le temps. Avec la durée, on oubliait doucement ce que l’on quittait, on s’apprivoisait à là où on allait renaître. Pouvoir regarder l’eau glisser le long de la coque permettrait à l’esprit de glisser lui aussi de l’un vers l’autre.

20 sept. 2011

AYONS LE COURAGE DE FAIRE FACE COLLECTIVEMENT À LA TRANSFORMATION EN COURS

Le Neuromonde est en train d’émerger et le vent de la convergence souffle de plus en plus en tempête (2)
(Cet article est la suite de celui paru hier)
Souffle donc depuis maintenant une vingtaine d’années, le vent de l’émergence du Neuromonde, né de la convergence entre nos économies et celles de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Que peut-on faire ?
Faut-il et peut-on lutter contre la convergence en cours ?
Les sirènes du protectionnisme et du retour en arrière sont à l’œuvre de partout, mais il nous faut les ignorer car :
  1. La convergence est juste et éthiquement souhaitable : je rappelle qu'en moyenne, un habitant de nos pays est encore quatre fois plus riche qu’un Brésilien, neuf fois plus qu’un Chinois, et trente fois plus qu’un Indien. Au nom de quoi, pourrions-nous défendre le maintien de telles inégalités ?
  2. La convergence est irréversible : Elle est le résultat de l’imbrication des économies et de la mondialisation des processus de productions. La plupart des produits que nous utilisons tous les jours ne sont pas fabriqués en un lieu unique, mais dans de nombreux pays(1). Il est illusoire d’imaginer que l’on peut détricoter les fils : essayez donc de séparer des gaz après les avoir mélangés, ou de récupérer le sirop dans un verre de menthe de l’eau.
  3. La convergence va s’étendre à d’autres pays : Elle se diffuse progressivement à tous les pays de la zone Asie et de l’Amérique du Sud. Les évènements récents dans les pays du Maghreb vont eux aussi très probablement renforcer cette dynamique. Elle a enfin pour l’instant laissé de côté les pays d’Afrique Noire. Faut-il souhaiter que cela perdure ?
Quoique l'on fasse, cette convergence va donc se poursuivre... et c'est heureux.
Que peut-on faire ?
Doit-on baisser les bras et sombrer dans une morosité collective, en se contentant d’observer notre déclin collectif ? 
Certes, non, mais symétriquement, il ne sert à rien de nier le sens et la force du vent, et toute action doit partir d’un principe de réalité et de l’acceptation de ce qui est inévitable, à savoir que :
  • Il est illusoire de penser que nous allons pouvoir enrayer notre baisse de pouvoir d’achat collectif, car la vitesse de convergence est trop rapide pour pouvoir être comblée par la croissance.
  • Cette baisse va être rendue plus forte, car nous allons devoir rembourser les dettes privées et/ou publiques accumulées. Vu le niveau de l'écart actuel versus les pays en émergence et celui des endettements, je crois qu'il faut se préparer à une baisse de 50%.
  • Ce baisse va s’étaler sur les dix à vingt ans à venir, soit une baisse de 3 à 6% par an pendant la période.
Quitte à paraître provoquant, je voudrais poser une question brutale : est-ce si grave ? 
Ne  pouvons-nous pas collectivement supporter une telle baisse ? Ne pouvons-nous pas gérer une diminution de 3 à 6 % par an de notre niveau de vie ? N’avons-nous pas collectivement suffisamment de richesses accumulées nous permettant d’y faire face ? Ne pouvons-nous pas arrêter de construire des ronds-points en forme d’œuvres d’art(2), de refaire sans cesse nos routes départementales, de dépenser autant de milliards d’euros dans le budget de la Défense(3), d’acheter le dernier smartphone, ou d’avoir des voitures qui passent l’essentiel de leur temps, immobiles ou avec un seul passager à bord ?

Mais ce raisonnement qui est exact en moyenne, ne l’est plus, si on l’applique aux plus défavorisés, ou à des budgets comme ceux de l’Éducation, de la Justice, de la Santé ou de la Recherche : ils ne peuvent pas supporter une quelconque baisse. Au contraire, les sommes aujourd'hui allouées sont souvent insuffisantes.
Appliquer une baisse à tous serait même dangereux, car le tissu social volerait en éclat, et cela nous conduirait à nous affronter les uns les autres.
Aussi, la baisse ne doit-elle porter que sur les dépenses les moins utiles, et les efforts ne doivent être demandés qu’aux moins fragiles, c’est-à-dire à ceux dont les revenus dépassent un certain niveau, et/ou qui sont protégés par les organisations privées ou publiques pour lesquelles ils travaillent. N’est-il pas légitime de leur demander de tels efforts, soit une baisse probablement de 5 à 10% par an,  pour protéger ce qui doit l’être et construire ensemble une société plus juste ?
Une telle remise en cause peut-elle être conduite isolément pays par pays en Europe ? Sûrement non. Elle devrait conduire à un rapprochement de nos pays, et à plus d’union. 
Peut-elle être amorcée simultanément dans tous les pays ou être initiée par la commission européenne ? Je ne le crois pas. Elle devrait partir d’initiatives locales, se propageant d’un pays à l’autre.
Je suis conscient que mon propos peut paraître fataliste ou utopiste. Je le crois réaliste, et in fine inévitable. Chacun d'entre nous sent bien que nous sommes en train de changer de monde. Mon pari est que nous sommes prêts à entendre un discours vrai, même s'il est dur, à condition qu'il s'appuie sur une solidarité réelle.
Alors pourra naître une mobilisation conduisant à la construction d'un projet pour un futur commun et positif, futur qui ne reposerait plus sur les égoïsmes locaux, et le dogme de la croissance des biens et de la consommation.

(1) Tous les produits complexes ne sont pas fabriqués en un lieu unique, mais sont l’assemblage de sous-ensembles venant d’usines multiples. Même à supposer que toutes ces usines soient localisées dans un même pays, la chaîne de production de ces usines comprend des machines-outils et des logiciels de production qui viennent d’autres pays.
(3) Selon un article paru le 25 août 2011 dans le Wall Street Journal (voir la carte ci-jointe), le budget 2011 de la défense en France est de 51 Milliards $, alors qu’il n’est que de 42 Mds $ en Allemagne, 27 Mds $ en Italie, et 16 Mds $ en Espagne. Seul, le Royaume-Uni dépense plus avec 57 Mds $. Si l’on ramène ces montants, au nombre d’habitants des pays, nous dépensons 809 $ par habitant, versus 912 au Royaume-Uni, 513 en Allemagne, 447 en Italie et 340 en Espagne.


            

19 sept. 2011

LA CRISE N’EST PAS NÉE EN 2008, ELLE EST L’EXPRESSION DU PROCESSUS DE CONVERGENCE DES ÉCONOMIES

Le Neuromonde est en train d’émerger et le vent de la convergence souffle de plus en plus en tempête (1)

Depuis 2008, la crise est omniprésente et hante tous les discours, politiques comme économiques. La montée en puissance des déficits publics, la situation critique de la Grèce, les risques de propagation à l’Espagne et l’Italie, le yoyo de la bourse, les anathèmes contre les agences de notation viennent nourrir constamment toutes les craintes.
Or sans nier bien sûr la gravité de la situation actuelle, je pense que ce ne sont que des symptômes et des conséquences d’un processus à l’œuvre depuis longtemps. J’ai la conviction que la plupart des acteurs se comportent comme un navigateur qui ne se préoccuperait que de la forme de sa voile et la tenue de son gouvernail, en ne s’intéressant ni à la météo,  ni à la force et la direction du vent.
Oublions donc un instant les mouvements en cours, et cherchons d’où vient le vent…
Quel vent a provoqué la crise ?
Ce qui est à l’œuvre est la convergence progressive entre le niveau de vie des pays occidentaux, et celui des pays appelés initialement émergents, – aujourd’hui largement émergés  –, à savoir la Chine, l’Inde, le Brésil. Cette convergence est un des éléments de l’émergence de ce que j’appelle « le Neuromonde »(1).
En effet, la prospérité de nos pays avait, jusqu’à présent, largement dépendu de notre domination sur le reste du monde, domination tant politique qu’économique. Nous étions les « maîtres du monde», personne ne venait nous concurrencer, et la compétition réelle ne se passait qu’entre nous. 
Normal qu’en conséquence, nous en tirions bénéfice, et que notre niveau de vie moyen soit considérablement plus élevé : au début des années 70, un habitant de nos pays était en moyenne trente fois plus riche qu’un Chinois ou un Indien, et six fois plus qu’un Brésilien (voir le graphe ci-joint) (1).
À partir des années 70, le développement de la mondialisation des activités des entreprises a d'abord renforcé notre domination : entre 1970 et 1990, notre richesse relative versus la Chine et l’Inde a doublé. La croissance a été plus lente par rapport au Brésil.
À partir des années 90, le processus s'inverse : en 1990, la convergence s’amorce pour la Chine, puis en 1994 pour l’Inde, et beaucoup plus récemment en 2004 pour le Brésil. En 2010, nous n’étions « plus que » quatre fois plus riche qu’un Brésilien, neuf fois qu’un Chinois, et encore trente fois qu’un Indien(2).
Que s’était-il passé ? Sans entrer dans le détail, on peut résumer en disant que ces pays ont su jouer dans les règles du jeu que nous avions mis en place. En vrac : les pouvoirs politiques locaux ont appris à susciter et nourrir le développement ; les compétences locales individuelles se sont accrues ; des entreprises sont nées, d’abord sous-traitantes, puis progressivement autonomes ; un marché local s’est développé ; nos propres entreprises ont développé des stratégies faisant de leur terre d’origine, un pays parmi d’autres.
Quel a été l’effet de cette convergence sur nos économies ?
La convergence amorcée en 1990 ne s’est  pas traduite pour l’instant par une baisse de notre revenu par habitant : il a plus que doublé entre 1990 et 2008, passant en moyenne de 19000 $ à 40 000 $, puis est resté stable. A noter aussi un palier entre 1996 et 2002 (voir le graphe ci-joint).
Si l’on analyse chacun des cinq pays de l’ex G5(3), la réponse est plus nuancée :
  • On voit clairement apparaître la dépression japonaise amorcée en 1996 et se prolongeant jusqu’en 2003.
  • Les évolutions de L’Allemagne et la France sont parallèles, et les courbes se superposent à partir de 2002. On constate une baisse de 1996 à 2002, plus forte pour l’Allemagne, puis une croissance rapide et régulière jusqu’à 2008.
  •  Le Royaume-Uni et les États-Unis ont une croissance régulière et constante de 1990 à 2008. Mais alors que les États-Unis marquent alors un palier, le Royaume-Uni chute sensiblement entre 2008 et 2010.
Peut-on en déduire que cette convergence aurait donc été indolore pour nous, et que notre croissance était réelle ?
  • Oui pendant les années 90, car la taille des économies des pays en train d’émerger était alors suffisamment petite. Pour faire simple, ils n’étaient encore qu’émergents, et ne venaient pas significativement perturber notre système global.
  • Non à partir des années 2000, et nous nous avons largement vécu à crédit, crédit privé dans certains pays, public dans d’autres, voire les deux.
Et en 2008, la crise de l’endettement a explosé en partant des États-Unis.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’impact de cette convergence sur nos économies est croissant, et nous ne dominons plus le monde :
  • La taille des pays émergés est de plus en plus grande,
  • Le niveau d’éducation de leurs habitants et les performances individuelles de leurs entreprises se rapprochent des nôtres,
  • Ils s'affirment de plus en plus sur la scène internationale(4).
Ce vent, qui souffle de plus en plus en tempête, fait éclater les parties les plus fragiles de nos bateaux : il s’est d’abord attaqué aux Américains que l’on avait poussés à s’endetter, et aux établissements financiers qui vivaient de martingales ; puis ce fut le tour des Etats comme l'Islande ou la Grèce ; maintenant, c'est l'inachèvement de la construction de la zone euro, qui est mise en question.
S’il faut évidemment veiller à renforcer la solidité des coutures et lutter contre les fragilités, ce n’est pas suffisant, car la tempête est là pour de longues années : les écarts avec le Brésil, la Chine et surtout l’Inde sont encore très importants, et, si l’on prolonge les courbes, les niveaux ne devraient être voisins que dans environ vingt ans(5).
Aussi faut-il tuer trois idées reçues :
  • La crise a commencé en 2008 : non, car elle est l’expression de la convergence amorcée, il y a vingt ans.
  • La crise est derrière nous : non, car la convergence est seulement en cours, et elle va durer encore probablement une vingtaine d'années.
  • Le pire est passé : non, car, pour l’instant, nous avons pu protéger notre niveau de vie moyen, ce qui, vu notre niveau d'endettement, ne sera plus possible demain.
Alors que peut-on faire ? Rien ?

(à suivre)

(1) Dans mon livre Neuromanagement (éditions du Palio, 2008), j’avais écrit une « Digression dans un neuromonde » dont j’ai publiée l’essentiel dans les articles suivants : « Histoire de télescopage »,  « Tous connectés, tous dépendants », et « Les rois sont nus ». Voir aussi l’article que j’ai consacré à une conférence de Michel Serres en février 2011 : « Nous avons besoin de nouveaux Robins des bois », et ma vidéo « Nous sommes pris dans les mailles du Neuromonde »
(2) En prenant comme élément de mesure le revenu national brut par habitant (RNB par habitant, méthode Atlas (en $ US courants, Banque Mondiale)
(2) A noter que l’Inde se retrouve en 2010 dans la même position relative qu’en 1972.
(3) Allemagne, France, États-Unis, Japon, Royaume-Uni
(4) Témoin, la proposition récente de leur part de soutenir l'euro.
(5) Cette durée n’est évidemment pas à prendre comme une prévision, mais elle montre que la crise est d’abord largement devant nous.

16 sept. 2011

LES CHARMES DE L’INCERTITUDE ET DES ALÉAS DES VOYAGES…


Le passager clandestin est sous contrôle
Le passager clandestin que j’ai ramené involontairement de mon voyage au Cambodge et Thaïlande est maintenant sous contrôle : j’ai pu quitter l’hôpital, et découvre les joies des soins à domicile.
Du coup, l’hibernation de mon blog va se terminer, et les nouveaux articles reprendront à partir de lundi prochain.
Désolé pour cette interruption : les charmes de l’incertitude et des aléas des voyages…

13 sept. 2011

« A LA PLACE DE CES CERTITUDES, IL FAUT ACCEPTER D'INTÉGRER UNE PART DE FLOU DANS LES RAISONNEMENTS »

Vouloir résoudre un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré ne peut que mener à l'échec
Muriel Jasor publie dans les Echos de ce jour, un article, "En finir avec les idées reçues : On ne gère bien que dans l'incertitude", qui s'appuie largement sur mon approche. Le voilà in extenso :
"Le monde de l'entreprise aime s'entourer de prévisions et de certitudes. Mais comment diriger si les aléas économiques sont tels que les prévisions en viennent à faire défaut ? « L'incertitude règne depuis longtemps. La crise de 2008 est venue balayer les dernières illusions : chacun mesure aujourd'hui les limites de la prévision économique », répond le consultant Robert Branche, auteur du livre « Les Mers de l'incertitude » (Editions du Palio, 2010). « Quand une direction d'entreprise bâtit une stratégie sur la base de l'observation du passé et du présent, elle se trompe », poursuit-il. Albert Einstein ne voyait pas les choses autrement : « Vouloir résoudre un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré ne peut que mener à l'échec », estimait-il. Pour Robert Branche, l'incertitude serait une « source d'espoir, de différenciation et de création de valeur réelle. » Pour diriger, autant donc savoir lâcher prise et remettre en cause plusieurs credos dans lesquels sont engoncés managers et dirigeants : de la politique tous azimuts de réduction des coûts à l'organisation matricielle incontournable, en passant par l'affichage devenu quasi obligatoire d'une plus ou moins réelle responsabilité économique et sociale ou encore un trop-plein d'expertise.
Accepter une part de flou
A la place de ces certitudes, il faut accepter d'intégrer une part de flou dans les raisonnements. Cela s'avère nécessaire pour mieux s'adapter aux aléas, et même pour dégager une vision nouvelle : c'est ce qu'ont fait les dirigeants de Google (une autre façon de trouver l'information) ou d'Apple (une autre façon de rendre la musique accessible ou de concevoir un téléphone)... « Certitude, servitude », conclurait Jean Rostand. «  Steve Jobs a accepté d'avoir tort et d'être à contre-courant pendant longtemps », a d'ailleurs rappelé fin août Jean-Louis Gassée, ancien responsable R&D d'Apple. De fait, relève Robert Branche, les actuels soubresauts économiques sont bien davantage favorables aux artistes qu'aux mécaniciens, à l'intelligence qu'à la peur, au désir de création qu'à la reproduction."

8 sept. 2011

ÉMERGENCE : DE LA FOURMI À LA FOURMILIÈRE, DE L’ABEILLE À LA RUCHE

Réunion des 3 articles parus la semaine dernière sur les fourmis
Peut-on échanger avec une fourmi ?
A proprement parler, nous regardons de haut les fourmis. Il faut dire (ou écrire en l’occurrence) qu’elles sont si petites par rapport à nous. Même pas la taille d’un de nos doigts, le plus souvent plus petites qu’un de nos ongles. Donc de leur cerveau, inutile d’en attendre grand-chose, il est si petit que nous l’imaginons insignifiant. A peine la place pour un tout petit réseau neuronal.
Avec un chien ou un chat, on peut avoir un semblant de communication. Avec un cheval, un singe ou un dauphin, aussi. Mais avec une fourmi ? Impossible de la regarder les yeux dans les yeux ; inutile de lui lancer une balle, elle ne la ramènera pas ; même à votre retour de vacances après une longue absence, n’espérez pas être accueilli par des sauts de fourmis ou des cris de joie.
Par contre, laissez tomber un peu de nourriture par terre et vous allez les voir accourir. Ou plutôt, vous allez d’abord en voir une, puis dix, puis cent, puis vous ne pourrez plus les compter.
Car en fait, pourquoi parler d’une fourmi ?  Comment être sûr que c’est bien elle que l’on va retrouver plus tard ? Essayez donc de la marquer d’une façon ou d’une autre… Des chercheurs y sont arrivés, mais cela n’est pas à la portée d’un premier venu.
Avez-vous déjà vu une fourmi solitaire ? Pourrions-nous imaginer une fourmi Rousseauiste, rêveuse et adepte de promenades ? Certes dans Fourmiz, l’ouvrière Z-4195 tombe bien amoureuse de la belle princesse Bala et a des angoisses métaphysiques, mais elle a la voix de Woody Allen…

Non, les fourmis ne se pensent pas une par une, mais comme un groupe, un ensemble, une colonie. Et certaines fourmilières peuvent atteindre des tailles considérables : le record semble être détenu par la Formica yessensis, une espèce de fourmi des bois, qui a construit une colonie de 45 000 nids sur 1 250 hectares à Hokkaidō (Japon), abritant plus d’un million de reines et 306 millions d’ouvrières.
Oui, mais, en additionnant des êtres aussi petits et apparemment primaires que des fourmis, peut-on aboutir à un système global doué d’intelligence ?
La réponse est oui…
La fourmi est petite, mais la fourmilière est grande
...ou du moins détient-elle des propriétés étonnantes.
Jean-Claude Ameisen, dans « Sur les épaules de Darwin », a consacré en mai et juin dernier plusieurs émissions aux fourmis. Voici quelques exemples de ces étonnantes propriétés collectives :
  • Elles sont industrielles : des fourmis d’Amérique du Sud sont capables de construire des ponts vivants pour franchir un obstacle. D’autres, les fourmis de feu, toujours d’Amérique du Sud, peuvent, en cas d’inondation, fabriquer un radeau vivant étanche qui flottera ensuite pendant des mois : chaque fourmi isolée peut piéger une petite poche d’air, mais la collectivité peut en piéger une grande quantité qui permet aux couches du bas – celles qui se trouvent en dessous de la ligne de flottaison –, de respirer ; pour éviter l’épuisement, les ouvrières se relaient et se remplacent dans la position du bas. En voici une vidéo étonnante :


  • Elles ont, bien avant l’homme, il y a soixante à cinquante millions d’années, inventé l’agriculture : ce sont encore des fourmis d’Amérique du Sud qui en sont en à l’origine avec l’invention des jardins de champignons, ce quarante millions d’années avant les termites (ne concluez pas que les termites sont arriérées, sinon que penser de nous alors ?). Il y a douze millions d’années, sont apparues les fourmis coupeuses de feuilles fraiches, capables d’approvisionner plus efficacement des champignons comestibles. Voir le film sur les Atta, les Fourmis champignonnistes
  • Elles savent aussi faire de l’élevage : elles ne se nourrissent pas d’œufs – elles ne sont pas prédatrices –, mais de la rosée de miel que les nymphes produisent. En échange, elles les protègent contre les prédateurs, et aussi de cette rosée qui les englue, gène leur mobilité, et peut même les noyer. Cette rosée génère également la présence de champignons microscopiques qui peut les détruire, elles ou les feuilles sur lesquelles elles se trouvent.


L'agora est dans le ciel
Poursuite de cette promenade parmi les propriétés étonnantes des fourmilières, toujours largement inspiré par les émissions de Jean-Claude Ameisen. Après avoir été capable de construire un radeau insubmersible, avoir inventé l’agriculture et l’élevage, les voilà qui sont capables de :
  • Elles peuvent vivre en symbiose avec des arbres : comme pour les nymphes, elles échangent nourriture contre protection. Les arbres produisent un nectar, et les fourmis chassent les prédateurs. Elles répondent à une substance volatile, une odeur émise par la feuille, les plus jeunes l’émettant en permanence, les plus vieilles uniquement quand elles sont agressées.
  • Elles ont inventé la division du travail et la spécialisation : au sein des fourmis coupeuses de feuilles, on compte une vingtaine de tâches différentes en fonction de la taille de la fourmi (selon la taille, une fourmi est plus ou moins puissante, mais aussi peut plus ou moins accéder à de petites alvéoles) et de son âge (les plus âgées vont à l’extérieur, les autres sont centrées sur les tâches domestiques
  • Trouver le plus court chemin entre deux points : elles peuvent faire émerger de solutions optimales à partir de connaissances uniquement locales. Pour cela, elles explorent le territoire au hasard et laissent des phéromones qui recrutent des autres fourmis : plus le chemin est court, moins il y a d’évaporation et donc davantage de recrutements, et au bout d’un moment, tout le monde passe par le voie la plus rapide. Elles savent même gérer des réseaux dynamiques, complexes et changeants, car elles savent aussi mémoriser une direction. 
    Les abeilles de  leur côté ne sont pas en reste, car elles peuvent :
    • Optimiser la circulation : avec elles, jamais d’embouteillages. Et souvent des soldats immobiles sont sur les côtés pour protéger le flux.
    • S’adapter en fonction de leur environnement : l’expérience individuelle vient compléter, voire infléchir le conditionnement originel. Ainsi chez certaines familles de fourmis, si une exploratrice ne trouve jamais de nourriture, elle finit par se spécialiser dans des tâches internes à la fourmilière. A l’inverse, celles qui ont du succès, sortent de plus en plus. Bel exemple de plasticité cérébrale collective
    •  Faire part à leurs congénères de leurs découvertes : de retour à la ruche, en exécutant comme une danse, elles communiquent le résultat de leurs recherches. La qualité de la découverte est donnée par la vitesse du retour final et le nombre de circuits, la direction par l’angle de la montée par rapport à la verticale, la distance par la durée de la montée. Ensuite, à cette distance et dans cette direction, les abeilles n’ont plus qu’à chercher l’odeur dont l’abeille d’origine était imprégnée. Et comme elles sont sensibles à la polarisation de la lumière, aux rayons ultra-violets, elles trouvent leur chemin même si le soleil est caché. Pratique, non ? Et une vidéo pour vous montrer la danse de l'abeille :

    • Procéder par démocratie majoritaire : la colonie ne décidera la localisation de la nouvelle ruche qu’après un vote démocratique et collectif. Comment ? Facile… D’abord plusieurs centaines d’abeilles partent séparément à la recherche d’un nouveau site adéquat. Chacune procède à une évaluation attentive (volume de la cavité, isolement thermique, isolement par rapport à l’humidité et la pluie, taille de l’ouverture – ni trop grande, ni trop petite -), puis revient pour faire un compte-rendu dansé. Les éclaireuses qui n’ont rien trouvé, si elles sont séduites par la danse, vont à leur tour évaluer le site potentiel. Ainsi petit à petit, les destinations les plus intéressantes recrutent de plus en plus d’éclaireuses. Une option se dégage, et à un moment, il y a un consensus qui se fait et toute la colonie s’envole.