19 oct. 2011

RIEN NE SE PASSE JAMAIS COMME PRÉVU

Quelques histoires parmi d’autres…
Extrait de mon livre « Les mers de l’incertitude »
8 novembre 1902, à Paris.
Paul Delorme et Georges Claude, avec vingt-deux autres actionnaires créent, la Société Air Liquide pour l’Etude et l’Exploitation des Procédés Georges Claude. L’histoire d’Air Liquide commence.
Voilà ce que, quelques années plus tard, en dit Georges Claude : « La vérité, c’est que j’avais une idée, une idée pas fameuse, mais qui a eu quand même d’utiles conséquences, comme il arrive parfois aux plus mauvaises idées. Je voyais mon invention de l’acétylène dissous, à peine éclose, péricliter pour différentes raisons, dont l’une était le prix alors élevé du carbure de calcium. J’eus alors la pensée qu’on pourrait peut-être réduire ce prix en substituant à l’électricité, pour la production des hautes températures nécessaires à la fabrication de ce produit, la simple combustion du charbon par l’oxygène si l’oxygène lui-même pouvait être produit à bas prix.
Bien que cette conception soit restée stérile jusqu’ici et qu’on fabrique toujours le carbure par l’électricité, c’est donc cette conception tout de même – et on aura raison d’appeler cela de la chance – qui m’a amené à l’oxygène pour sauver l’acétylène dissous, avec cette chance supplémentaire et inouïe que c’est quand même cet oxygène qui l’a sauvé en lui donnant le débouché, que je ne pouvais prévoir, du soudage et du coupage. Et ainsi l’acétylène dissous est devenu le gros client de L’Air Liquide, dont il a, à son tour, assuré le succès.
Ce n’est pas tout : s’il est certain que c’est par l’acétylène que j’ai été amené à l’air liquide, il est non moins certain que l’air liquide à son tour m’a conduit à l’extraction des gaz rares, puis à l’extraction de l’hydrogène des gaz de fours à coke et à la synthèse de l’ammoniac par les hyperpressions. » 1
Été 1978, à Paris.
Le gouvernement français allait lancer une restructuration majeure de la sidérurgie. Pour asseoir ses décisions, il disposait de la prévision à cinq ans du marché acier : les experts tablaient sur vingt-et-un millions de tonnes. La CGT contesta cette restructuration en prévoyant, elle, un marché à trente millions de tonnes. Le journal Le Monde trancha, lui, au milieu.
En 1983, la demande annuelle ne fut que d’environ dix-sept millions de tonnes. Ainsi le plus proche – les prévisions officielles –, s’était trompé de 20 %. Une erreur de 20 % sur une donnée supposée prévisible et non sujette à des spéculations : la demande en acier n’est ni une donnée virtuelle, ni cotée dans une quelconque bourse, ni le fruit d’arbitrages faits dans des salles obscures. Elle est bien le résultat de la demande réelle d’un pays.
12 août 1981, aux États-Unis.
Le tout-puissant IBM annonçait fièrement au monde entier le lancement de son nouveau petit ordinateur, le PC. Personne n’a fait attention à la petite société qui fournissait le système d’exploitation, un obscur Microsoft. Tous les yeux étaient rivés avec admiration sur la seule nouvelle importante : IBM et son PC.
En 2005, IBM se retirait du marché des PC en vendant son activité à Lenovo. Quant à Microsoft…
7 septembre 1998, un garage à Menlo Park en Californie.
Larry Page et Sergey Brin, deux étudiants de Stanford, lançaient dans un garage de Menlo Park, Google Inc. Soutenus par Andy Bechtolsheim, un des fondateurs de Sun Microsystems, fort d’un pactole d’un million de dollars, ils allaient pouvoir donner une autre dimension à leur moteur de recherche inventé deux ans plus tôt.
Microsoft, de son côté, s’inquiétait de la montée en puissance potentielle du système d’exploitation Linux, ou du navigateur Mozilla, mais restait serein compte tenu de la puissance de l’assemblage Windows-Explorer- Office. Pas de raison de s’inquiéter. Tout allait bien. Pourquoi se serait-il senti menacé par le développement d’un moteur de recherche ?
23 octobre 2001, en Californie.
Apple lançait l’iPod. Le monde de la musique regardait sceptique ce drôle d’objet. Probablement un gadget. De leur côté, les spécialistes des téléphones mobiles ne se sentaient pas concernés.
Du 19 juillet 2007 au 7 septembre 2008, à New York et un peu partout ailleurs.2
Le 19 juillet 2007, Le Dow Jones franchit brièvement la barre des 14 000 points, car, pour certains analystes, la crise des crédits immobiliers ne présentait a priori pas de risque systémique. « Le risque a, de ce fait, été atomisé et disséminé et nous ne pensons pas qu’il puisse présenter un caractère systémique. », expliquait un spécialiste d’une grande banque française.
Un mois plus tard, Wall Street s’effondrait emmenant l’ensemble des bourses mondiales dans sa chute.
Malgré tout, bon nombre restaient optimistes :
-          En novembre, le président du Conseil d’analyse économique affirmait : « Mais il me semble que la croissance mondiale peut tenir le coup. (…) Je pense que la croissance mondiale peut résister entre 4 % et 5 % pour l’an prochain, grâce à la croissance des pays émergents et au rôle des banques centrales. L’autre scénario, qui n’est pas le mien, est celui d’une récession américaine. (…) L’effet de cette crise me paraît modéré en Europe. »
-          En décembre, selon les prévisions semestrielles de l’OCDE3, « la croissance du produit intérieur brut (PIB) de ses pays membres passera de 2 % au dernier trimestre 2007 à 1,9 % au premier trimestre 2008, avant d’amorcer une remontée pour atteindre 2,5 % au premier trimestre 2009. Ainsi la croissance des pays de l’Organisation ne devrait pas être trop touchée par la hausse des matières premières et la crise des « subprimes ». Le ralentissement de l’économie mondiale sera à son maximum au premier trimestre 2008. »
-          En janvier, un économiste de la Deutsche Bank se voulait rassurant : « Avec les interventions des banques centrales, mi-2008, la crise et les désordres du marché monétaires devraient finalement s’estomper. (…) Aux États-Unis, l’embellie arrivera certainement mi-2008. En Europe la reprise prendra sans doute quelques mois de plus. En tout cas, il n’aura pas de krach cette année ! »
Au cours du premier trimestre 2008, la crise s’aggravait, mais peu en percevaient la portée :
-          En avril, le FMI prévoyait que « l’économie américaine connaîtra une légère récession en 2008, en raison des effets de synergie entre les cycles de l’immobilier et des marchés financiers, avant de ne se redresser que progressivement en 2009 »,
-          En juin, le gouverneur de la Banque de France affirmait qu’ « il n’y a pas de deuxième vague : les pertes supplémentaires qu’annoncent les banques sont la conséquence mécanique de l’évolution des marchés. On est dans un cycle normal de provisionnement des risques, sans danger cette fois de contagion à d’autres secteurs du crédit bancaire. »
-          Le 7 septembre 2008, Freddie Mac et Fannie Mae furent mis sous tutelle gouvernementale.
-          Le 16 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers ébranlait le système financier mondial.
30 juin 2009, Wired Magazine
Eric Schmidt, PDG de Google, répond à une longue interview : « Google est peut-être au cœur de ce futur, mais il n’y a pas de grand plan. (…) Nous n’avons pas de plan à cinq ans, nous n’avons pas de plan à deux ans, nous n’avons pas de plan à un an. Nous avons une mission et une stratégie, et la mission est…, vous savez, d’organiser l’information du monde. Et la stratégie est de le faire à travers l’innovation. Cela ne nous ennuie pas si quelque chose ne marche pas. Parce que nous comprenons que quelque chose d’autre marchera. »4

Quelques histoires parmi d’autres qui illustrent que les succès, comme les échecs, n’arrivent jamais comme ils ont été prévus. Trop d’aléas, trop d’interactions entre les objectifs des entreprises, les actions des autres – concurrents comme fournisseurs ou clients –, trop d’incertitudes technologiques et réglementaires.
Impossible de savoir ce qui va se passer : à un horizon proche, il est seulement possible de probabiliser les évolutions à venir. Très vite, le flou se généralise et on ne peut plus rien probabiliser ; au mieux on peut dessiner des futurs possibles.
Mais si on y réfléchit bien, est-ce une si mauvaise nouvelle que de voir l’incertitude se propager de plus en plus ? Imaginons à l’inverse que nous allions vers un monde de plus en plus certain. Quelle y serait la place laissée à l’intelligence, au professionnalisme et à la créativité ? Comment une entreprise pourrait-elle s’y différencier des autres, puisque tout le monde pourrait tout prévoir ? Imaginez une partie de cartes où les cartes de chacun seraient posées sur la table et visibles de tous. Comment jouer et quel en serait l’intérêt ?
Voilà donc les dirigeants face cette question-clé : comment, en tenant compte de cette impossibilité de prévoir le futur, prendre aujourd’hui des décisions qui engagent l’entreprise au-delà cet horizon du flou ?
(1) Présent dans 75 pays, avec 43 000 collaborateurs et un chiffre d’affaires 2008 de 13 milliards d’euros, Air Liquide est le leader mondial des gaz pour l’industrie, la santé et l’environnement. Ce texte est tiré du document émis par l’entreprise pour son centenaire.
(2) Toutes les citations proviennent d’articles parus dans le journal Le Monde entre le 19 juillet 2007 et le 7 septembre 2008
(3) Organisation de coopération et de développement économiques
(4) Voir article dans Wired : “Inside Google: Eric Schmidt, the man with all the answers


 

18 oct. 2011

LA PERFORMANCE EST DANS LE PARTAGE ET NON PLUS DANS LA COMPÉTITION

Sortons enfin de la jungle
Un des mots clés du management est le mot « performance », et toujours implicitement par rapport à quelqu’un d’autre ou quelque chose d’autre : il faut être plus performant que son concurrent – faute de quoi, il va vous battre, et  vous allez disparaître, absorbé ou tué  –,  que son collègue – faute de quoi, il va vous dépasser et ne plus être votre collègue, mais votre supérieur –, et même que soi-même – faute de quoi, vous serez d’abord perçu comme stagnant, puis rapidement déclinant, et donc voué à une retraite anticipée.
Cette vision de la performance se couple avec celle de la croissance, et est une forme moderne de la cupidité, une réincarnation de la loi du plus fort régnant dans la brousse : mangé ou être mangé, grossir ou mourir, conquérir ou être asservi.
Or, dans le monde qui est devenu le nôtre, ce Neuromonde comme je l’appelle, nous sommes trop connectés les uns avec les autres(1) pour continuer avec une telle vision de la performance : on ne peut plus être durablement plus performant que les autres, on ne peut être performant qu’ensemble.
En effet, nous sommes multiplement codépendants : les entreprises se mêlent et s’entremêlent, les productions sont multilocalisées, les économies sont interdépendantes, les flux financiers n’ont pas de frontières, les hommes voyagent et s’hybrident, les cultures s’interpénètrent…
Et comme dans nos pays occidentaux, la crise est là, et que nous avons devant nous des années de décroissance de notre revenu(2), c'est une raison de plus pour comprendre que la vraie performance n’est pas dans la comparaison, mais dans le partage :
  • Il est juste que le niveau de vie des autres pays rattrape le nôtre, et que nous partagions avec eux les ressources de la planète,
  • Il est juste que, dans chaque pays, les richesses soient partagées pour protéger les plus faibles, et les victimes de la mondialisation,
  • Il est temps de repenser le management dans les entreprises sur le partage, et non plus la compétition.

Est-ce utopique ? Peut-être, mais avez-vous une meilleure suggestion à proposer ?

17 oct. 2011

LA DÉCROISSANCE SANCTIONNERA LES MAUVAIS DIRIGEANTS

Impossible d’avoir alors le beurre et l’argent du beurre
Nous avons tous, le culte de la croissance et du développement. Aucun discours, qu’il soit tenu par un dirigeant d’entreprise ou un responsable politique, ne fait défaut à ce culte collectif.
Il est vrai qu’avec la croissance, tout est plus facile : elle donne des marges de manœuvre, lisse les erreurs – les siennes comme celle des autres –, autorise des augmentations, facilite la mobilisation de tous…
A l’inverse, diriger dans la décroissance est beaucoup plus difficile :
  • Si l’on coupe tout uniformément, on cesse d’investir, on ne prépare plus l’avenir, et on amplifie ainsi la décroissance future. Aussi faut-il couper davantage dans tout ce qui n’est pas indispensable pour se donner des marges de manœuvre, et préserver le reste. Mais comment savoir ce qui n’est pas indispensable ? Comment le faire partager ? Possible, mais difficile.
  • Si l’on n’est pas capable de faire face à la situation présente, inutile de croire aux miracles, il n’y en aura pas : le futur sera pire que le présent. Aussi, faute de devenir fatale, la moindre erreur de pilotage doit être redressée. Précision, rapidité de jugement, capacité à modifier une trajectoire immédiatement sont clés.
  • Si l’on n’y prête pas garde, les égoïsmes individuels vont faire la loi, et la rudesse de la conjoncture viendra constamment doucher les enthousiasmes. Il faut donc arriver à inventer un projet commun qui ne repose pas sur un « toujours plus » qui ne sera pas au rendez-vous. Imagination, capacité à élaborer une vision, culture collective de dépassement devront être au rendez-vous
Pourquoi ces quelques lignes sur ce thème difficile ? Simplement parce qu’en ligne avec mes articles précédents(1), j’ai bien peur que, dans les années à venir, nous ayons à faire face, entreprises comme pays, à des situations de ce type.

14 oct. 2011

AVANCER MALGRÉ TOUT

Au-delà de la compréhension
Deux extraits de film pour ce vendredi.
Incendies, tout d'abord. J'ai déjà écrit un article sur ce film, pour moi un des meilleurs de l'année 2011 et insuffisamment  connu. Pourquoi revenir sur lui aujourd'hui ? Parce qu'une fois le film terminé, je ne peux pas ne pas me poser la question suivante : et ensuite ? Comment les deux jumeaux, Jeanne et Simon, vont-ils poursuivre leur vie ? Comment peut-on continuer à avancer, une fois qu'une telle vérité a éclaté ?
Mulholland drive ensuite. J'ai déjà aussi évoqué ce film, notamment dans "La compréhension passe souvent par l'abandon de la pensée logique et rationalisante". Dans tous les films de David Lynch, si l'on veut tout comprendre, on se heurte à des murs d'incohérence, à des labyrinthes sans sortie. Plus l'on veut approfondir, moins on comprend. Pas d'autres voies pertinentes, que l'acceptation du film tel qu'il est. Pas d'autres voies pertinentes, que l'acceptation de la vie telle qu'elle est.
Vivre avec son passé quel qu'il soit, avancer parfois sans comprendre. Pouvons-nous "faire avec" ? Nous n'avons pas d'autres choix...



13 oct. 2011

SAVOIR À L’AVANCE, C’EST S’INTERDIRE D’IMAGINER

Je vois les arbres construire les temples

J’aime voyager et découvrir, sans connaître le pourquoi des choses. Ceci permet de laisser libre cours à mon imagination, et de me créer mes propres histoires.
Car, enfin, pourquoi y aurait-il un passé unique et vrai, portant à lui seul l’explication des choses ? Pourquoi se limiter à une version officielle, pourquoi ne pas multiplier les origines ? De la même façon qu’il y a dans le présent, des futurs sous-jacents et potentiellement possibles, il y a aussi des passés à inventer.
Ainsi quand je regarde ces sculptures faites dans le lit d’un torrent à Kbal Spean, pourquoi ne pas voir les plots comme un tapis antidérapant fait pour éviter de glisser dans l’eau ? Pourquoi ne pas se dire que le crocodile qui semble sculpté, est en fait un vrai crocodile, calcifié à force d’avoir trop attendu, immobile ?
Et lorsque dans des temples comme ceux de Ta Prohm ou de Beng Meala, je vois des arbres s’hybridant avec les murs, pourquoi penser forcément qu’ils sont responsables de la désagrégation des temples ?
Si je ne sais pas que des temples ont existé dans le passé, cet arbre devient non plus le destructeur, mais le constructeur : il est en train, patiemment et lentement, d’extraire les pierres du sol, et de les hisser pour ériger le mur.
Alors tout s’anime et prend vit, osmose fantastique entre le végétal et le minéral, entre la forme et l’informe, entre le présent et le futur. La pierre est vivante et palpite lentement, l’arbre se fige, ancré par les charges qu’il arrache à la terre.
Et dire que certains ne comprennent pas pourquoi je ne veux pas de guides…

12 oct. 2011

LADY GAGA S’INVITE À ANGKOR

Télescopages marketing…

Joies et plaisirs du télescopage marketing : face à Angkor wat, le plus célèbre des temples d’Angkor, le, je suis assis à la table « Lady Gaga ».
Étonnant rapprochement entre deux mondes qui ne semblent pas faits l’un pour l’autre.
Personne d’ailleurs ne semble prêter attention à cette incongruité. Les touristes passent devant, apparemment indifférents. 
Pourquoi alors une telle dénomination ?
Pour le plaisir des khmers ? 
Pour une sorte de pied de nez fait à la sobriété du site ? 
Pour rien, juste comme cela ? 
Pour me permettre de m’en étonner ?
....
Allez savoir…

Et comme en plus, la bière que je déguste à l’abri de l’ombre des arbres, s’appelle Angkor, le télescopage prend une dimension supplémentaire.
Logique du marketing qui fait du nom Angkor une marque, et de Lady Gaga une icône.
A quand en France, un vin blanc Chambord ou un champagne Versailles ? Mais il est vrai que nous avons déjà les galettes Mont Saint Michel… 

11 oct. 2011

“DES DROITS DE PROPRIÉTÉ AUX DROITS D’ACCÈS”

En route vers un monde d’échanges et de relations, et non plus de conflits ?
Patchwork tiré du livre de Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise
La vie tue la vie
« La quantité d’énergie disponible nécessaire pour maintenir en vie chaque espèce plus complexe est ahurissante. Miller fait le calcul : Il faut 300 truites pour nourrir un homme pendant un an. Ces truites doivent consommer 90 000 grenouilles, qui doivent manger 27 millions de criquets, auxquels il faut 1000 tonnes d’herbes. Donc, plus une forme de vie se situe vers le haut de l’échelle de l’évolution, plus elle crée de désordre (de dissipation d’énergie) dans l’environnement global pour se maintenir dans un état ordonné (en déséquilibre). »
Écriture et introspection
« Dans les cultures orales, communautaires, tout le monde est toujours ensemble. (…) L’écriture introduit l’idée de vie privée. Quand on compose une phrase, on est seul avec ses pensées. »
« L’acte même de lire est une expérience privée. On se retire de la conversation communautaire et on lit la pensée d’ d’un autre à distance. »
« L’écriture rend possibles les grandes traditions religieuses introspectives comme le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Toutes ont des textes sacrés. »
«  Moïse l’a emporté. Son peuple serait pour toujours le peuple du Livre. Le nouveau Dieu universel communiquait par écrit à travers ses scribes sur terre, les prêtres et les prophètes. (…) Les Hébreux, qui étaient à l’origine un peuple nomade d’éleveurs, emmenaient leur dieu avec eux. Ce n’était pas un dieu local mais universel. »
La découverte de la conscience de soi et du moi séparé
« La vie privée, concept qui n’avait guère de sens ontologique au Moyen Âge, est devenue un objet de désir au XVIe siècle, avant d’apparaître à la bourgeoisie urbaine du XVIIIe siècle comme un droit naturel. »
« La mode des séries de chaises identiques a commencé en France à l’apogée de la Renaissance : elle reflétait la nouvelle dignité de l’individu. L’idée de la chaise était vraiment révolutionnaire. (…) Avec l’introduction massive de la chaise en Europe, l’individu autonome moderne faisait son entrée. »
L’émergence des États-nations
« Selon la conception courante, l’État-nation est une création organique enracinée dans une culture, une langue et des coutumes communes, qui a évolué au fil du temps pour devenir un État moderne. Il y a certes une parcelle de vérité dans cette idée, mais l’État-nation est plutôt, en réalité, une « communauté imaginée » - un concept artificiel, en grande partie créé par des élites politiques et économiques pour établir de vastes marchés nationaux et s’assurer des colonies outremer. »
« Tous les États-nations de l’ère moderne ont créé un mythe des origines avec ses héros, ses grands moments d’épreuves et de tribulations passés, souvent commémorés à travers des rituels élaborés. »
« On croit souvent que la communauté de la langue était un prérequis indispensable pour pouvoir rassembler des populations sous l’égide d’un État-nation. Mais ce n’est pas ce qui s’est généralement passé. Prenons la France en 1789, à la veille de la Révolution française : moins de 50% de ses habitants parlaient le français, et seuls 12 à 13% le parlait correctement. »
Vers un monde 2.0 où ressources et pouvoirs seront distribués ?
« Le modèle distribué part du postulat diamétralement opposé sur la nature humaine : quand on lui en donne l’occasion, l’être humain est naturellement disposé à collaborer avec les autres, souvent gratuitement, par pure joie de contribuer à l’intérêt. (…) L’activité économique n’est plus une lutte antagonique entre deux camps retranchés, les vendeurs et les acheteurs ; c’est une entreprise de coopération entre des acteurs qui pensent de la même façon. À la logique économique classique, où le gain de l’un est la perte de l’autre, se substitue une tout autre vision des choses : en améliorant le bien-être des autres, on accroît le sien. Le jeu gagnant-perdant cède la place au scénario gagnant-gagnant. »
« Des droits de propriété aux droits d’accès : L’économie de marché est beaucoup trop lente pour profiter pleinement de la vitesse et du potentiel productif rendus possibles parles révolutions du logiciel et des communications. (…) Dans les réseaux purs, la propriété existe encore, mais elle reste entre les mains du producteur, et l’usager y a accès dans certains segments temporels. (…) De la vente d’un produit physique à un acheteur, elle est passée à l’octroi à un usager d’un accès à un service pour un certain temps. »
« La capacité de rassembler le savoir de millions (si ce n’est des milliards) d’utilisateurs sur un mode auto-organisationnel est en train de faire du web 2.0 un cerveau à l’échelle de la planète, ou quelque chose d’approchant. (…) Des connexions centralisées, verticales et d’un seul vers tous, on est passé aux connexions en source ouverte, horizontales et de tous vers tous, ce qui a permis aux membres de la nouvelle génération d’être les acteurs de leurs scénarios personnels et de partager une scène planétaire avec deux milliards d’autres comédiens comme eux : tous jouent pour et avec les autres. »

10 oct. 2011

MOINS ON CHANGE, MIEUX ON SE PORTE

Savoir résister à la dernière mode pour approfondir réellement sa performance
Depuis longtemps, la mode est au changement : une entreprise performante serait une entreprise réactive, capable de se reconfigurer souvent et rapidement. Cela est devenu un des discours récurrents des livres de management et des cabinets de conseil. À tel point que bien peu s’interrogent sur la pertinence de l’idée : puisque tout le monde, et y compris les experts les plus réputés, l’affirme, à quoi bon ?
Or, je crois que c’est une des idées reçues, tirées du passé, qui est très dangereuse dans ses conséquences, surtout face au développement de l’incertitude.
Quelques mots d’abord sur l’origine du concept, et de ses justifications initiales. Le développement des grandes entreprises les avaient historiquement conduites à développer des organisations et des systèmes rigides. L’image classique était celle du super tanker, ces pétroliers géants qui sont si longs et si difficiles à manœuvrer qu’il leur faut plusieurs heures, voire plus d’une journée pour infléchir significativement leur cap, et pouvoir éviter un obstacle. Il s’agissait donc de rendre les entreprises maniables, et capables de changer rapidement de cap.
Ensuite, les théories du changement ont été construites à un moment où l’on croyait l’avenir prévisible, ou à tout le moins probabilisable, c’est-à-dire que l’on pouvait bâtir des scénarios modélisant les évolutions futures. Une fois ce futur modélisé, l’entreprise choisissait une stratégie, qu’il allait falloir mettre en œuvre. C’est à ce moment-là que se posait la question de l’implémentation, et donc du changement : comment passer de la situation A à la situation B ? Quels changements dans les organisations, les profils des hommes, les systèmes… ?
Puis est arrivé la perte des repères avec la succession des ruptures et des évolutions. Alors plutôt que de remettre en cause les approches stratégiques et la façon de se fixer un cap, on a développé une théorie de la réactivité à tout crin. À l’extrême limite, j’ai l’impression que les gurus de la réactivité rêvent d’une entreprise capable de se reconfigurer dynamiquement en fonction des évènements. Un peu comme s’ils prenaient comme modèle, les traders qui actualisent constamment la position des comptes dont ils ont la charge.
Or trop de réactivité est dangereux pour trois raisons essentielles :
  • La pénibilité du changement, et l’importance des dégâts collatéraux : la très grande majorité des hommes a besoin de repères fixes, et apprécie la stabilité. Le rythme naturel des évolutions voulues à titre privé se fait sur des cycles longs, largement supérieur à la dizaine d’années. Bouleverser souvent une organisation vient heurter ceci. Par exemple, elle détruit constamment les réseaux informels relationnels qui sont essentiels à la performance d’une organisation. Autre point noir : tout changement, même s’il est accepté et conçu comme légitime, nécessite un temps d’appropriation, temps pendant lequel rien ne fonctionne de façon optimale. On parle communément de « trouver ses marques », et donc changer souvent, c’est dégrader souvent la performance. Certains vont m’opposer que la gestion du changement, c’est précisément lutter contre cette dégradation de performance, c’est apprendre à changer. On peut certes rendre plus flexible les systèmes de production et d’information, je ne crois pas que l’on puisse rendre plus flexible les hommes : trop de flexibilité à répétition demandée aux hommes aboutit surtout à plus de ruptures, collectives comme individuelles.
  • Le temps nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie : il ne suffit pas de dire pour être compris, de mettre en place des formations pour que les équipes soient formées, ou de dessiner de nouveaux organigrammes pour que les organisations se transforment. Dans une grande entreprise déployée sur de multiples géographies et métiers, la mise en œuvre d’un changement réel devra se diffuser dans un réseau complexe et capillaire. Mon expérience m’a montré qu’un changement réel allait nécessiter trois à cinq ans, avant que l’entreprise soit réellement et profondément transformée, c’est-à-dire que ses clients et fournisseurs s’en rendent compte. Aussi si l’on change souvent, on croît changer, mais on ne change jamais. Pour me faire comprendre, j’aime à utiliser le métaphore de l’équipe de direction qui court sans cesse, croyant que le reste de l’entreprise suit, alors que, sans s’en rendre compte, elle tourne en rond sur un stade, le reste de l’entreprise restant immobile et les regardant repasser régulièrement au même endroit (voir « On confond agitation et performance » et « Courir en rond sur un stade ne fait pas vraiment avancer un sujet ! »)
  • L’importance de points fixes pour construire la performance : La mondialisation des activités et la vitesse de propagation des innovations locales viennent contredire sans cesse les plans faits la veille. Toute entreprise est aujourd’hui sujette à des tentations incessantes de diversification, voire de remise en cause profonde de son métier. Symétriquement, elle peut se sentir constamment menacée par des idées nouvelles ou des concurrents inconnus la veille. Aussi si l’on se focalise sur ce qui bouge et qui est nouveau autour de soi, on est vite emporté par ce tourbillon. La performance comme je l’ai longuement développé dans les Mers de l’incertitude, est au contraire dans la recherche de points fixes, de « mers qui attirent durablement le cours des fleuves » (voir notamment « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude ») C’est aussi ce que j’évoquais récemment dans « Dans l’effervescence des télécommunications, on réussit en ne se laissant pas distraire »
Je crois donc personnellement qu’il est urgent d’affirmer au contraire que :  
  • La performance est dans la constance et la permanence, qui, seules, peuvent permettre de construire mondialement un avantage concurrentiel durable et réel,
  • Le changement est un mal parfois nécessaire, mais à petite dose,
  • La réactivité conduit au zapping et à la destruction de valeur.
Par contre, l’ouverture sur le monde et la remise en cause dans la façon de faire son métier sont essentielles, mais c’est une toute autre histoire, histoire sur laquelle je reviendrai…


 

7 oct. 2011

« AYEZ LE COURAGE DE SUIVRE VOTRE CŒUR ET VOTRE INTUITION »

Le 6 septembre de l'année dernière, j'ai publié un article sur l'intervention faite par Steve Jobs à Stanford, le 12 juin 2005. Elle illustre bien la qualité non seulement professionnelle, mais humaine de Steve Jobs. Le voici à nouveau...

Quand Steve Jobs parle de son adoption, de son échec à 30 ans et de la mort…

Quel meilleur démarrage pour mon blog que ce billet consacré à l'intervention, faite le 12 juin 2005, lors de la remise des diplômes de l'Université de Stanford (voir la vidéo ci-dessous). En quinze minutes, il explique comment trois épisodes clés de sa vie ont construit l'homme qu'il est. Ces moments sont éminemment personnels.
En voici le résumé :
 

- « Vous ne pouvez pas relier des événements à l'avance, vous ne le pouvez qu'en regardant en arrière »(1) : Dans la première, il raconte qu'il a été adopté, car sa mère biologique voulait qu'il puisse suivre des études universitaires, et qu'elle savait n'en avoir jamais les moyens. Des années plus tard, il fut effectivement admis à l'Université, mais ne put finalement faire face aux coûts de la scolarité que pendant six mois. Il a alors quitté le parcours officiel pour ne suivre que les cours qui lui plaisaient vraiment. C'est ainsi qu'il s'est intéressé à l'art de la calligraphie. Dix ans plus tard, c'est ce qui lui permit de donner naissance au design d'Apple et à sa typographie.
- « La seule façon de faire du bon travail est d'aimer de ce que l'on fait »(2) : Dans la deuxième, il explique comment il a été licencié de l'entreprise qu'il avait créée, Apple. A trente ans, il a dû se remettre en question et supporter la perte de ce qu'il avait construit. Après un moment de doute, il a compris que, même rejeté, il aimait toujours ce qu'il avait fait et qu'il devait recommencer de nouvelles aventures. Sont ainsi nés Pixar et Next. Pixar a révolutionné le monde des dessins animés, et Next a finalement été rachetée et sa technologie est au cœur aujourd'hui d'Apple.
-  « Si ce jour était le dernier jour de ma vie, est-ce que je voudrais faire ce que j'ai prévu de faire aujourd'hui ? »(3) : Dans la troisième, il dit que l'arrivée possible de la mort a toujours conduit ses choix. Face à la mort, on comprend que l'on n'a rien à perdre. Il y a un an, il a appris qu'il avait un cancer du pancréas et qu'il n'avait plus que quelques mois à vivre. Finalement il s'est avéré qu'il avait une des rares formes de ce cancer susceptible d'être traité, et le voilà donc aujourd'hui guéri.

Il termine en disant aux étudiants que, reprenant une devise qu'il avait toujours suivie, de « rester affamé et stupide »(4) !
Au-delà de la richesse et la profondeur des propos tenus, ce qui me frappe est leur sincérité et la capacité de Steve Jobs à parler vrai : il parle simplement de lui-même, montrant qu'il n'y a pas deux Steve Jobs, l'un qui dirige Apple, l'autre qui est un homme privé. Il est un et unique, et c'est sa force.



Imaginerait-on un dirigeant français être capable de tels accents de sincérité et de se mettre ainsi en jeu aussi personnellement ? Et un homme politique ?
(1) "You can't connect the dots looking forwards, you can only connect them looking backwards."
(2) "The only way to do great work is to love what you do"
(3) "If this day was the last day of my life, would I want to do what I am about to do today?"(4) "Stay hungry, stay foolish"





6 oct. 2011

VIRTUEL OU RÉEL ?


Emporter son monde avec soi
Je viens de laisser pour un moment les silhouettes chaotiques des temples d’Angkor, et marche dans les rues de Siem Reap. Banalité du centre de la ville, un de ces carrefours mondiaux du tourisme : les mêmes bars, les mêmes restaurants, les mêmes boutiques… ou presque. Perte de repère et d’identité.Je viens de laisser pour un moment les silhouettes chaotiques des temples d’Angkor, et marche dans les rues de Siem Reap. Banalité du centre de la ville, un de ces carrefours mondiaux du tourisme : les mêmes bars, les mêmes restaurants, les mêmes boutiques… ou presque. Perte de repère et d’identité.
Je regarde ces touristes, assis devant une bière et pianotant sur leurs iPod. Voyagent-ils encore ? Qu’est-ce qui est le plus réel : le temps qu’ils ont passé tout à l’heure au milieu de ces pierres ancestrales, ou ce monde qu’ils emportent avec eux dans leur écran de poche ? Sont-ils seulement partis ?
On dit qu’Internet est le virtuel, mais est-ce si vrai ? Quand je suis connecté avec mon pays, mes racines, mes proches, est-ce que cela ne rend pas virtuel au contraire l’endroit où physiquement je me trouve ?
Ils sautent d’avion en avion, s’arrêtent pour un jour ou deux, enchaînent les visites, relisent leur guide pour vérifier qu’ils n’ont rien manqué. Leur seul point fixe, c’est leur iPod qui les relie constamment à ce que finalement ils n’ont jamais quitté… ou si peu. Connectés en permanence, ils sont incapables de s’immerger. Ils reviendront avec des images, comme s’ils avaient vu un magnifique film vidéo en 3D…

5 oct. 2011

UN PUZZLE DE 300 000 PIÈCES

Faire et défaire…
Une des conséquences inattendues des ravages faits par les Khmers rouges, est d’avoir transformé le chantier de restauration du temple Baphuon(1) en un gigantesque puzzle : environ 300 000 pièces (2) jonchent le sol, posées les unes à côté des autres.
Que s’est-il passé ? Dans les années soixante, avec les meilleures intentions du monde, une équipe d’archéologues français décide pour consolider son assise, de démonter complètement le temple. Chaque pierre est consciencieusement numérotée, et un plan indique comment les remonter. Mais la guerre est venue interrompre le chantier, alors que tout était démonté, et les plans ont été détruits.
Résultat ce gigantesque puzzle…
Preuve de l’efficacité des hommes : malgré toute sa puissance, la jungle met des décennies avant de digérer un temple, et les arbres n’escaladent que lentement les murs. Les hommes sont beaucoup plus efficaces, et ont été capables, eux, de détruire ce temple en un rien de temps.
Depuis les années 90, nous le reconstruisons, lentement et péniblement…
(1) Le temple Baphuon fait partie des temples d’Angkor
(2) Bien qu’ayant été sur place, je ne les ai pas comptées, et ai fait confiance au guide Lonely Planet

4 oct. 2011

DANS L’EFFERVESCENCE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS, ON RÉUSSIT EN NE SE LAISSANT PAS DISTRAIRE

Moins on change, mieux on se porte
Depuis le début des années quatre-vingt dix, j’ai accompagné plusieurs opérateurs de télécommunications, ainsi que ponctuellement quelques autres acteurs intervenant dans le secteur des télécommunications.
Je me suis trouvé observateur privilégié de l’effervescence de ce secteur qui a été soumis à une triple instabilité :
-          Instabilité réglementaire : en 1990, les acteurs étaient en Europe, et dans la plupart des pays du monde, des entreprises publiques, voire des administrations, agissant uniquement dans leur champ géographique propre. Puis petit à petit, le jeu s’est ouvert, des organismes de régulation ont été mis en place, la concurrence s’est développée, et des acteurs internationaux sont apparus.
-          Instabilité technologique : aucun secteur, je crois, n’a été soumis à une telle succession de ruptures technologiques, amenant à chaque fois des remises en cause profonde : passage de l’analogique au numérique, émergence de la téléphonie mobile et du standard GSM, développement de l’internet, téléphonie sur internet, passage du GSM à l’UMTS, Wifi,…  Ces ruptures sont parfois venus sans être anticipées : par exemple, personne ne prévoyait fin des années 90 l’arrivée du Wifi.
-          Instabilité concurrentielle : ce double mouvement de dérégulation et de rupture technologique a été l’occasion d’une modification régulière au sein des acteurs en place. Les frontières sont mouvantes, et, sous la pression de la croissance d’internet, la limite entre informatique et télécommunications est devenue plus que poreuse. Le monde des équipementiers s’est modifié avec les déboires d’acteurs historiques comme Alcatel ou Nortel, et la succession des leaders dans la téléphonie mobile – Motorola, puis Nokia, et maintenant Apple, Samsung et HTC –. Internet a connu lui aussi des étoiles filantes comme Netscape ou AOL (1), et ses stars actuelles, Google et Facebook, n’existaient pas il y a douze ans pour l’une, et cinq ans pour l’autre.
Dans cette agitation permanente, comment les opérateurs de télécommunications ont-ils pu survivre, voire se développer ? Paradoxalement, en restant centré sur leur métier d’origine, à savoir :
  • opérer un réseau de télécommunications, c’est-à-dire des tuyaux, en garantissant la meilleure performance de la transmission, ainsi que sa fiabilité,
  • développer la relation client, commerciale et technique, au travers d’agences physiques et de services après-vente,
  • mettre en place des systèmes d’information permettant le suivi du trafic et la facturation des clients
Au fur et à mesure du développement des télécommunications, se maintenir à un niveau d’excellence dans ces trois composantes a supposé des efforts importants : les ruptures techniques et la complexité des données à transmettre, la croissance et l’évolution des exigences des clients croissantes, la sophistication des tarifications.
Chaque fois qu’un opérateur a tenté de se diversifier, il a détruit de la valeur. Les tentatives d’entrée, par exemple, dans le monde des contenus, ont été à chaque fois coûteuses.

Prochaine étape : le développement du paiement via le téléphone mobile. Je parie que,  là encore, ceux qui gagneront seront ceux qui « se contenteront » de fournir la meilleure solution technique (incluant la facturation), sans chercher à vouloir devenir une banque.
Ainsi donc, ceux qui ont le mieux réussi sont ceux qui ne se sont pas laissé distraire par l’effervescence ambiante, et sont restés focalisés sur la « mer » qu’il visait, c'est-à-dire qui ont le moins changé de stratégie, et qui se sont centrés sur l’excellence de sa mise en œuvre.
Belle illustration des propos de mon dernier livre.
Mais il est vrai que cette stabilité et cette cohérence gagnantes dans la durée, ne sont pas toujours ce qui est reconnu par la bourse…

(1) Netscape a été le premier leader de l’internet, avec l’invention du navigateur grand public, avant d’être balayé par Microsoft. AOL, grâce à son portail et sa base de clients,  a atteint une telle valorisation boursière qu’elle a pu absorber Time Warner, dans une fusion largement à son bénéfice.


 

3 oct. 2011

FAUT-IL QUE LES PME FINANCENT LES GRANDES ENTREPRISES ?

Les plans en faveur des PME/PMI se répètent à l’identique depuis trente ans, et rien ne change. Voulons-nous continuer ainsi ?
Les plans en faveur des PME/PMI sont un des marronniers de la politique française : chaque fois qu’un gouvernement est en mal d’idées, chaque fois qu’un parti politique élabore un programme, chaque fois qu’une commission économique quelconque se réunit, un nouveau plan nait. Un nouveau qui est toujours le même…
Il se trouve qu’à la sortie des mes études, en septembre 1979, alors que je commençais mon activité professionnelle, étant chargé de mission à la Délégation à la Petite et Moyenne Industrie, j’ai participé à l’élaboration de l’un d’eux (1). Je n’ai pas conservé une copie de nos travaux de l’époque (2), mais je me souviens très bien des têtes de chapitre.
De quoi y parlait-on ? De simplification administrative, de financement et de trésorerie, de l’accès aux marchés publics, d’encouragement à la création d’entreprises, d’aide à l’innovation, de soutien à l’exportation, de facilitation de la transmission et de la succession …
Nous avions aussi mis en avant notre déficit en entreprises de taille moyenne (3), ce singulièrement par rapport à l’Allemagne. Nous avions montré que c’était ce déficit qui expliquait largement la fragilité du commerce extérieur français.  C’était lui aussi qui limitait le renouvellement de nos grandes entreprises, et leur permettait de fonctionner un peu comme un club privé.
Nous avions pu relier ce déficit à l’importance du crédit interentreprises, c’est-à-dire au crédit correspondant aux délais de paiement : en France, la pratique était de payer à 90 jours, voire bien davantage, dès que le rapport de force était défavorable au vendeur. Or l’essentiel des clients des PME étant des entreprises de taille beaucoup plus grandes qu’elles, le rapport de force ne leur était pas favorable, et elle attendait longtemps avant d’être payé. Pour paraphraser un sketch de Fernand Renaud, célèbre dans les années soixante, et relatif au temps nécessaire au refroidissement du fût d’un canon, combien de temps attendaient-elles ? Un certain temps, le temps qu’il faudrait, le temps que la grande entreprise voudrait…
En Allemagne, ce même délai était d’une dizaine de jours. Du coup, l’importance des sommes correspondantes était considérable, puisque, si l’on prenait un délai moyen en France de 90 jours, cela représentait un écart moyen de 75 à 80 jours, soit donc plus de 20% de la valeur de la totalité des échanges interentreprises, soit beaucoup plus que mille milliards de francs.
Étant au bout de la chaîne, les PME supportait l’essentiel de ce crédit interentreprises, et finançait de fait tout le processus industriel et le système bancaire : en simplifiant et en caricaturant, les bénéfices qu’elles accumulaient, servaient en grande partie à abonder la trésorerie des grandes entreprises et de la distribution (4). Elles se trouvaient aussi dans la nécessité de se retourner vers les banques, en quémandant des financements pour couvrir les besoins de trésorerie générés par ces délais de paiement. Les banques avaient ainsi entre leurs mains la survie de la plupart des PME, et leur faisaient payer le prix cher, notamment au travers de la demande de caution personnelle. Résultat pour les PME : dégradation de la rentabilité, fragilisation, situation de dépendance et alourdissement de toutes les prises de décision.
Que se passait-il pour une PME qui était en situation de croître rapidement ? Tout d’abord, sa capacité d’investissement était diminuée par le coût du financement de son besoin en trésorerie, besoin qui suivait linéairement la croissance de son chiffre d’affaires. Si elle arrivait malgré tout à croître, à un moment, elle était le plus souvent étranglée, car elle ne pouvait plus trouver le financement correspondant : les banques, trouvant l’opération risquée, demandait de nouvelles garanties personnelles, qui rapidement excédaient le patrimoine du dirigeant. D’où blocage, et, selon nos estimations, source essentielle du déficit en entreprises de taille moyenne, et c’était la raison essentielle selon nos analyses de notre déficit en entreprises moyennes.
En Allemagne, rien de tel : le paiement quasi comptant était la règle. Donc, il n’y avait pas de goulot d’étranglement à la croissance, et une petite entreprise bien dirigée pouvait croître et financer son développement sans entraves.
Compte-tenu de l’importance du sujet, nous avions alors cherché à comprendre pourquoi de tels délais de paiement s’étaient développés en France, et pas en Allemagne. Nous avions montré qu’il y avait un lien direct avec une différence existant entre le droit commercial anglo-saxon et latin :
  • Dans le droit anglo-saxon, le transfert de propriété n’était pas effectué à la livraison, mais au paiement. Aussi, si une entreprise voulait transformer un bien en l’intégrant dans son processus de production, ou le revendre à un client, elle ne pouvait le faire qu'après elle l’avait effectivement payé. D’où le développement du paiement comptant, ou quasi comptant.
  • Dans le droit latin, le transfert étant effectué à la livraison, l’acheteur n’était pas contraint à le payer avant de le transformer ou le revendre. Le délai de paiement était alors issu du rapport de forces entre l’acheteur et le fournisseur. Aussi dès que l’acheteur était une grande entreprise, le rapport de forces lui étant favorable, le délai de paiement se rallongeait. D’où l’existence du crédit interentreprises en France.
En conséquence dans le plan en faveur des PME/PMI, nous avions mis l’accent sur ce thème.


Qu’est-ce que j’observe plus de trente ans plus tard ?
Tous les plans en faveur des PME/PMI qui se sont succédés – et il y en a eu autant que de gouvernements, si ce n’est plus –, contiennent la même litanie d’objectifs : innovation, création, simplification, financement… Les derniers ne font pas exception, qu’ils émanent du gouvernement, de l’ex-commission Attali ou de l’opposition.
Si j’étais cynique, je dirais que le bon côté est que cela facilite leurs rédactions, et devrait diminuer le besoin en experts pour le rédiger. Mais ce n’est pas le cas, et il est triste de voir que rien ne bouge…
Quant au crédit interentreprises, a-t-il été réduit ? Pas vraiment, voire pas du tout. On a d'abord modifié le droit français en y instituant la clause de réserve de propriété, et si elle est présente dans un contrat commercial, la transmission du bien n’a plus lieu à la livraison, mais à son paiement.
Pourquoi alors rien n’a-t-il changé ? Pour une raison simple : comme cette clause doit être négociée, elle n’est mise en œuvre que si le rapport de force est favorable au vendeur. Résultat, loin d’avoir favorisé les PME, elle s’est retournée contre elles : quand une PME achète des produits à une grande entreprise, celle-ci impose la clause de réserve de propriété, et la PME est condamnée à payer quasiment comptant. Allez imaginer la même chose pour un petit sous-traitant de Renault ou PSA, ou un fournisseur de Leclerc ou Carrefour. Pensez-vous vraiment qu’il va prendre le risque de perdre un contrat en exigeant la présence de la clause de réserve de propriété ?

Plus récemment ces délais ont été plafonnés par la loi à soixante jours, et on constate une amélioration. Il était temps, car comme le reconnait l’Observatoire des délais de paiement dans l’introduction de son rapport 2010 : « Simultanément, les efforts sur la réduction des délais fournisseurs ne sont plus majoritairement supportés par les PME, comme ce fut le cas entre 1999 et 2007, mais s’étendent désormais à la sphère des ETI et des grandes entreprises.» 
Il était temps, mais, notre handicap reste très important vis-à-vis de l’Allemagne, et comme le note ce même rapport : « le niveau moyen des retards de paiement ne semble quant à lui pas diminuer : pour Altares, en 2010 les entreprises en France « peinent à ne pas alourdir les reports de paiement ». »

Tant que l’on ne l’aura pas rendu systématique, tant que l’on en fera un point de négociation, rien ne changera : les PME financeront la grande industrie et la grande distribution, les banques tiendront entre leurs mains leur survie quotidienne, et nous n’aurons pas d’entreprises moyennes.
Aussi, plutôt que de procéder par incantations, plutôt que de jeter l’anathème sur les banques ou la grande industrie, pourquoi ne pas s’attaquer à la cause, et, à l’occasion de la crise actuelle et de l’élection qui arrive, ne pas modifier notre droit commercial, et faire de la clause de réserve de propriété la règle.
Est-il utopique de vouloir pour une fois s’intéresser à la source d’un problème, et non pas à des conséquences secondaires ou à des boucs émissaires ?

(1) J’ai même été rapporteur auprès de Michel Hervé et Daniel Houri pour leur Rapport sur le développement des PME-PMI en France (1983)
(2) L’informatique n’était pas encore née, et tout était tapé sur des machines à écrire.
(3) Entreprise de plusieurs centaines de personnes
(4) C’était ce crédit qui avait soutenu la croissance des grands groupes de distribution, car ils avaient fait financer leurs investissements par leurs fournisseurs : comme un hypermarché était payé comptant par ses clients et payait ses fournisseurs à 90 jours ou plus, il bénéficiait d’une trésorerie positive qui pouvait financer sa croissance, et/ou être placée. Ainsi la grande distribution largement financée par le crédit interentreprises, se trouvait-elle en positon de force, car elle était génératrice de trésorerie, et donc de placements à court terme.