15 avr. 2019

RENDEZ-VOUS AVEC LE CIEL

Pékin, cité impériale
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Je poursuis ma quête des traces impériales, direction le Temple du Ciel. Quelques kilomètres au milieu des flux impatients des voitures, des deux-roues et des piétons. Je n’aime ni les taxis, ni les transports en commun, et préfère toujours la marche, quelles qu’en soient les conditions.
Immobile, dressé sur la pierre située au centre de l’Autel du Ciel, je domine le jardin. Autour de moi, l’inévitable foule. Ailleurs dans le parc, elle se répartit, mais ici c’est un point de concentration. Il m’a fallu attendre avant de pouvoir monter sur la pierre, et l’intensité des regards qui m’entourent m’indique qu’il serait temps que je laisse la place. Je ne ressens rien. Aucun élan mystique. Juste une douleur dans les mollets. L’impatience de l’affluence interdit tout recueillement. Je regrette de ne pas être Empereur et de bénéficier seul du lieu.
Je descends, et m’engage dans une allée latérale. Aucun jeu entre des enfants, juste des verticalités familiales : un couple de grands parents, un couple de parents, un enfant. Reproduction en exemplaire unique, conséquence de l’interdiction des grossesses multiples. Au bout de quelques minutes, j’aperçois le Palais de l’Abstinence.
Je m’engage à l’intérieur. Des murs toujours impérialement rouges, un orifice parfaitement rond où le regard s’engage pour pénétrer dans le rectangle qui suit, jeu de perspectives de portes sans portes, des frontières qui dessinent sans clore. A l’autre extrémité, un long couloir étroit ouvert vers le ciel. Je m’imprègne du calme du lieu et goûte du peu de visiteurs. Enfin. Aucun endroit pour s’asseoir. Dommage.

12 avr. 2019

LES EMPEREURS ET L’HISTOIRE

Pékin, cité impériale
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Au bout de deux heures, l’Empereur et sa Cité me recrachent par la sortie Sud. D’un extrême à l’autre : des espaces cellulaires compartimentés à l’immensité d’un seul tenant de la place Tian’anmen. Un rectangle nu de quarante hectares. Sur la droite, l’immensité massive et ennuyeuse du Palais de l’Assemblée du Peuple. Ambiance mussolinienne. En beaucoup plus grand. Devant, un pantin mécanique, un jeune militaire raidi dans un garde-à-vous impeccable, sa tête en perpétuelle rotation, visage creusé, nuque rasée.
Je me retourne pour un dernier adieu à la Cité Interdite. Le portrait immense de Mao Tsé-toung qui surplombe la porte, narquoisement, me toise et me susurre à l’oreille : « Tu vois que l’Empire est en de bonnes mains. ». Encore un peu, et voilà que Xi Jinping prend le relais en complétant : « Et le passage de relais a eu lieu sans problèmes. »
La place résonne des empreintes des fastes impériaux, des célébrations révolutionnaires et des rodomontades du pouvoir actuel. Elle est aussi tachée des rivières de sang qui y ont coulé. Tout est aujourd’hui net, propre, reluisant. La lessive de l’histoire officielle a gommé ce qui n’aurait jamais dû advenir, et donc n’a jamais eu lieu. L’image du jeune étudiant dressé seul face aux chars est gravée en moi, et se superpose à ce que je regarde. Indifférente à cette tragédie disparue, la foule s’arrête pour se prendre en selfie avec Mao en arrière-plan.
Si j’avais la capacité de feuilleter des livres dans les librairies et les bibliothèques, ce serait le même constat : rien ne dépasse, aucun cheveu hirsute, aucune boucle superflue. Un oubli voulu et maîtrisé, un acte de reconstruction. Le passé n’a pas été perdu, il a été transformé, lissé par les bulldozers du pouvoir communiste. Réinterprétation politique.

10 avr. 2019

DANS LA CITE INTERDITE

Pékin, cité impériale
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Me voilà au cœur de l’Empire. Un cœur qui bat : la Cité Interdite est un organisme vivant constitué de dix mille cellules moins une. À une unité du nombre divin. L’Empereur a eu la sagesse de rester un pas en arrière de Dieu. Loin de tous les humains, ils devisent de concert. 
Chaque cellule est dessinée par des murs teints de rouge impérial. Entre elles, des portes délimitent sans clore, laissant libre de franchir ou s’abstenir. A chacun de faire son choix. Il n’y a ni garde, ni guide. 
Délicatement, je passe de l’une à l’autre, m’insinuant dans chaque recoin. Je me glisse de cour en cour. Emboîtée ou contiguë. Déambulation dans une apparente similitude : les différences sont subtiles et la rapidité interdite.
L’Empereur hante les lieux. Qu’il soit communiste ou non n’a aucune importance, il est ici le maître. Du plus profond des pierres, remonte le bruissement des frôlements des eunuques et des intrigues de la cour impériale. 
Au milieu de chaque escalier, son couloir réservé que personne n’oserait l’emprunter ; sur les côtés, des escaliers pour les porteurs de la chaise impériale, les membres de la cour, les simples employés, et la foule actuelle des badauds. Dans les peintures et les bas-reliefs, des dragons veillent, prêts à bondir sur tout visiteur irrespectueux.

8 avr. 2019

AUX PORTES DE LA CITE INTERDITE

Pékin, cité impériale
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La Cité interdite porte bien son nom : avant d’y pénétrer, il faut avoir été accepté. Aussi doit-on éviter la force et la brutalité. Privilégier les étapes. Ne pas risquer d’être vu comme un intrus. Un envahisseur. Savoir se faire adouber. Tendre la main progressivement non pas pour caresser – ce serait manquer de respect –, mais pour l’être. Peut-être. J’espère que oui. A cette fin, je décide d’aborder l’Empereur par le Nord, via les deux parcs où il aimait à se promener.
D’abord le parc Beihai. Cheminer lentement, sans bruit, au milieu du flux des touristes chinois, me rendre compte que je suis le seul occidental, me fondre dans la masse, me faire oublier, longer le lac, me dissimuler sous les longues chevelures de saules fraichement habillées de vert, saisir discrètement l’instant avec mon Pentax pour penser à faire plus tard pleurer des traits sur une aquarelle, ne pas franchir le pont et me contenter d’observer à distance la pagode blanche qui surplombe le parc. M’échapper par la porte latérale.
Le parc Jingshan. Voisin, juste une rue à traverser, rapidement, pour sortir de l’entre-deux et des voitures. Regarder la colline artificielle et penser à la fourmilière humaine qui, il y a plus de mille ans, l’a élaborée, commencer l’escalade, aimer le rose délicat des fleurs qui m’accompagnent, en découvrir d’autres inconnues, hésiter à les prendre ou non en photographie, finalement continuer l’avancée sans nouvel arrêt, glisser sur une marche et me rattraper de justesse, apercevoir le pavillon, franchir les derniers mètres. Une pagode solidement ancrée dans le sol de la colline, tressaillant de son envie de s’en échapper, ceinte d’une rambarde fine et d’une petite terrasse, et surplombant Pékin à trois-cent soixante degrés.
En bas, légèrement habillée de la brume de la pollution, la mosaïque de la Cité Interdite. L’infériorité géographique de sa position ne l’empêche pas de dominer le lieu. De me dominer. Tel un Bouddha agenouillé, elle habite tout l’espace. Son labyrinthe illisible ceinturé d’eau m’appelle. Je comprends que, oui, je suis accepté, et que d’urgence, je dois me présenter à elle. Redescendre vite. Le plus vite possible. Dévaler les escaliers. Pour gagner du temps, choisir d’entrer par l’arrière, par la porte Nord. Garder la place Tian’anmen pour plus tard.

30 déc. 2018

NOUS AVONS DONNÉ LES PLEINS POUVOIRS À UN APPRENTI PRÉSIDENT

Au sujet d'Emmanuel Macron, Emmanuel Todd parle d'un Président enfant qui recevrait avec les gilets jaunes une fessée politique. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Emmanuel Todd vient de faire d’Emmanuel Macron, un Président enfant, perçu « comme un gamin par les Français » et qui recevrait de la part des Gilets jaunes « une forme symbolique de fessée politique »[i].
Sans partager en totalité la caricature métaphorique ainsi faite, je crois qu’il a mis dans le mille en insistant sur l’immaturité politique de notre Président. Celle-ci est devenue évidente ces dernières semaines à l’occasion de la crise des Gilets Jaunes.
D’où vient-elle et comment avons-nous pu ainsi hériter d’un Président qui, tout en ayant les pleins pouvoirs accordés par la Cinquième République, semble apprendre à nos dépends ? Ou formulé autrement, comment avons-nous pu élire un "apprenti Président" ?
Pour cela, il faut remonter à fin 2015 au moment où Emmanuel Macron a pris la décision de lancer son propre mouvement politique, mouvement qui naîtra le 6 avril 2016 à Amiens, sa ville natale.
Pourquoi a-t-il décidé de se lancer ainsi ? Pouvait-il raisonnablement alors penser avoir la moindre chance d’être élu Président en 2017 ?
Franchement non : Juppé est alors le favori dans tous les sondages et tout le monde imagine que Hollande va se représenter. Aucun espace disponible pour lui.
Tout ceci, Emmanuel Macron le sait parfaitement. Alors pourquoi va-t-il se lancer dans l’aventure "En Marche".
Pour peser dans l’échiquier politique et dans l’élection présidentielle à venir. Pour exister vraiment à compter de 2017, et plus seulement comme un ministre technicien. Pour avoir une chance d’être Président en 2022.
Idéalement, pour cela, il faudrait être, en 2017, le faiseur de roi, celui qui ferait gagner le prochain Président en lui apportant le soutien qui lui manque : à Alain Juppé, un appui situé au centre gauche ; à François Hollande, un appui situé au centre droit. C’est la merveille de l’ambiguïté de son positionnement, car, selon comme on le regarde, il peut être vu à droite ou à gauche. C’est d’ailleurs ce qu’il va théoriser dans sa campagne.
Résumons-nous : fin 2016 quand il décide de se lancer, Emmanuel Macron ne s’imagine pas être le prochain Président, mais celui qui l’aura fait élire, et donc peut-être son Premier Ministre, et a minima à la tête d’une force politique nouvelle et qui compte. Il se lance non pas pour gagner en 2017, mais en 2022.
D’où En Marche.
Notons que ceci explique pourquoi François Hollande ne s’est pas mis en travers de ce lancement : pourquoi viendrait-il freiner ce qui pourrait lui être utile dans quelques mois ? Car lui aussi sait bien qu’Emmanuel Macron n’a aucune chance de gagner la prochaine élection. En ont-ils parlé ensemble ? J’aurai tendance à parier que oui. Vu les moyens dont dispose un Président, François Hollande a forcément été au courant de chacun des mouvements d’Emmanuel Macron et aurait été en capacité de tuer la naissance du mouvement. Or il ne l’a pas fait…
Donc le 6 avril 2016, naissance de En Marche.
Les mois passent et le lancement dépasse toutes les espérances. Talent de ceux qui en ont la charge : un communicateur de génie – Ismaël Emelien qui deviendra son conseiller spécial – et un grand organisateur – Julien Denormandie aujourd’hui ministre. Et aussi bien sûr d’Emmanuel Macron qui se révèle un orateur hors pair et qui prend goût aux bains de foule.
Effet aussi de résonance avec le ras le bol de la société dite civile. Tous ceux qui se sentent oubliés, qui ne se retrouvent pas dans les partis politiques en place, qui veulent autre chose. Les plus à gauche vont progressivement nourrir les Insoumis et permettre à Jean-Luc Mélenchon d’être dans le quarteron de tête. Les autres vont permettre à En Marche d’émerger. C’est ce même effet de résonance qui donnera les Gilets Jaunes deux ans plus tard…
Le 12 juillet 2016, c’est le meeting de la Mutualité avec 4000 personnes qui crient en chœur : « Macron Président ! ».
A ce moment, peut-il vraiment déjà y croire ? Je ne pense toujours pas. Je le crois trop lucide pour se laisser emporter par les cris d’une foule : il sait que les obstacles sont trop grands, car Alain Juppé va gagner la primaire des Républicains et François Hollande, même s’il ne s’est pas déclaré, va y aller.
Alors pourquoi fin août démissionne-t-il de son poste de Ministre de l’Économie ? Toujours pour la même raison : pour peser. Dans l’élection à venir, et donc le prochain quinquennat. Le succès du lancement de En Marche rend cette hypothèse certaine. Il est maintenant doté d’une force militante qui va se négocier très cher le moment venu. A-t-il une petite voix qui lui murmure à l’oreille : « Tu pourrais même la gagner cette élection. ». Peut-être. Mais c’est quand même un futur largement improbable. Aussi c’est à 2022 qu’il croît de plus en plus.
Donc le 30 août 2016, il démissionne, faisant ce que tout le monde analyse comme un acte de courage. Mais quand on réfléchit bien, compte-tenu de la puissance déjà atteinte par En Marche, ce n’est qu’un acte logique et réfléchi. Il n’a pas encore décidé s’il se présenterait ou non lors de la campagne présidentielle à venir. S’il le fait, ce sera pour faire un score significatif ; sinon mieux vaut, soutenir dès le premier tour le prochain gagnant. Pour l’instant, le pied sur l’accélérateur pour faire grandir le plus vite possible En Marche, réunir un maximum de soutiens financiers et se tenir prêt à agir à la fin de l’année.
Et là l’impossible advient par deux fois : Alain Juppé comme François Hollande se trouvent empêchés d’y aller. Alain Juppé parce qu’il est battu par François Fillon lors de primaires. François Hollande parce qu’il s’emmêle les pieds dans ses propres initiatives, et singulièrement ce livre "Un Président ne devrait jamais dire cela…" des journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme.
Du coup, l’espace se dégage considérablement pour Emmanuel Macron. François Fillon, candidat, un boulevard au centre s’ouvre. François Hollande empêché, plus de risque de se retrouver face à celui qui lui a mis le pied à l’étrier, situation toujours inconfortable. Aucune raison donc de ne pas se présenter comme candidat à l’élection présidentielle.
Croit-il alors à ses chances d’être élu ? Je ne pense toujours pas, car François Fillon semble imbattable en cette fin d’automne 2016. Mais oui, il est certain de peser. Et si tout se passe bien, il sera demain le chef de l’opposition, ou a minima à la tête d’un des premiers partis, voire le premier. Alors il faut y aller. Et à fond. Si jamais cela emportait tout, cela pourrait le conduire jusqu’à gagner. Peut-être y rêve-t-il de temps en temps. Qui sait ?
Le 16 novembre 2016, Emmanuel Macron annonce sa candidature à l’élection présidentielle. François Hollande n’a pas encore annoncé qu’il y renonçait, mais il a tous les éléments en main pour penser que ce sera le cas. Essentiel de se déclarer avant, et non pas après. Pari pascalien. Rien à perdre…
Et l’impossible, début 2017, continue d’arriver : le 25 janvier, le Canard Enchainé lance le Pénélopegate et François Fillon se noie dans ses affaires ; le 22 février, François Bayrou annonce qu’il soutient Emmanuel Macron. Tout a basculé. Alors Emmanuel ne court plus pour peser, mais pour gagner. Et il gagne.
C’est ainsi qu’un homme qui voulait gagner en 2022, s’est retrouvé, sans l’avoir réellement cherché – sauf dans les trois derniers mois – avoir gagné en 2017. Que depuis lors, nous avons à la tête de l’État, un Président qui ne s’était pas préparé à l’exercice de cette fonction, un Président sans expérience politique et sans réel programme.
Bref un apprenti. Certes génial et surdoué, mais encore en apprentissage. Ou pour reprendre l’image d’Emmanuel Todd, un Président enfant, au sens de "pas fini".
Espérons qu’il apprenne vite, et même très vite. Car comme nous n’avons pas de planète de rechange, nous n’avons pas non plus de Président de rechange. Et les urgences se multiplient…



(Article paru dans le Huffington Post)

21 nov. 2018

LES GILETS JAUNES, CE QUI ARRIVE QUAND ON GOUVERNE LES FRANÇAIS COMME S’ILS ÉTAIENT UNE STATISTIQUE

Ce que scrutent Emmanuel Macron et son équipe resserrée d'experts, ce sont le taux d’inflation, le taux de chômage, le pouvoir d’achat. Mais pas le réel.

Il a fallu un itinéraire mémoriel, une hausse de plus du carburant, et une épidémie de gilets jaunes pour que Emmanuel Macron redécouvre ce qu’il avait oublié : les citoyens n’aiment pas leur classe dirigeante.
Étonnante amnésie d’un Président pourtant élu grâce à ce désamour : il y a moins de deux ans, c’est bien lui qui avait promis le changement et l’avènement d’un démocratie citoyenne. Surgissant d’ailleurs, ailleurs du monde politique en place, il avait inventé un cocktail gagnant en s’appuyant sur des Français en marche, avec quelques pincées de chance – défaite de Juppé, empêchement de Hollande et démêlés judiciaires de Fillon.
Et voilà élu, un Président jeune, compétent, énergique. Un Président convaincu que la solution est dans plus d’expertise, plus de savoir-faire, plus de volonté et de travail. Un Président centralisateur, s’appuyant sur une garde rapprochée – quelques conseillers, quelques ministres clés – pour aller à l’essentiel, pour piloter, pour agir vite et bien.
Sans se rendre compte que la centralisation ne pourrait que conduire à renforcer la coupure entre les Français et la classe dirigeante. Le contraire de ce pour quoi il avait été élu, et – je lui en fais le crédit – de ce qu’il voulait.
Que s’est-il passé, pourquoi la coupure s’est-elle accrue ?
D’abord parce qu’un homme seul et une équipe resserrée ne peuvent connaître que des moyennes et sont incapables d’intégrer la diversité des situations, ce même s’ils ne dorment pas la nuit… ou si peu. Ce qu’ils scrutent, ce sont le taux d’inflation, le taux de chômage, le pouvoir d’achat, etc., mais pas le réel.
Car le taux d’inflation n’est qu’une moyenne, et n’est représentatif d’aucune situation individuelle : s’il est juste au niveau macroéconomique, il est faux localement et ne dit en rien comment se modifient les dépenses de chaque Français. Celles-ci dépendent du lieu de résidence et de la structure du panier d’achats, structure elle-même fonction des habitudes personnelles, du niveau de revenu et de l’importance du capital possédé. Ainsi si le taux d’inflation est pertinent pour piloter globalement l’économie, il est peu significatif pour chaque Français pris individuellement et largement déconnecté de ce qu’ils vivent au quotidien.
Idem pour le taux de chômage. À nouveau, c’est une moyenne utile pour prévoir l’évolution des grands équilibres financiers, mais sans pertinence pour apprécier la situation d’une famille et d’un bassin d’emploi précis. Tellement de différences entre l’Ile de France, les grandes métropoles, les villes moyennes, et les zones rurales. En quoi la reprise d’activités dans les grandes zones urbaines est-elle une bonne nouvelle pour ceux qui n’y vivent pas ?
Quant au pouvoir d’achat, là encore tellement de situations individuelles différentes : ici un emploi perdu, et là une promotion ; ici des revenus immobiliers, et là un loyer qui augmente ; ici un célibataire sans réelles contraintes, et là un couple qui vient d’avoir un troisième enfant quand l’ainé rentre au lycée ; etc.
En résumé, personne ne vit dans la moyenne, personne n’est un être mathématique né de calculs, personne n’est une fiction : aucun Français n’est ce que connaît et suit une équipe centralisée. (1)
Aussi la coupure est-elle logique et inévitable entre monde calculé et monde réel, entre dirigeants et dirigés : quand le Président et le gouvernement affirment que la situation moyenne s’améliore, bon nombre vivent le contraire. Incompréhension. Et si les inégalités se creusent, la majorité peut voir sa situation se dégrader, alors que la moyenne progresse. Effet gilet jaune garanti.
Autre coupure, celle qui existe entre ceux qui croient dans le changement en cours et anticipent un futur meilleur, et ceux qui n’y voient qu’une perte des acquis et sont convaincus que le pire est à venir.
Il y a tellement de ruptures en cours :
-        Technologique : Les organisations collectives comme les vies individuelles sont modifiées en profondeur. Retournez-vous en arrière pour voir combien tout a changé : essayez de repenser au temps avant le mobile ou internet. Et tout s’accélère, sans qu’il soit possible pour la plupart de savoir vers quoi ceci nous mène : intelligence artificielle, blockchain, imprimante 3D, homme augmenté, biologie, etc.  Facile alors de faire un raccourci en se disant : vers le pire.
-        Économique : La mondialisation nous fait perdre nos repères et masque les mécanismes à l’œuvre. L’entremêlement entre tous les acteurs crée une toile invisible pour la plupart d’entre nous.  Comment percevoir du fin fond d’un village, le fonctionnement réel de l’économie actuelle, et donc les conséquences de tel ou tel choix ? Impossible. Coupure entre ceux qui voyagent et peuvent se construire une image mentale de ce qui se passe, et les autres.
-        Écologique : Notre planète est menacée d’implosion à cause de la rapidité de la dégradation en cours. Dérèglement climatique, disparition d’espèces, appauvrissement des sols, contraction des ressources rares, etc. Difficile de prendre en compte les effets à long terme de nos décisions quotidiennes, difficile d’agréger individuel et collectif, difficile de changer nos comportements.
-        Géographique et religieuse : Les mouvements de population et les interventions internationales accompagnent ou précèdent les bouleversements économiques et écologiques. Il est alors tentant de voir dans celui qui est différent l’ennemi, le concurrent, celui qui est l’origine de nos problèmes. Tentant aussi de se réfugier dans un extrémisme religieux quand le discours politique est vide de sens et ne produit que des agrégats mathématiques qui ne nous disent rien. Surtout quand on a peur du futur…
Cette coupure est amplifiée par ce que nous appelions chez Bossard Consultants – un cabinet de conseil où j’ai sévi dans les années 90 – la « vallée du désespoir » : même si à terme un changement apportera du positif, il commence toujours par dérégler le présent, et donc à le dégrader. Réussir un changement suppose donc non seulement une adhésion aux raisons de la transformation, mais aussi l’explicitation de la dégradation initiale. Et de s’être assuré que cette dégradation sera supportable pour tous et d’avoir mis en place, le cas échéant, de façon préventive les accompagnements ad hoc.
Construire une vision partagée est un défi qui suppose non seulement un effort de réflexion et de pensée – produire une vision réaliste du monde vers lequel nous allons, répondre aux contraintes de notre planète et aller vers un progrès réel –, mais aussi une implication du plus grand nombre. Condition nécessaire pour redonner du sens. Pas un sens général, désincarné, théorique et autoproclamé, mais un sens qui parle à tout un chacun. Ceci est incompatible là aussi avec la centralisation.
Sinon ne restent que les peurs, les désillusions et la sensation que tout se dégrade. Sinon, tout se bloque. Syndrome bonnet rouge ou gilet jaune…
*
*    *
Si, donc, sortir de la rupture entre les citoyens et la classe dirigeante est possible et nécessaire, cela suppose un changement profond : moins de centralisation, moins d’approche seulement quantitative et théorique des problèmes ; plus d’implication, plus de partage, plus d’explicitation de ce qui se passe.
C’est difficile, mais “Nobody said it would be easy” et décidément “Being President is a dirty job but somebody gotta do it” !
(1) Ceci rejoint la distinction faite par Daniel Kahneman entre les « Humans » et les « Econs »



(Article paru dans le Huffington Post)

1 oct. 2018

HALTE AUX GASPIS : VIVE LA STRATÉGIE DURABLE

Pour ne plus jeter son argent, son temps… et ses salariés par la fenêtre
Et si on arrêtait de payer des études des centaines de milliers d’euros, quand ce ne sont pas des millions, pour qu’elles finissent dans des placards.
Oui, le monde est incertain et turbulent, mais ce n’est pas en le mettant en équation à coup de tableurs excel et de simulations multicritères que l’on pourra trouver la martingale magique. Et inutile de croire que l’on peut sous-traiter la pensée stratégique à des gurus externes : la pensée hors-sol ne produit de la valeur que dans l’imaginaire, mais pas dans la réalité.
Et si on arrêtait de réserver la pensée stratégique à l’équipe de direction en lui faisant passer des heures en séminaires pour concevoir des stratégies impossibles à mettre en œuvre ou caduques avant que l’on ait pu commencer à les mettre en œuvre.
Oui, elle doit participer à la construction de la stratégie, mais pas au cours de séminaires clos. La pensée stratégique suppose de trouver des points fixes qui pourront guider l’action immédiate. Ce n’est possible qu’au travers d’un processus structuré, et non pas dans des conclaves dont on doit sortir à tous prix avec la bonne réponse. Ne rêvons plus d’une fumée blanche annonçant : « Habemus strategia ! ». On parle d’open innovation, pourquoi pas une open stratégie ?
Et si on arrêtait de ne pas tirer les leçons de sa propre histoire, en s’étonnant ensuite qu’il soit impossible de faire ce qui avait été imaginé dans la théorie de bureaux perchés au sommet de tours confortables.
Oui, on ne doit pas être prisonnier de son histoire, et il faut partir du futur pour y trouver ces points fixes auxquels on pourra arrimer solidement sa stratégie. Mais s’ils ne peuvent pas être reliés à son passé et son présent, ce ne sont que des mirages, de dangereuses illusions. Se fixer pour horizon ce qui ne pourra jamais être atteint, revient à gaspiller ses ressources en temps, argent et ressources humaines.
Et si on arrêtait de faire de ceux qui composent l’entreprise des spectateurs désengagés et désimpliqués, en se privant de leurs savoir-faire et de leurs connaissances.
Oui, un processus stratégique ne peut pas être complètement ascendant et il est illusoire de croire que l’on peut concevoir une stratégie au travers d’une immense agora, genre « Nuit debout » en version entreprise. Mais faut-il pour cela passer en pertes et profits tous les savoir-faire, toutes les expériences, et s’interdire de tirer parti de l’énergie collective ? N’est-ce pas aussi augmenter les risques de voir la stratégie retenue rejetée par ceux qui auront à la faire vivre ?
En résumé, stop aux stratégies jetables et hors-sol, et passons à une stratégie durable, doublement enracinée, à la fois dans le futur et dans le présent :
- Une stratégie résiliente ancrée sur des points fixes pour ne pas être remise en cause chaque matin :
Elle aura ainsi le temps d’être mise en œuvre et de créer de la valeur. Car agir avec ambition prend des années : on ne devient pas un leader mondial rapidement et facilement. Par exemple, L’Oréal n’était au départ qu’une entreprise moyenne ; sans la stabilité de sa stratégie – devenir un leader dans l’univers de la Beauté dans les domaines du cheveu, de la peau et du parfum –, rien aurait été possible. Ce n’est pas en allant un jour à gauche et le lendemain à droite que l’on avance vraiment.
- Une stratégie conçue et pensée par l’équipe de direction, et non pas par des sous-traitants externes :
Des experts, fussent-ils les meilleurs, ne peuvent pas connaître intimement la réalité de l’entreprise, de son histoire, de ses contraintes, et ne seront pas les porteurs de sa mise en œuvre. L’apport externe doit se limiter à des supports méthodologiques – comment mieux travailler ensemble, comment séquencer le travail, comment ne pas manquer une étape, comment identifier des points fixes, … –, ou à des éclairages ponctuels sur une technologie nouvelle, un concurrent, ou une réglementation.
- Une stratégie enrichie et challengée dès sa conception par des membres de l’entreprise issus de tous les départements et pays :
Indispensable pour ne pas se priver des connaissances accumulées par tous, pour mesurer le plus tôt possible l’écart entre le présent et ce que l’on commence à imaginer, pour disposer demain de relais facilitant l’explication des choix faits et l’implication de tous dans la mise en œuvre. Contribuer, c’est faire soi un objectif : engager chaque ligne de management, c’est démultiplier la puissance d’action du terrain.
Pour sauver notre planète et mettre fin au gaspillage collectif de nos ressources limitées, nous sommes en train de prendre conscience qu’il nous faut quitter le culte du jetable pour passer à l’économie durable : mort à l’obsolescence programmée, vive les circuits courts et l’économie circulaire.
Pourquoi ne pas en faire de même pour les entreprises et arrêter le gâchis stratégique ?

Florence Cathala (Présidente d’Overthemoon) et Robert Branche