16 mars 2020

BON NOMBRE DE NOS ENTREPRISES ONT ÉTÉ RENDUES CASSANTES ET INCAPABLES À FAIRE FACE À L’IMPRÉVU

Trop de productivité a conduit à la disparition des réserves et à l’anorexie économique
Dans le tsunami économique déclenché par le coronavirus, les entreprises qui ont gardé de la souplesse et des réserves, seront mieux à même de résister. 
Celles qui ont fait de l’optimisation financière leur seul credo se sont rendues fragiles et "cassantes", incapables de faire face à l’inattendu, car tellement ajustées à leur vision du présent et du futur...
Ce que j’ai écrit dans mon livre "Les Radeaux de feu" à ce sujet est totalement d'actualité  :
« Faut-il encore que ceux qui sont sur le terrain aient les moyens d’agir et de faire face à ce qui n’a été ni prévu, ni planifié. Ceci suppose des réserves disponibles. Redonnons à nouveau la parole aux militaires. Selon le Général Vincent Desportes, sans réserves, toute bataille est perdue : « Quand un chef n’a plus de réserves, il a perdu la bataille (…) Pour affaiblir l’adversaire, le plus efficace est d’attaquer ses réserves, car ce sont la source de sa puissance ». Il complète dans son livre, Décider dans l’incertitude : « Pour Churchill, l’engagement de la réserve représente même la responsabilité majeure du chef ; cette décision prise, ce dernier ne peut plus guère influer sur l’événement : c’est dans l’utilisation et la préservation de leurs réserves que les grands chefs ont généralement fait preuve d’excellence ; après tout, une fois que la dernière réserve a été engagée, leur rôle est achevé … L'événement peut être confié au courage et aux soldats. »
Et un peu plus loin, il prolonge en interpellant les dirigeants d’entreprises : « La question des réserves financières renvoie plus largement à celle de la logistique et des principes de « flux tendus » ou du « juste à temps ». (…) On connaît les effets désastreux produits par les aléas (les grèves en particulier) sur des entreprises ayant abusé de ces principes pour diminuer leurs coûts de revient. »
On ne saurait mieux dire. Ceci rejoint ce que j’appelle le risque de l’anorexie : de plan de productivité en plan de productivité, d’une application sommaire du lean management à la recherche de la rentabilité immédiate, on rend les entreprises de plus en plus ajustées à ce que l’on croît juste, et on les rend cassantes. J'ai parfois l'impression que, comme pour les mannequins qui meublent les magazines de mode, on fait l'éloge de la maigreur excessive : il n'y a qu'un pas du lean management à l'« anorexic management » !
En effet, comment procède-t-on pour améliorer la productivité ? On met en regard les actions de l’entreprise – présentes et projetées –, avec les résultats obtenus. Pour ce faire, on dispose d’une grille qui précise ce qui crée de la valeur, et hiérarchise ce qui est fait en fonction de la contribution à cette création de valeur. Mais cette grille, par construction, ne tient pas compte de ce que l’on ne connaît pas, et est directement issue de la vision actuelle et historique de la situation. On va ainsi considérer comme non productif tout ce qui ne peut pas être relié à un bénéfice connu.
Conséquemment, on supprime tout ce qui est jugé inutile : si jamais la vision actuelle est fausse ou incomplète, il n’y a plus aucune réserve disponible susceptible d’être mobilisée. Or une chose est sûre, c’est que c’est le cas ! Donc si l’on se réfère à la théorie militaire, l’entreprise a déjà perdu la bataille… Elle est fragilisée et cassera faute de souplesse. Elle est rigide comme le verre.
Certes, être plus léger, c’est aussi consommer moins de ressources et être plus mobile : je ne fais pas l’éloge de l’obésité, mais celle de l’importance de réserves.
Pour préciser mon propos, je pose quelques questions « simples » :
- Un coureur de marathon a-t-il la moindre chance d'arriver au bout de la course, s'il part sans aucune réserve ? N'a-t-il pas pris la peine de manger des sucres lents qu'il a stockés préalablement dans son organisme ? La mise en œuvre d'un plan d'action pour une entreprise relève-t-elle d’une action de courte durée ou s'apparente-t-elle à un marathon ?
- Un ensemble d'engrenages peut-il fonctionner sans présence d'un corps gras et d'un minimum de jeu ? Si l'on réduit toutes les marges de manœuvre et on assèche tous les mécanismes, l’entreprise ne va-t-elle pas se gripper ?
- Y a-t-il du vivant sans flou, ni réserve ? Est-ce qu'une cellule vivante pourrait s'adapter à des changements de son environnement, si elle était parfaitement adaptée à son environnement actuel ? Si un être vivant était exactement ajusté à sa situation présente, que se passerait-t-il quand cette dernière change ?
Je pourrais prolonger cette liste… »

13 mars 2020

LE TSUNAMI ECONOMIQUE DU CORONAVIRUS

Les conséquences de l’incertitude globale – extraits des "Radeaux de feu"
Les effets du Coronavirus déferlent sur l’économie mondiale. Son origine vient de la ville de Wuhan, une ville dont la plupart d’entre nous ne connaissait même pas le nom… et en quelques semaines nous voilà tous emportés par un tsunami dont la puissance ne cesse de s’accroître.
Me revient en écho ce que j’ai écrit, il y a presque 10 ans, dans mon livre "Les Radeaux de feu" :
« Chacun se sent pris, comme emporté, par les vagues de l’incertitude. L’imprévu déferle sans cesse, et les prévisions sont balayées, les unes après les autres. L’horizon du court terme se rapproche, et bien peu de responsables économiques se risqueraient à s’engager trop en avant.
Que se passe-t-il ? Pourquoi, alors que l’incertitude est là depuis toujours, et bien avant l’apparition de l’homme, le monde nous semble-t-il devenu brutalement incertain ? (…) C’est parce que l’incertitude a depuis lors changé de nature : elle n’est plus locale et contenue, elle est devenue globale et permanente.
Il y a dix ou vingt ans, nous n’étions, chacun de nous, soumis qu’à l’incertitude de ce qui était autour de nous, à portée de notre vue et notre toucher. Nous savions que nous pouvions subir le décès imprévu d’un de nos proches, que le ticket de loterie que nous venions d’acheter pouvait être gagnant ou pas, qu’un client pouvait nous faire défaut, qu’une machine pouvait brutalement se casser, qu’il était imprudent d’affirmer qu’il ferait beau demain, etc.
Par contre, ce qui se passait dans le lointain, dans une autre ville, un autre pays, un autre continent, cela ne nous concernait pas. Nous pouvions regarder serein les informations, sans nous sentir impliqués, car cela n’avait pas de conséquences directes sur notre vie quotidienne, sur notre famille, sur notre emploi, sur notre entreprise, sur notre pays. Et si jamais des conséquences étaient possibles, puisque la vitesse de propagation des effets était suffisamment lente, nous avions le temps de mettre en place les actions correctives nécessaires.
Aussi, ce qui était lointain n’était pas incertain pour nous : il était prévisible, parce que distant. Le monde était partitionné, cloisonné, et nous en avions l’habitude. Nous étions protégés des incertitudes des autres. (…)
Trois phénomènes majeurs ont changé la donne :
- La croissance de la population humaine s’est brutalement accélérée : en moins de quarante ans, nous venons de passer de quatre milliards d’hommes à sept milliards, alors que nous n’étions qu’un milliard, il y a deux cents ans, et deux cent cinquante millions, il y a mille ans. Demain, en 2050, nous serons probablement neuf milliards. Nous sommes de plus en plus voisins, les uns des autres.
- L’impact de chacun de nous est démultiplié par tous les outils mis à notre disposition : avant, nos outils ne prolongeaient nos bras que de la longueur d’un morceau de bois – un marteau, une pelle, une pioche… Maintenant grâce aux « objets-monde », il suffit de quelques hommes pour agir sur le monde tout entier. Nous sommes pris dans les mailles de l’effet de nos propres actes, et de ceux des autres : il y a de plus en plus une interaction dynamique entre l’objet sur lequel nous agissons et nous-mêmes. Témoins les débats actuels sur le climat et le réchauffement de la Terre, l’eau, la pollution, l’énergie…
- Avec le déferlement des technologies de l’information, la partition du monde a volé en éclat : grâce à l’informatique, aux télécommunications et à l’internet tout se propage instantanément, et nous sommes directement et immédiatement exposés à toutes les incertitudes. S’appuyant sur ces réseaux, les entreprises ont globalisé leurs modalités d’actions, et bon nombre de produits sont le résultat d’un processus de fabrication faisant intervenir plusieurs pays, et souvent plusieurs continents.
Dès lors, le nuage de cendres d’un volcan islandais ou la chute d’un opérateur financier déferlent comme les vagues d’un tsunami bien réel : la planète vibre de façon quasi synchrone, et il est illusoire de se croire protégé par ce qui nous entoure. Aucune ligne Maginot ne peut résister aux déferlantes continues. Nous voilà tous soumis à l’incertitude globale, et le monde devient progressivement une grande toile réticulée qui nous prend dans ses filets : comme la toile d’une araignée vibre à la moindre proie qui se prend dans ses mailles, nous résonnons au moindre aléa.
Pour être plus clair, je vais prendre une image simple : imaginez que vous jouez aux dés et que, si jamais vous faites quinze fois de suite un « six », vous perdez tout ce que vous avez. Si vous êtes seul à jouer, vous pouvez être détendu, car la probabilité de la catastrophe est négligeable : vous n’avez qu’une chance sur 615 de perdre, soit une chance sur quatre-cent-soixante-dix milliards. Si maintenant c’est l’ensemble de l’humanité qui joue, c’est-à-dire les sept milliards de joueurs, et qu’il suffise que l’un quelconque fasse cette séquence pour que vous perdiez tout, c’est une tout autre histoire, car vous avez maintenant une chance sur soixante-sept de tout perdre. Vous allez devenir très nerveux. C’est exactement ce qui se passe depuis peu : chacun de nous est soumis au jeu de tous les autres. »

27 janv. 2020

TOUT CE QUE VOUS AVEZ TOUJOURS VOULU SAVOIR SUR LE POPULISME SANS JAMAIS OSER LE DEMANDER

Un regard critique, argumenté et acéré sur le sens de la montée des populismes
En ces temps de perte de repères, de remise en cause de la démocratie dans des pays où elle semblait ancrée pour toujours – y compris en France… –, de montée en puissance de pensées et mouvements « populistes » venant de gauche comme de droite – inutile malheureusement d’avoir besoin d’aller dans les extrêmes pour les trouver –, voilà un livre plus que bienvenu : « Le siècle du populisme » de Pierre Rosanvallon.
Pierre Rosanvallon y déploie de façon claire et synthétique une analyse sur les ressorts de cette montée en puissance en prenant appui à la fois sur l’histoire et sur le présent.
Un diagnostic froid et glaçant qui se termine fort heureusement par une esquisse de pistes de solutions.
Impossible de résumer ce livre sans le dénaturer. A vous de le découvrir. N’hésitez pas car il est limpide et accessible à tous. Et tellement indispensable qu’il devrait figurer parmi les livres de classe, et être envoyé à tout adulte qui sait lire J
Voici juste quelques citations en guise d’apéritif, en espérant qu’elles vous donneront envie d’accéder à l’original !
Extraits tirés de « Le siècle du populisme » de Pierre Rosanvallon :
Ce livre a pour objet de proposer une première esquisse de cette théorie manquante (la théorie du populisme). Avec l’ambition de le faire dans des termes qui permettent une confrontation radicale – c’est-à-dire qui va à la racine des choses – avec l’idée populiste. Ce qui implique de la reconnaître comme étant l’idéologie ascendante du XXIe siècle, une reconnaissance nécessaire à l’instruction de sa critique approfondie sur le terrain de la théorie démocratique et sociale. »
« L’empereur n’est pas un homme, c’est un peuple. » (Louis Napoléon, 2 décembre 1851) (…) Alors que les libéraux pensent que la représentation a pour but de refléter la diversité et de constituer ensuite une forme de cohérence à travers les mécanismes de la délibération parlementaire, les bonapartistes voulaient qu’elle exprime immédiatement une unité présupposée.
« Il y a une chose plus forte que la Constitution […] c’est la volonté du peuple. Qu’est-ce qu’une Constitution en effet ? C’est une production du peuple ; c’est lui, le peuple, la première source du pouvoir et, s’il le souhaite, le peuple peut abolir la Constitution. » (George Wallace, gouverneur de l’Alabama au tournant des années 1970). Populistes de gauche et populistes de droite ne diffèrent pas sur ce point : la Constitution est pour eux la simple expression momentanée d’un rapport de forces. C’est estimer, en d’autres termes, que la sphère du droit n’a aucune autonomie, et que tout est donc politique.
On peut rappeler à ce propos la fameuse apostrophe à ses adversaires d’un socialiste français en 1981 : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires. »
C’est ainsi toute une conception du public qui est en cause dans la vision césarienne du politique. Le public n’est jamais compris comme l’espace en travail de l’interaction et de la réflexion entre les groupes et les individus ; il n’est appréhendé que sous les espèces figées des institutions légitimées par l’élection.
Les journaux étaient appréhendés dans cette perspective comme « des centaines de petits États au milieu de l’État », des institutions privées qui jouaient un rôle politique. Ils étaient une puissance publique en mains particulières : le journaliste, résumait ce théoricien du régime, intervient dans la vie publique avec sa conscience ou ses intérêts personnels comme seul mandat. Il n’est élu par personne alors qu’il incarne un véritable pouvoir social. (…) Pour dire les choses autrement, le journal peut être considéré comme une puissance aristocratique dans un monde démocratique. (…) « Les journaux, qui ne représentent et ne sauraient représenter que des intérêts individuels, doivent être subordonnés aux intérêts généraux », disaient-ils (les bonapartistes).
 Les cours constitutionnelles et les institutions indépendantes de régulation ont souvent été décrites comme « libérales », au sens où elles protégeraient les individus des risques de tyrannie de la majorité. Il est vrai qu’elles ont de ce point de vue un « effet libéral ». Mais il faut en même temps bien les considérer comme des institutions pleinement démocratiques, c’est-à-dire participant à la mise en œuvre d’une souveraineté collective. (…) Ce caractère démocratique doit d’abord s’attacher au mode de nomination de ceux qui composent ces institutions, les soumettant à diverses séries d’épreuves et de vérifications (conditions de compétence ; critères d’indépendance ; soumission à des auditions publiques ; transparence de tous ces éléments et encadrement de l’intervention du pouvoir exécutif). La qualité démocratique d’une institution doit par ailleurs s’apprécier au regard de ses conditions d’organisation (le caractère collégial de ces institutions ayant une importance décisive). Elle doit enfin se lier à des règles spécifiques de fonctionnement (transparence ; publicité des délibérations ; reddition de comptes ; évaluation ; communication citoyenne ; interaction avec des organismes de la société civile intervenant dans le même champ). On voit là qu’il reste beaucoup à faire pour définir et organiser la qualité démocratique de ce type d’institution.