30 mai 2018

TROP DE CHANGEMENTS NE MÈNE NULLE PART !

La vraie performance vient de la stabilité

Depuis longtemps, la mode est au changement : une entreprise performante serait une entreprise réactive, capable de se reconfigurer souvent et rapidement. Cela est devenu un des discours récurrents des livres de management et des cabinets de conseil. 
Et aujourd'hui le mot à la mode est l'agilité : une entreprise performante serait une entreprise agile. Avec l'idée que l'agilité est la capacité à se reconfigurer continûment et dynamiquement.
Peut-être... mais est-ce si vrai ?
Je note que la succession rapide de changements et le développement d'un mouvement perpétuel et constant sont dangereux, ce pour trois raisons :
  • La pénibilité du changement et l’importance des dégâts collatéraux : 
Nous avons tous besoin de repères fixes, et apprécions la stabilité : le rythme naturel des évolutions voulues à titre privé se fait sur des cycles longs, largement supérieur à la dizaine d’années. Bouleverser souvent une organisation vient heurter ceci. Par exemple, elle détruit constamment les réseaux informels relationnels qui sont essentiels à la performance d’une organisation.
Autre point noir : tout changement, même s’il est accepté et conçu comme légitime, nécessite un temps d’appropriation, temps pendant lequel rien ne fonctionne de façon optimale. On parle communément de « trouver ses marques ». Aussi changer souvent, c’est dégrader souvent la performance.
  • Le temps nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie : 
Il ne suffit pas de dire pour être compris, de mettre en place des formations pour que les équipes le soient, ou de dessiner de nouveaux organigrammes pour que les organisations se transforment. Dans une grande entreprise présente sur de multiples géographies et métiers, la mise en œuvre d’un changement réel devra se diffuser dans un réseau complexe et capillaire. 
Mon expérience m’a montré qu’un changement réel allait nécessiter trois à cinq ans, avant que l’entreprise soit réellement et profondément transformée, c’est-à-dire que ses clients et fournisseurs s’en rendent compte. Aussi si l’on change souvent, on croît changer, mais on ne change jamais. Pour me faire comprendre, j’aime à utiliser le métaphore de l’équipe de direction qui court sans cesse, croyant que le reste de l’entreprise suit, alors que, sans s’en rendre compte, elle tourne en rond sur un stade, le reste de l’entreprise restant immobile et les regardant repasser régulièrement au même endroit (voir  « Courir en rond sur un stade ne fait pas vraiment avancer un sujet ! »)
  • L’importance de points fixes pour construire la performance 
La mondialisation des activités et la vitesse de propagation des innovations locales viennent contredire sans cesse les plans faits la veille. Toute entreprise est aujourd’hui sujette à des tentations incessantes de diversification, voire de remise en cause profonde de son métier. Symétriquement, elle peut se sentir constamment menacée par des idées nouvelles ou des concurrents inconnus la veille. Aussi si l’on se focalise sur ce qui bouge et qui est nouveau autour de soi, on est vite emporté par ce tourbillon. 
La création de valeur, comme je l’ai développé dans mes livres "Les Mers de l’incertitude" et "Les Radeaux de feu", est au contraire dans la recherche de points fixes, de « mers » qui, les attirant durablement, permettent aux fleuves de grandir et se renforcer (voir notamment « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude »).

Il faut donc affirmer que :  
  • La performance est dans la constance et la permanence, qui, seules, peuvent permettre de construire mondialement un avantage concurrentiel durable et réel.
  • Un changement ne doit être mis en oeuvre que quand il est nécessaire, et surtout ne pas devenir un mode permanent de management.
  • L'agilité a pour but de contribuer à la stabilité, comme les méandres d'un fleuve lui permettent de s'adapter au terrain et aux aléas climatiques, sans changer de destination.

26 mai 2018

ÊTRE LÀ... JUSTE LÀ

Faire face immobile
Si seulement nous avions le courage des oiseaux 
Qui chantent dans le vent glacé,
Nous pourrions, immobiles et stoïques,
Sans rien attendre, ni rien espérer,
Résister et exister.

Notre regard, fixé dans le lointain, 
Vers ce futur qui n’arrive pas,
Nous pourrions, tranquillement et posément,
Ne pas faillir, ne pas oublier,
Être là, simplement, intensément présent.

Mais nous ne savons que voler et bouger.

Alors, comme une feuille emportée par le vent,
Nous oublions le pourquoi et le comment,
Nous nous retrouvons là où nous ne voulions pas.

Notre regard fixé vers ce futur qui n’est plus qu’un passé,
Nous pleurons nos illusions perdues,
Nous crions après un Dieu absent.

Si seulement nous avions le courage des oiseaux 
Qui chantent dans le vent glacé…

(La chanson de Dominique A, le courage des oiseaux,  m'a inspiré ces quelques lignes)

23 mai 2018

L’ANOREXIE MANAGÉRIALE

Garder des marges de manœuvre pour pouvoir faire face à l'incertitude
Dans beaucoup d'entreprises, toutes les ressources sont affectées à l'avance, il ne reste plus de temps disponible, tout a déjà été prévu, optimisé et organisé : comment pourront-elles faire face au premier aléa ?
Il m'arrive ainsi de rencontrer des dirigeants dont l'agenda est rempli pour les trois mois à venir. Comment font-ils pour faire de la place à l'inattendu ? Ils réallouent leur temps, annulent ce qui n'était pas indispensable, reportent le reste. 
Mais où est la place laissée à la réflexion, à la prise de recul ? Comment peuvent-ils repérer ce qui est nouveau, ce qui survient ?
A l'intérieur de l'entreprise, si tous les agendas sont remplis, c'est encore pire : non seulement personne n'est en recul, mais comme on n'a pas la latitude de reprogrammer son temps, on est prisonnier de ce qui a été prévu. Reste à espérer que c'est ce qui va arriver…
Adaptabilité, souplesse et sensibilité à l'imprévu impliquent redondance, ressources disponibles, capacité à improviser.
Je sais combien ceci va aux antipodes de la tendance actuelle qui cherche par tous les moyens à accroître la rentabilité des entreprises : on coupe tout ce qui ne sert apparemment à rien, on comprime tout ce qui n'est pas lié directement avec ce qui est planifié. 
Mais si l'on améliore les résultats immédiats, on se prépare pour un mort future certaine. L'anorexie managériale en quelque sorte : des entreprises devenues tellement maigres qu'elles vont être emportées par la première bourrasque.
Pour éviter que les optimisations successives n'aboutissent à supprimer toutes les marges de manœuvre, il faut avoir affiché le pourcentage de flou que l'on veut maintenir.
Comment le calculer ? Je n'ai pas de remèdes miracles comme réponse, mais plutôt un raisonnement de bon sens. Ce pourcentage peut être estimé au regard des deux paramètres suivants :
- Le niveau d'incertitude du marché dans lequel se trouve l'entreprise,
- Sa rentabilité actuelle, les ressources financières, techniques, et humaines nécessaires à la conduite des projets engagés et aux actions immédiates, la marge de manœuvre disponible

(Extrait de mon livre "Les Mers de l'incertitude")

19 mai 2018

SÉPARATION

Au milieu de la nuit
J’ai rêvé d’un chemin que tu ne connais pas,
J’ai posé ma main là où tu n’étais pas,
J’ai regardé ce lit que tu n’occupais pas.
Il est quatre heures et je ne peux plus dormir.

Fallait-il que je saisisse ta main qui n’était qu’à deux doigts ?
Aurais-je dû embrasser tes lèvres qui me parlaient de toi ?
Suis-je stupide d’être resté immobile face à toi ?
Il est quatre heures et je parle de moi.

Est-il encore temps pour être plus qu’amis ?
Suis-je fou de t’envoyer ces mots ?
Devrais me contenter de ce qui n’est pas ?
Il est quatre heures et je rêve de nous.

Prends un clavier et dis-moi que tu regrettes,
Saute dans un taxi et jette-toi dans mes bras,
Arrête de ne rester que loin de moi.
Il est quatre heures et je manque de toi.

Je ne veux plus te regarder sans te toucher,
Je ne peux plus t’entendre sans t’embrasser,
Je ne serai plus celui à qui tu manques.
Il est quatre heures et je n’en peux plus.

Alors arrêtons de parler de ce qui n’est pas,
Alors oublions d’imaginer ce qui ne sera pas,
Alors mettons au passé ce futur irréel.
Il est quatre heures et je n’y crois plus.

16 mai 2018

VIVE LES PARANOÏAQUES OPTIMISTES !

Apprendre à marcher malgré les risques
Cet enfant de neuf mois, très mature intellectuellement, est face à une décision clé : doit-il oui ou non se mettre à marcher. Aussi plutôt que de se décider à la va-vite, il mène une réflexion approfondie.
Celle-ci l’amène aux conclusions suivantes :
- Les premières semaines seront très éprouvantes : comme il ne maîtrisera pas son équilibre, il tombera sans cesse. Or tomber fait mal, il le sait, car, enfant pragmatique, il a essayé et ses fesses en gardent un souvenir cuisant.
- Ce qui le passionne le plus lui restera interdit : il lorgne depuis longtemps, c’est-à-dire neuf mois, l’installation informatique de son père, le tableau de commande de la chaîne hifi, ainsi que celui de la machine à laver le linge. Or il a vu son grand-frère se faire systématiquement rabrouer à chacune de ses tentatives. A quoi bon se lancer alors ?
- Le monde extérieur est hostile : grâce à la télévision – il l’observe discrètement – et lors de ses promenades en landau, il a vu que, dehors, il fait, tour à tour, froid ou chaud, que les rues sont encombrées de voitures qui sont autant de menaces, et que des écoles et des maîtres rébarbatifs l’attendent.
Fort de cette analyse, il prend la seule décision raisonnable, la seule qui le protège de tous ces risques : il ne marchera pas, et passera sa vie dans son landau. Rassuré, il s’enfonce doucement dans le confort de sa couette.
C’est de cet enfant qu’Amélie Nothomb parlait dans la Métaphysique des tubes : « Il se met à marcher, à parler, à adopter cent attitudes inutiles par lesquelles il espère s’en sortir. Non seulement il ne s’en sort pas, mais il empire son cas. Plus, il parle, moins il comprend, et plus il marche, plus il fait du surplace. Très vite, il regrettera sa vie larvaire, sans oser se l’avouer. (…) C’est la vie qui devrait être tenue pour un mauvais fonctionnement.» 
Cet enfant fait-il le bon choix ? Est-ce pertinent ? Évidemment non, et Dieu merci, nos enfants ne sont pas aptes à mener de telles analyses…
De même, devenus adultes, nous acceptons de traverser les rues malgré les voitures, ou simplement de sortir malgré les météorites. Pourtant les accidents arrivent, et personne ne peut affirmer que jamais une météorite ne tombera sur ce morceau de trottoir…
Il doit en être ainsi pour les entreprises : au nom de l’analyse des risques, elles ne doivent pas rester immobiles et tétanisées. Mais comme pour le nouveau-né intellectuellement surdoué, et physiquement inhibé, il m’arrive de voir des directions choisissant de ne pas se mettre à marcher. Elles se condamnent à coup sûr.
L’incertitude appelle une attitude qui, tout en ne négligeant aucun risque, notamment les cygnes noirs1, se tourne vers l’action. 
Soyons tous des paranoïaques optimistes : imaginons le pire, préparons-nous à y faire face, et agissons pour qu’il ne se produise pas ! 

(1) Voir "Le cygne noir"de Nassim Nicholas Taleb

12 mai 2018

DE HASARD ET DE LIBERTÉ

Né pour rien
Il est des cris dans la nuit 
Qui sont des cris impossibles. 
Il est des cris dans la nuit 
Qui sont des cris inutiles.
Et il faut pourtant au matin, 
Sans raison ni évidente, ni valable, 
Se lever pour poursuivre le chemin de sa vie.

Un jour, parfois, on comprend,
La question ne sert à rien, 
Et il ne sert à rien de vivre. 
Personne n’a jamais décidé, 
Voulu, ni  attendu celui que l’on est, 
Construit au hasard, chocs des rencontres, 
Là, juste parce qu'on l'est devenu.

Alors fort de cette incertitude totale,
Vide de sa propre existence, 
On peut enfin, 
Sans pression, sans attente, 
Se lever le matin,
Et poursuivre son chemin
De hasard et de liberté.

9 mai 2018

JOUER SUR LES MOTS EST UNE AFFAIRE SÉRIEUSE

Histoire de jeux de mots
À y bien réfléchir le management comme la vie, est d’abord une affaire de jeux de mots.
Sans les mots, en effet, impossible de penser, de dessiner des plans, d’échafauder des hypothèses… bref de réfléchir. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans les images qu’ils projettent en nous dans le mystère de nos neurones, sans les souvenirs qu’ils rappellent ou qu’ils expriment – Marcel Proust avait certes d’abord besoin de la sensation de la madeleine, mais comment aurait-il pu comprendre ce qu’elle évoquait en lui, sans la médiation des mots qui se dessinèrent en lui, avant de s’écrire sur une feuille de papier ? –, nous ne serions qu’un animal de plus, bien incapable de se démarquer de ses congénères…
Sans les mots, aussi, impossible de communiquer, d’exprimer auprès des autres ce qui s’est construit en nous, d’obtenir un accord, un soutien ou un enrichissement, d’apprendre ce que l’on n’a pas vu, pas lu, pas pensé… bref de collaborer. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans ces concepts projetés à l’extérieur de nos neurones, sans ces expériences reçues du dehors, sans ces ponts lancés vers ceux qui ne sont pas nous, nous n’aurions pas pu tisser la société humaine, et surpasser ainsi largement la puissance des fourmilières ou des ruches : l’émotion ressentie par Marcel Proust de se retrouver pour un moment dans la maison de tante Léonie serait restée à tout jamais une affaire privée et personne n’en aurait rien su…
Ainsi grandir, que ce soit en tant que personnalité individuelle ou collectivité, c’est largement apprendre à mieux se servir des mots. 
Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec.
Alors jouer sur les mots est tout, sauf une plaisanterie !

5 mai 2018

KLEENEX

Jeté
Tu m’as jeté,
Un plan d’un soir, 
Juste un plan.

Téléphone muet,
Internet muet,
Juste un plan.

Souvenir de ta sueur,
De ta peau,
De ton sexe.

Tu t’es mouché dans mon corps,
Juste un kleenex,
Juste un plan.

30 avr. 2018

COMMENT UN ASCENSEUR PEUT-IL DESCENDRE

Au secours !
La pagaille commence souvent dans les détails. Parfois au travers d'un objet qui fait le contraire de ce que veut dire son nom.
Entrez dans un immeuble quelconque. La plupart du temps, vous allez y trouver un ascenseur. S'il est déjà là, ouvrez la porte et pénétrez à l'intérieur ; sinon, appuyez sur le bouton, attendez-le et pénétrez ensuite dedans. Choisissez l'étage que vous voulez et allez-y. Jusque là tout va bien : vous avez pris un ascenseur, vous êtes monté, c'est normal.
Maintenant que vous êtes en haut, vous voulez redescendre. Comment allez-vous faire ? Reprendre le même ascenseur et, cette fois, vous en servir pour descendre. Et effectivement c'est ce que quotidiennement nous faisons. Même moi, je le confesse.
Mais là, rien ne va plus : comment un ascenseur peut-il descendre ? C'est nier sa propre dénomination : ascenseur vient de « ascendere » qui, en latin, veut dire monter. Nous devrions prendre un « descenseur » pour faire le chemin en sens inverse.
Je vous entends déjà me dire qu'une telle spécialisation – des ascenseurs pour monter, des descenseurs pour descendre – serait contreproductive, et pour tout dire compliquée : en effet, on aurait vite tous les ascenseurs en haut et tous les descenseurs en bas. Il faudrait donc alors un système qui remonterait les descenseurs et descendrait les ascenseurs.
Probablement faudrait-il avoir des ascenseurs plus grands pour remonter les descenseurs, et symétriquement de grands descenseurs pour descendre les ascenseurs montés. Oui, mais alors comment faire avec ces grands ascenseurs et descenseurs ? Ce problème est sans fin.
Donc notre organisation actuelle avec des objets qui fonctionnent aussi bien à la montée qu'à la descente est probablement la meilleure.
Mais pourquoi les avoir appeler des ascenseurs ? Par optimisme, en ne retenant que la partie montante et en voulant oublier qu'in fine, la vocation d'un ascenseur n'est pas de monter, mais d'osciller. 
Alors des censeurs ? Non, déjà pris pour les lycées. Pourquoi pas des oscillateurs ? Une autre suggestion ?
Je sais, je complique. Mais si je ne peux pas me servir de ce blog pour partager avec vous mes interrogations, pourquoi en avoir un ?

23 avr. 2018

HALTE AUX MBA, VIVE LES MBU !

L'art du management est-il d'administrer ou de comprendre ?
Dans le nirvana des diplômes internationaux, les MBA, ces "Master of Business Administration", planent au-dessus du lot. Ils sont devenus la référence absolue, une sorte de Saint Graal pour tout cadre voulant passer à la catégorie dirigeant.
Sans entrer dans l'analyse du contenu de ces MBA, ni vouloir remettre en cause la pertinence de ces formations, je trouve très symptomatique cette appellation « Administration ».
Entendue depuis le sens du mot en français, elle renvoie à des références pour le moins surprenantes : est-ce à dire que le management moderne cherche ses références dans l'Administration ? Ou alors que l'art du management est celui d'administrer des médicaments ou des suppositoires ?

Entendue depuis le sens du mot en anglais, elle renvoie à la gestion de ce qui existe : diriger serait alors celui de simplement gérer au mieux, le bon manager étant un bon administrateur ? Cela suppose-t-il que l'entreprise doit être mathématisée pour pouvoir être comptée et additionnée ?
Je sais bien sûr que les MBA ne tombent pas dans ces caricatures, mais il n'est pas innocent d'avoir choisi ce nom. Ne serait-il pas préférable de les appeler des MBU, « Master of Business Understanding » ?
Car, dans ce monde de l'incertitude et de la complexité, être un bon dirigeant, c'est sentir les mers qui attirent les évolutions, imaginer les chemins pouvant réunir le présent et ce futur, trier parmi les activités actuelles celles qui concourent à se rapprocher de cette mer, développer une culture alliant confiance et confrontation, permettre à l'entreprise de décider et évoluer efficacement…
Réussir repose alors d'abord sur la capacité à comprendre en profondeur, et bien peu sur celle d'administrer…

19 avr. 2018

LES CONSTANTES CACHÉES DE NOTRE MONDE

Derrière le chaos du monde... 
Essayez d’imaginer le monde sans nombres. Difficile non ? Nous avons grandi avec eux, et dès le plus jeune âge, avons appris à compter.
Pourtant, ce simple mécanisme n’est pas si naturel que cela. Compter suppose de distinguer, c’est-à-dire de séparer. Percevoir les différences entre eux et identifier chaque objet en tant que tel. Mais compter suppose aussi de réunir : dénombrer, c’est définir que des objets appartiennent à une même catégorie, distincte du reste. Distinguer et réunir.
Par exemple, pour pouvoir dire qu’il y a 4 stylos sur mon bureau, il faut que je définisse le sens de la catégorie « stylo » de façon suffisamment précise pour que seuls ces 4 objets en fassent partie, mais aussi suffisamment floue pour que les 4 en fassent bien partie.
En effet, aucun stylo – comme aucun objet réel – n’est vraiment semblable à un autre, et, pour les compter « ensemble », il faut que les avoir considérés comme semblables1. Mais sur quelle base ? J’ai besoin d’avoir déterminé un objet théorique et fictif, « le stylo », auquel je vais comparer chacun des objets face à moi pour savoir lesquels sont des stylos. Ceci facilement, de façon certaine et exclusive. Savoir ce qui est un « stylo » et ce qui ne l’est pas.
On peut donc parler d’un processus de normalisation : je définis une norme « stylo » qui va définir ce qui est et ce qui n’est pas « stylo ». Alors et alors seulement, je pourrai répondre à la question : « Combien y a-t-il de stylos sur la table ? ».
Ainsi toute manipulation de chiffres et tout dénombrement supposent une normalisation implicite et préalable, un passage du monde réel à un monde limite et théorique où des représentations sont à la fois distinguées et confondues.
Ceci repose sur des conventions que nous avons apprises dans notre enfance. Inutile d’être capable de théoriser là-dessus – et heureusement ! – pour les appliquer.
Mais sans nous en rendre compte, dès que nous comptons, nous quittons le réel pour rejoindre un univers fait de codes et de normes.
Au-delà de ces nombres simples et directement accessibles par l’observation, existent des nombres cachés qui sous-tendent le fonctionnement de notre monde.
Le plus célèbre et connu de tous est le nombre π. Sa valeur – 3,141 592 653… – n’est pas directement accessible au quotidien, mais elle est inscrite à l’intérieur la géométrie : elle est le rapport entre la circonférence d’une cercle et son diamètre. Pour l’appréhender, il faut à nouveau passer par un processus de normalisation, c’est-à-dire de définition de deux objets théoriques, le « cercle » et le « diamètre ». Dans la réalité, je ne trouve jamais de cercle « parfait », ni de diamètre « exact ».
Autre nombre clé : e. Celui-là est moins connu, car il n’apparait que quand on se lance dans le calcul intégral ou dans les limites. Il est pourtant nécessaire à tout calcul physique, même simple. Sa valeur – 2,718 281 828… – est une autre constante cachée de notre monde. Pour la trouver, je dois passer par une limite – soit celle d’une série infinie, soit celle d’une intégrale –. Qui dit limite dit encore processus de normalisation.
Notre monde physique est ainsi structuré autour de ces constantes : π et e en sont les gardiens des lois.
Récemment, dans les années quatre-vingt, la théorie du chaos nous a fait découvrir d’autres constantes cachées. A l‘intérieur des fractales, ces structures autosimilaires, c’est-à-dire au sein desquelles je peux zoomer à l’infini tout en retrouvant sans fin la même organisation, émergent deux nouveaux passagers clandestins : 4,669 201 609 et 2,502 907 875.
Chacune de ces constantes structure des relations et organise des passages : entre le cercle et la droite, entre une série et sa limite, entre les arborescences successives d’un tourbillon chaotique.
Un jour, il y a longtemps, très longtemps même, de la matière inerte régie par ces lois, a émergé la vie. Elle aussi est dotée en son sein d’un code qui permet à une seule cellule de détenir toutes les informations nécessaires à la vie. Le vivant est lui-même autosimilaire : le tout est dans la partie. Ce code caché au plus profond de la cellule, c’est l’ADN.
Étonnante résonance entre tous ces codes cachés et les normalisations effectuées par notre intelligence…


(1) Dans la nouvelle « Funes ou la mémoire » de Borges, Funes a une mémoire absolue et parfaite. Aussi est-il incapable de toute généralisation, et par exemple de comprendre le sens du mot « chien », car pour lui, ils sont trop dissemblables. Bien plus, pour lui, le chien qui est devant lui maintenant est différent du « même » chien vu cinq minutes plus tôt. Aussi comment pourrait-il compter ?

16 avr. 2018

RAISON D’ÊTRE OU PAS, THIS IS THE QUESTION !

Qu’est-ce qu’une entreprise ?
Faut-il, oui ou non, permettre d’inclure la « Raison d’être » de l’entreprise dans son objet social ? Tel est le débat qui s’est instauré entre le Gouvernement et le Medef lors de la modification du Code Civil. Réactualisation du célèbre : « To be or not to be ».
Un débat technique dont les enjeux sont réels. Mais avant de s’y engager, ne devrait-on pas commencer par réfléchir sur le sens même de la « Raison d’être » ?
Car de la même façon que l’ « homo economicus » abstrait et théorique n’existe que dans les traités d’économie1, que la dichotomie entre celle ou celui qui travaille et celle ou celui qui aime, embrasse et chérit, est fictive et dangereuse, l’entreprise n’est pas d’abord un être juridique théorique, un contrat scellé devant avocat et notaire. 
Non, elle est avant tout un être vivant, le fruit de son histoire et de ceux qui lui ont permis de naître, de survivre et de grandir.
Des femmes et des hommes qui ont décidé de la créer. En apportant des idées, de l’argent et du temps. Pour qu’elle sorte du néant. Pour que naisse un nouvel être économique et social.
Des femmes et des hommes qui l’ont rejoint pour lui permettre de se développer. En apportant plus d’énergie, plus de moyens, de nouvelles idées, de nouveaux territoires. Pour que, tel un fleuve, elle grandisse et se renforce.
Des femmes et des hommes qui l’ont entouré, combattu ou protégé car aucune entreprise n’existe coupée du reste du monde. En achetant ses produits ou ses services, ce qui lui a permis de grandir. En la concurrençant, ce qui l’a obligé à se renforcer. En créant le cadre légal et institutionnel qui structure son action et son rapport aux autres.
Des femmes et des femmes qui composent son conseil d’administration, son conseil de surveillance, son équipe de direction. Tous ensemble, ils ont la charge de prendre les décisions qui assurent la vie de cet être complexe. Pour lui permettre de faire face à des imprévus. Pour garder le cap fixé. Pour avancer toujours et encore.
Aussi si l’entreprise n’est pas une fiction juridique née dans le recoin obscur d’un bureau, il est non seulement normal, mais nécessaire qu’elle soit pourvue d’une « Raison d’être ». D’ailleurs elle en a déjà une. Souvent non explicitée. Sinon elle serait morte depuis longtemps. 
Sans « Raison d’être », comment tout un chacune ou chacun voudrait se lever pour la défendre ? Sans « Raison d’être », où seraient tous ceux qui lui ont permis de vivre ? Partis depuis longtemps. L’entreprise se serait désagrégée.
Mais suffit-il de parler de « Raison d’être », ou de l’écrire dans un projet d’entreprise, voire comme le Gouvernement le propose dans son objet social pour que tout soit réglé ? Pas vraiment. Nous avons un peu tendance dans notre cher pays à croire que dire ou écrire suffit : je pense donc je suis, et l’intendance suivra ! Mais, elle ne suit pas toujours. Napoléon aurait été bien seul sur le pont d’Arcole sans son armée…
Aussi, deux questions nous semblent-elles essentielles : comment définir une « Raison d’être » ? Qui va l’incarner ?
Commençons par la seconde, car sans incarnation, il sera difficile de la définir, et elle ne sera qu’une fiction. Quelques lignes sur un accord signé. Rien d’important
Donc oui, une « Raison d’être » doit être incarnée, c’est-à-dire être portée, expliquée, adaptée si nécessaire. Elle doit irriguer en profondeur l’entreprise. Être son ADN. 
Est-ce que cela peut-être le rôle du conseil d’administration ? Pas vraiment. Il est trop loin. Trop rare. Trop à juste titre distant, pour cela.
Est-ce que cela peut être loin de lui ? Pas vraiment non plus. Car si la « Raison d’être » est l’ADN de l’entreprise, le conseil d’administration est directement concerné.
Alors ?
Alors, le Conseil a un Président qui, lui, est au contact direct et permanent de l’entreprise. Pourquoi donc ne pas demander au Président d’incarner la « Raison d’être » ? Et si les fonctions de Président et Directeur Général sont dissociées, pourquoi ne pas confier cela à ce tandem ? Logique puisqu’il(s) sont les dirigeants de l’entreprise.
A eux de donner un sens, un but dans l’entreprise. Ce que nous proposons d’appeler une identité unique et opposable.
A eux d’être dans le quotidien, ceux qui vont s’assurer que la « Raison d’être » n’est pas trahie, mais au contraire comprise, enrichie, développée.
A eux, s’ils ne sont pas les fondateurs de l’entreprise, de s’assurer qu’elle est toujours là. 
A eux, d’être les gardiens et les porteurs de l’ADN.
Reste la plus difficile des deux questions, la première : comment définir une « Raison d’être » ?
Commençons par dire ce qu’elle ne doit pas être : une « Raison d’être » n’est pas ce que l’on veut atteindre. Là ce sont des objectifs. A court, moyen ou long terme. Ils sont évidemment essentiels, mais ils portent sur le quoi et le comment, pas le pourquoi.
Car la « Raison d’être » a elle à voir avec le « Pourquoi ». Il s’agit de répondre à des questions comme : « Qui est elle ? Quelle est son identité, son "Je" ? », « Quelle valeur durable apporte-t-elle aux autres ? A ses clients, ses partenaires, la société ? », « Que représente-t-elle pour ceux qui la composent et y travaillent ? Pourquoi sont-ils là ? Que font-ils ensemble ? »
Questions d’existence donc. 
Beaucoup plus difficiles d’y répondre que celles qui ont trait au quoi et au comment. D’ailleurs, nombre de dirigeants répondent à la question sur le « Pourquoi », par une réponse sur le « Quoi »… Et tel est bien souvent le problème : échapper à la question du pourquoi revient à s’interdire à trouver la « Raison d’être » de l’entreprise, son ADN.
Cela suppose un talent différent. Pas celui du gestionnaire, du financier. Un talent que l’on développe malheureusement rarement dans les écoles de management.
Non, pour définir une raison d’être, il faut des dirigeants visionnaires, architectes, communicants, innovateurs, assumant leur part émotionnelle et leurs intuitions.
Et si le vrai enjeu était là ? Dans cette capacité du dirigeant à définir la « Raison d’être » pour ensuite l’incarner. Bien plus que dans le débat de savoir si, oui ou non, elle doit faire partie de l’objet social de l’entreprise.

Article écrit avec Florence Cathala (Présidente et fondatrice d’Overthemoonpublié dans le Cercle Les Échos
(1) Voir la distinction faite par Daniel Kahneman entre les « Humans » et les « Econs »