Sur les épaules de Darwin : Mémoires(1)
(1) Émission du 18 septembre 2010, rediffusée le 8 janvier 2011
Comme j'ai eu souvent l'occasion de le dire, se souvenir c'est revivre ce qui a été mémorisé, et ainsi le modifier(2) : on ne se souvient jamais deux fois de suite de la même chose. Et comme le dit Jean-Claude Ameisen, on ne se souvient que s'il y a eu transformation, et donc, celui qui se souvient n'est déjà plus celui à qui est arrivé l'événement.
Et qu'adviendrait-il si nous nous souvenions de tout, si nous avions une mémoire infiniment parfaite ?
Il fait alors référence à la nouvelle de Jorge Luis Borges, 'Funès ou la mémoire'(3), dont voici un extrait : « En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu'il l'avait vue ou imaginée. (…) Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dissemblables et de formes diverses; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). (…) Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats. »
Où l'on voit que l'oubli est nécessaire et que, sans lui, nous ne pourrions jamais accepter qu'une pomme plus une pomme puissent être deux pommes…
Il continue en reprenant des extraits d'un poème de Rainer Maria Rilke, Pour écrire un seul vers : « Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs. Il faut les oublier quand ils sont trop nombreux et il faut avoir la grande patience qu'ils reviennent (….) Ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers. »
Il conclut en rappelant que nos relations collectives sont elles-aussi faites de souvenirs et d'oublis, souvenirs qui sont nécessaires pour apprendre et ne pas reproduire indéfiniment les mêmes erreurs, oublis indispensables si l'on veut pouvoir vivre ensemble et dépasser les massacres passés…
(1) Émission du 18 septembre 2010, rediffusée le 8 janvier 2011
(2) Voir notamment « Se souvenir ou l'art de faire et refaire des puzzles en redécoupant des pièces et en en perdant »
(3) Publiée en 1944 dans Fictions
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