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25 mars 2013

ARRÊTONS DE DIRIGER EN CROYANT LE MONDE PEUPLÉ D’ « ÉCONS » !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (14)

Au travers de ses travaux et ses écrits, Daniel Kahneman a montré la complexité de nos motivations, pourquoi nous allions faire tel ou tel choix, comment ce n’était pas la simple perspective d’un gain qui allait nous décider, et combien le risque de perdre ce que nous avions déjà pouvait nous tétaniser.
Il a ainsi dressé un tableau de nous les humains, bien éloignés de ces êtres mathématiques et logiques que manipulent les économistes. Il résume ceci au travers d’une expression simple et parlante :
« Mes collègues économistes travaillaient dans le bâtiment voisin, mais je n'avais pas pris la mesure des profondes différences entre nos mondes intellectuels. Pour un psychologue, il est évident que les gens ne sont ni complètement rationnels, ni complètement égoïstes, et que leurs goûts sont tout sauf stables. C'était comme si nos disciplines étudiaient deux espèces différentes, que l'économiste comportemental Richard Thaler a baptisées par la suite les Econs et les Humains. Contrairement aux Econs, les Humains que connaissent les psychologues ont un Système 1. Leur vision du monde est limitée par les informations dont ils disposent à un moment donné (COVERA), et par conséquent, ils ne peuvent pas faire preuve de la même constance et de la même logique que les Econs. »
Les Econs et les Humains, voilà bien un des problèmes majeurs non seulement en économie, mais en management : j’ai croisé des dirigeants qui, trop bien formés et déformés par leurs études, croyaient leurs entreprises peuplés d’Econs, c’est-à-dire d’individus logiques et rationnels. Ces mêmes dirigeants oublient combien eux-mêmes ne sont pas des Econs, et combien ils sont mûs par leurs ambitions, leurs peurs et leurs émotions…
S’ils étaient un peu plus attentifs à la nature humaine des comportements, ils comprendraient pourquoi les changements qu’ils proposent génèrent plus de peurs que d’adhésion, pourquoi « ceux qui risquent de perdre se battront avec plus d’acharnement que ceux qui pourraient en tirer parti. »
S’ils étaient un peu plus informés des travaux de Daniel Kahneman, ils sauraient qu’un gestionnaire de portefeuille n’a pas un comportement rationnel, et qu’il cherchera toujours à vendre d’abord les titres sur lesquels il a le plus gagné depuis leur prix d’achat, et non pas ceux qui ont le moins de perspectives de plus-value.
(1)

Il est vrai par contre que « les vendeurs apprennent rapidement qu'en manipulant le contexte dans lequel un client voit un produit, ils peuvent profondément influencer ses préférences. » La vente est souvent l’art de manipuler les réflexes induits par le Système 1 des clients.
Est-ce rêver que penser que l’on pourrait construire un monde où les dirigeants politiques comme économiques tiendraient compte de tous ces enseignements ?
Pour terminer cette longue promenade dans le dernier livre de Daniel Kahneman, je lui laisse la parole avec une phrase qui résume toute son humanité :
« Les pauvres pensent comme les traders, mais la dynamique n'est pas du tout la même. Contrairement aux courtiers, les pauvres ne sont pas insensibles aux différences entre le gain et la perte. Leur problème, c'est qu'ils n'ont de choix qu'entre des pertes. »

(Article paru le 12 décembre 2012)


(1) Dessin emprunté à la vaste bibliothèque des pensées du chat de Philippe Geluck…

20 mars 2013

L’INCONSCIENCE EST UN DES MOTEURS DU CAPITALISME !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (11)
Troisième et dernier volet sur notre propension à reconstruire le passé, à avoir l’illusion de la validité… bref à nous tromper sur notre capacité à comprendre et prévoir : comment ce défaut est-il un des moteurs de la société actuelle et du capitalisme ?
Selon les travaux menés par Daniel Kahneman, sans notre cécité par rapport au futur et notre optimisme sur nos propres capacités, aucun investissement ne serait réalisé, aucune acquisition faite, aucune entreprise créée :
« La prise de risque optimiste des chefs d'entreprise contribue certainement au dynamisme d'une société capitaliste, même si la plupart des preneurs de risque subissent des déceptions. (…)
Bien souvent, j'ai posé cette question à des fondateurs et des membres de start-up innovantes : dans quelle mesure vos résultats dépendront-ils de ce que vous faites dans votre entreprise ? Une question manifestement facile. La réponse vient rapidement et dans mon petit échantillon, elle n'a jamais été inférieure à 80 %. Même quand ils ne sont pas sûrs de réussir, ces gens audacieux estiment avoir leur sort presque entièrement entre leurs mains. Ils ont certainement tort. Le résultat d'une start-up dépend autant des performances de ses concurrents et des changements sur le marché que de ses propres efforts. (…)
Les directeurs financiers étaient beaucoup trop confiants dans leur capacité à prévoir le marché. L'excès de confiance est une autre manifestation de COVERA(1): quand nous estimons une quantité, nous nous appuyons sur les informations qui nous viennent à l'esprit et nous bâtissons une histoire cohérente où cette estimation trouve son sens. (…) Un directeur financier qui informe ses collègues qu'il y a « de bonnes chances que les retours de S&P se situent entre –10 % et + 30 % » peut s'attendre à quitter la pièce sous les quolibets. Ce large intervalle de confiance est un aveu d'ignorance, ce qui est socialement inacceptable de la part de quelqu'un qui est payé pour s'y connaître dans le domaine financier. Même s'ils savaient à quel point ils en savent peu, les responsables seraient pénalisés s'ils l'admettaient. »
D’ailleurs à l’inverse si nous étions capables de prévoir ce qui allait arriver, aucune entreprise ne créerait de la valeur durablement, car progressivement toutes les entreprises s’aligneraient sur la stratégie gagnante. C’est bien le fait que ce soit le hasard et l’incertitude qui régissent notre qui est le garant de nos libertés, de l’innovation et de la créativité.
Faut-il encore l’admettre, et ne pas tomber dans le travers de Jean-Paul Sartre qui lui avait fait écrire : « Je préfère le désespoir à l’incertitude ». Non l’incertitude, et notre incapacité à savoir à l’avance ce qui va advenir, sont la source de l’espoir.
(Paru le 6 décembre 2012)

18 mars 2013

NOS DEUX MOI : CELUI QUI EXPÉRIMENTE, CELUI QUI SE SOUVIENT

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (6)

Donc nous avons deux « identités », l’une qui vit les situations, l’autre qui les revit… et elles ne se recouvrent pas exactement : le moi dont nous sommes conscients, celui qui nous fait dire « je », est un moi reconstruit, c’est celui qui a revécu les situations, celui qui se souvient.
Comme le dit Daniel Kahneman dans sa conclusion, cette reconstruction est faite par le Système 2, mais avec tous les biais induits par le Système 1 : « Le moi mémoriel est une construction du Système 2. Cependant, sa façon d'évaluer les épisodes et les vies relève de notre mémoire. La négligence de la durée et la règle du pic-fin trouvent leur origine dans le Système 1 et ne correspondent pas forcément aux valeurs du Système 2. Nous pensons que la durée est importante, mais notre mémoire nous dit le contraire. (…) La négligence de la durée du moi mémoriel, l'accent outrancier qu'il met sur les pics et les fins, et sa tendance à l'illusion rétrospective se conjuguent pour donner des reflets déformés de notre véritable expérience. (…) Le moi mémoriel et le moi expérimentant doivent être tous deux pris en compte, parce que leurs intérêts ne coïncident pas toujours. Les philosophes pourraient longtemps débattre de ces questions. »
C'était sur ce thème qu'il avait fait en février 2010, une conférence TED : L’énigme de l’expérience et de la mémoire (voir la vidéo ci-dessous)


Nous sommes donc le fruit de ce télescopage entre nos processus conscients et inconscients, à la fois forts de la rapidité de nos intuitions et de nos décisions et faibles de leurs a priori, forts de nos expériences accumulées et faibles de leurs imprécisions…
« Le Système 2, attentif, est qui nous pensons être. Il articule les jugements et fait des choix, mais il approuve ou rationalise souvent les idées et les sentiments engendrés par le Système 1. Vous ne savez peut-être pas que vous êtes favorable à un projet parce que quelque chose, chez la fille qui le dirige, vous rappelle votre sœur que vous aimez tant, ou bien que vous détestez telle autre personne parce qu'elle ressemble vaguement à votre dentiste. Cependant, si on vous demande de vous expliquer, vous fouillerez dans votre mémoire en quête de raisons présentables et en trouverez certainement. De plus, vous croirez l'histoire que vous aurez inventée. »
Ceci milite donc à être extrêmement vigilant sur les erreurs systématiques générées par notre Système 1. Du dernier livre de Daniel Kahneman, outre ceux déjà présentés précédemment, je retiens quatre thèmes : la non-prise en compte du hasard, la reconstruction du passé, l’aversion à la perte, les Econs et les humains.
(Paru le 21 novembre 2012)

13 mars 2013

WHAT YOU SEE IS ALL THERE IS !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (3)
Premier défaut important de notre Système 1 : comme il va au plus pressé (1), il se laisse facilement tromper par ce qui vient de se passer, par les apparences ou par ce qui l’entoure, même si ce n’est pas réellement pertinent pour la situation à analyser.
Ainsi si nous marchons lentement comme une personne âgée, nous reconnaîtrons plus vite des mots comme oubli, vieux ou solitaire ; et si un bureau de vote est situé dans une école, nous aurons plus tendance à voter favorablement en faveur d’une augmentation du financement des écoles. Ainsi si nous marchons lentement comme une personne âgée, nous reconnaîtrons plus vite des mots comme oubli, vieux ou solitaire ; et si un bureau de vote est situé dans une école, nous aurons plus tendance à voter favorablement en faveur d’une augmentation du financement des écoles. Inquiétant non ? (2)
Mais ceci n’est pas non plus sans intérêt : le plus souvent le contexte est pertinent et ces solutions ultrarapides sont efficaces et nous permettent de mieux nous adapter à notre environnement : « L'exposition répétée à un stimulus est profitable à l'organisme dans ses relations avec son environnement animé et inanimé immédiat. Elle permet à l'organisme de distinguer les objets et les habitats qui sont sûrs de ceux qui ne le sont pas, et elle constitue la base la plus primitive des liens sociaux. Par conséquent, elle est à la base de l'organisation et de la cohésion sociale –  elle est la source fondamentale de la stabilité psychologique et sociale. »
Ce pari tiré du contexte nous amène à faire des choix sans que nous nous en rendions compte.
Ainsi dans cet exemple donné dans son livre (voir l’image ci-jointe), selon que les mêmes signes sont entourés par un A et C ou un 12 et 13, nous lisons spontanément un B ou 13…
Ou la phrase « Ann approached the bank » nous fera penser à une femme se rapprochant soit d’une banque, soit de la bordure d’une rivière selon le contexte de la phrase.
Ces biais cognitifs seraient sans problèmes, si nous en étions conscients, et si nous avions pu vérifier l’adéquation du choix fait. Or ce n’est pas le cas : notre Système 1 a choisi pour nous… et sans nous prévenir. Et comme notre Système 2 est paresseux, c’est-à-dire qu’il s’arrête dès qu’une solution cohérente lui est proposée, ne comptons pas trop sur lui…
Ainsi Daniel Kahneman écrit : « Dans l’incertitude, le Système 1 parie sur une réponse, et les paris sont guidés par l’expérience. (…) Une seule interprétation vous est venue à l'esprit et vous n'avez jamais eu conscience de l'ambiguïté. (…) La combinaison d'un Système 1 en quête de cohérence et d'un Système 2 paresseux implique que le Système 2 approuvera beaucoup de convictions intuitives qui reflètent étroitement les impressions engendrées par le Système 1. (…) Pour qu'une histoire paraisse solide, ce qui importe, c'est la cohérence de l'information, non son exhaustivité. »
Il résume ce risque constant en une expression simple et choc : « WYSIATI = What You See Is All There Is » (3)!  Vers la fin de son livre, il nous expliquera que, sachant que nous sommes victimes des histoires simples et faciles, il a essayé d’en créer tout au long de son propos…
(Paru le 15 novembre 2012)

(1) Je simplifie ici la pensé de Daniel Kahneman
(2) Cette influence d’une information, – même si elle est erronée –, sur une décision est appelée par Daniel Kahneman, un effet d’ancrage : « La même maison vous paraîtra d'une plus grande valeur avec un prix élevé plutôt qu'avec un prix plus bas, même si vous êtes décidé à résister à l’influence du chiffre. (…) Le jugement des gens était influencé par un nombre qui n'avait manifestement aucune valeur informative. »
(3) Traduite par « COVERA = Ce qu'On Voit Et Rien d'Autre » dans la version française

12 déc. 2012

ARRÊTONS DE DIRIGER EN CROYANT LE MONDE PEUPLÉ D’ « ÉCONS » !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (14)
Au travers de ses travaux et ses écrits, Daniel Kahneman a montré la complexité de nos motivations, pourquoi nous allions faire tel ou tel choix, comment ce n’était pas la simple perspective d’un gain qui allait nous décider, et combien le risque de perdre ce que nous avions déjà pouvait nous tétaniser.
Il a ainsi dressé un tableau de nous les humains, bien éloignés de ces êtres mathématiques et logiques que manipulent les économistes. Il résume ceci au travers d’une expression simple et parlante :
« Mes collègues économistes travaillaient dans le bâtiment voisin, mais je n'avais pas pris la mesure des profondes différences entre nos mondes intellectuels. Pour un psychologue, il est évident que les gens ne sont ni complètement rationnels, ni complètement égoïstes, et que leurs goûts sont tout sauf stables. C'était comme si nos disciplines étudiaient deux espèces différentes, que l'économiste comportemental Richard Thaler a baptisées par la suite les Econs et les Humains. Contrairement aux Econs, les Humains que connaissent les psychologues ont un Système 1. Leur vision du monde est limitée par les informations dont ils disposent à un moment donné (COVERA), et par conséquent, ils ne peuvent pas faire preuve de la même constance et de la même logique que les Econs. »
Les Econs et les Humains, voilà bien un des problèmes majeurs non seulement en économie, mais en management : j’ai croisé des dirigeants qui, trop bien formés et déformés par leurs études, croyaient leurs entreprises peuplés d’Econs, c’est-à-dire d’individus logiques et rationnels. Ces mêmes dirigeants oublient combien eux-mêmes ne sont pas des Econs, et combien ils sont mûs par leurs ambitions, leurs peurs et leurs émotions…
S’ils étaient un peu plus attentifs à la nature humaine des comportements, ils comprendraient pourquoi les changements qu’ils proposent génèrent plus de peurs que d’adhésion, pourquoi « ceux qui risquent de perdre se battront avec plus d’acharnement que ceux qui pourraient en tirer parti. »
S’ils étaient un peu plus informés des travaux de Daniel Kahneman, ils sauraient qu’un gestionnaire de portefeuille n’a pas un comportement rationnel, et qu’il cherchera toujours à vendre d’abord les titres sur lesquels il a le plus gagné depuis leur prix d’achat, et non pas ceux qui ont le moins de perspectives de plus-value.
(1)

Il est vrai par contre que « les vendeurs apprennent rapidement qu'en manipulant le contexte dans lequel un client voit un produit, ils peuvent profondément influencer ses préférences. » La vente est souvent l’art de manipuler les réflexes induits par le Système 1 des clients.
Est-ce rêver que penser que l’on pourrait construire un monde où les dirigeants politiques comme économiques tiendraient compte de tous ces enseignements ?
Pour terminer cette longue promenade dans le dernier livre de Daniel Kahneman, je lui laisse la parole avec une phrase qui résume toute son humanité :
« Les pauvres pensent comme les traders, mais la dynamique n'est pas du tout la même. Contrairement aux courtiers, les pauvres ne sont pas insensibles aux différences entre le gain et la perte. Leur problème, c'est qu'ils n'ont de choix qu'entre des pertes. »


(1) Dessin emprunté à la vaste bibliothèque des pensées du chat de Philippe Geluck…

11 déc. 2012

REFUSER DE JOUER UNE SEULE FOIS À UN JEU QUE NOUS JOUERIONS À RÉPÉTITION !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (13)
Notre aversion à la perte présente une autre caractéristique : l’effet de dotation, c’est-à-dire la douleur que nous avons à nous séparer de ce qui nous appartient, ou que nous considérons comme tel. Cette douleur de perdre ou de risquer perdre est pour chacun d’entre nous est supérieure à celle de l’acquérir.
Ceci est à l’origine de comportements que la vision simplificatrice et mathématique des économistes ou des pseudo-sociologues en mal d’équation, a dû mal à intégrer, car elle ne rentre pas dans leur modèle sensé représenter nos comportements.
Daniel Kahneman imagine par exemple le cas suivant : « Deux grands passionnés de sport prévoient de faire 70  kilomètres pour voir un match de basket. L'un d'eux a payé son ticket ; l'autre était sur le point de l'acheter quand un ami lui en a offert un. Une tempête de neige est annoncée pour le soir du match. Lequel des deux est le plus susceptible de braver la tempête pour voir le match ? »

Bien sûr, c’est celui qui l’a payé qui sera le plus enclin à braver les intempéries, et pourtant les deux se trouvent théoriquement face à la même situation : le risque lié aux intempéries vaut-il face au fait d’assister à un match de football ? Mais l’un aura la sensation de perdre ce qui lui appartient, et l’autre pas. Donc les deux choix ne sont pas identiques.
Autre exemple encore plus troublant : imaginez un pari à pile ou face dans lequel vous pourriez perdre 100 € ou en gagner 200. Présenté ainsi, les expériences montrent que la plupart refusent de jouer. Maintenant, quelles seront les pertes et les gains si vous jouez deux fois de suite : vous aurez alors une chance sur quatre de gagner 400, un sur deux de gagner 100, une sur quatre de perdre 200. Le jeu paraît plus attractif, n’est-ce pas ? Si jamais, vous jouez trois fois de suite, vous aurez une chance sur huit de gagner 600, trois sur huit de gagner 300, trois sur huit de ne rien gagner du tout, et une sur huit de perdre 300. Qui refuserait un tel pari ?
Et pourtant, vous et moi, nous refuserions très probablement de jouer une seule fois. Comment se fait-il donc que nous serions prêts sans hésiter à jouer trois fois, mais pas une ? C’est un des effets les plus surprenants de notre aversion démontré par Daniel Kahneman : comme nous sommes vraiment très mauvais en calcul de probabilité et que nous avons plus peur de perdre que de gagner, nos comportements sont illogiques !
Pour lutter contre ce travers qui nous amène à prendre des décisions absurdes, Daniel Kahneman recommande de ne plus penser un événement comme isolé, mais d’imaginer que nous aurons plus fois de suite à prendre la même décision, et de nous poser alors la question de ce que nous ferions : si nous sommes prêts à prendre plusieurs fois la même décision, n’hésitons pas à la prendre une fois !
Il exprime ceci ainsi : « Posez-vous la question suivante si vous le voulez bien : êtes-vous sur votre lit de mort ? Est-ce la dernière proposition de petit pari favorable que vous aurez à envisager ? Bien sûr, il est peu probable que l'on vous propose exactement le même pari à nouveau, mais vous rencontrerez de nombreuses occasions d'étudier des paris attractifs dont les enjeux seront très faibles par rapport à votre richesse. Vous vous accorderiez une grande faveur financière si vous étiez capable de voir chacun de ces paris comme faisant partie d'un ensemble de petits paris et de vous répéter le mantra qui vous fera approcher de bien plus près la rationalité économique : vous gagnez peu, vous perdez peu. »

Décidément nous sommes bien loin de ces êtres théoriques que manipulent les économistes : c’est la différence entre les « Humains » et les « Econs », dernier thème qui me reste à aborder…
(à suivre)

10 déc. 2012

NOUS AVONS PEUR DE PERDRE, ET SURTOUT DE REGRETTER CE QUE NOUS AURIONS PU GAGNER !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (12)
Après notre difficulté à prendre en compte le hasard, et notre propension à reconstruire le passé, voici le troisième thème : notre aversion à la perte. C’est cette découverte qui est à l’origine de ce que Daniel Kahneman a appelé la théorie des perspectives et qui, pour l’essentiel, lui a valu d’obtenir le Nobel d’Économie en 2002.
De quoi s’agit-il ? Une fois encore d’une idée simple : nous avons plus peur de perdre 1 € que d’en gagner 1 €. Cette observation démontrée par de nombreuses expériences est lourde de conséquences, car, à elle seule, elle remet en cause les fondements des théories classiques économiques : en effet, celles-ci, implicitement ou explicitement, reposent sur l’idée que « (1) + (-1) = 0 » et font l’hypothèse que le comportement humain cherche à maximiser la somme de ses gains et de ses pertes.
Dans son dernier livre, Daniel Kahneman revient sur ce point fondamental :
« Le « taux d'aversion à la perte » a été estimé dans le cadre de plusieurs expériences et se situe généralement entre 1,5 et 2,5. (…) Il y a des risques que vous n'accepterez pas, peu importe les millions que vous pourriez gagner si vous avez de la chance. (…) La douleur de perdre 900 euros représente plus de 90 % de la douleur causée par la perte de 1  000 euros. Ces deux idées sont l'essence même de la théorie des perspectives. »
Notre aversion à la perte se complique avec la notion de regret : face à une décision à prendre, nous choisirons non pas seulement celle qui maximisera le rapport entre gain et perte, mais celle qui aussi ne risquera pas de déclencher de trop grands regrets. Voici un exemple tiré du livre :
« Voici deux problèmes :
- Problème 6 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million d'euros OU 50 euros avec certitude.
- Problème 7 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million d'euros OU 150 000 avec certitude.
Comparez, dans chacun des deux cas, la douleur anticipée si vous décidez de parier mais que vous ne gagnez pas. Dans les deux cas, l'échec est une déception, mais la douleur potentielle est aggravée dans le problème 7 par le fait que vous savez que si vous choisissez de parier et que vous perdez, vous regretterez la « cupidité » de votre décision qui vous a coûté 150  000 euros. Avec le regret, la perception du résultat dépend d'une option que vous auriez pu choisir, mais que vous avez finalement repoussée. »
(à suivre)

6 déc. 2012

L’INCONSCIENCE EST UN DES MOTEURS DU CAPITALISME !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (11)
Troisième et dernier volet sur notre propension à reconstruire le passé, à avoir l’illusion de la validité… bref à nous tromper sur notre capacité à comprendre et prévoir : comment ce défaut est-il un des moteurs de la société actuelle et du capitalisme ?
Selon les travaux menés par Daniel Kahneman, sans notre cécité par rapport au futur et notre optimisme sur nos propres capacités, aucun investissement ne serait réalisé, aucune acquisition faite, aucune entreprise créée :
« La prise de risque optimiste des chefs d'entreprise contribue certainement au dynamisme d'une société capitaliste, même si la plupart des preneurs de risque subissent des déceptions. (…)
Bien souvent, j'ai posé cette question à des fondateurs et des membres de start-up innovantes : dans quelle mesure vos résultats dépendront-ils de ce que vous faites dans votre entreprise ? Une question manifestement facile. La réponse vient rapidement et dans mon petit échantillon, elle n'a jamais été inférieure à 80 %. Même quand ils ne sont pas sûrs de réussir, ces gens audacieux estiment avoir leur sort presque entièrement entre leurs mains. Ils ont certainement tort. Le résultat d'une start-up dépend autant des performances de ses concurrents et des changements sur le marché que de ses propres efforts. (…)
Les directeurs financiers étaient beaucoup trop confiants dans leur capacité à prévoir le marché. L'excès de confiance est une autre manifestation de COVERA (1): quand nous estimons une quantité, nous nous appuyons sur les informations qui nous viennent à l'esprit et nous bâtissons une histoire cohérente où cette estimation trouve son sens. (…) Un directeur financier qui informe ses collègues qu'il y a « de bonnes chances que les retours de S&P se situent entre –10 % et + 30 % » peut s'attendre à quitter la pièce sous les quolibets. Ce large intervalle de confiance est un aveu d'ignorance, ce qui est socialement inacceptable de la part de quelqu'un qui est payé pour s'y connaître dans le domaine financier. Même s'ils savaient à quel point ils en savent peu, les responsables seraient pénalisés s'ils l'admettaient. »
D’ailleurs à l’inverse si nous étions capables de prévoir ce qui allait arriver, aucune entreprise ne créerait de la valeur durablement, car progressivement toutes les entreprises s’aligneraient sur la stratégie gagnante. C’est bien le fait que ce soit le hasard et l’incertitude qui régissent notre qui est le garant de nos libertés, de l’innovation et de la créativité.
Faut-il encore l’admettre, et ne pas tomber dans le travers de Jean-Paul Sartre qui lui avait fait écrire : « Je préfère le désespoir à l’incertitude ». Non l’incertitude, et notre incapacité à savoir à l’avance ce qui va advenir, sont la source de l’espoir.
(à suivre)

(1) « COVERA = Ce qu’on voit et rien d’autre » traduction de l’expression originale de Daniel Kahneman : « WYSIATI : What you see is all there is »