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8 mars 2024

DES JEUX DE MOTS QUI N’EN SONT PAS

Au travers de mes mots,
Je rêve, imagine, élabore des plans.
Langage, support de ma pensée.
Écrire pour dessiner en moi,
Et me parler à moi-même.

 

Au travers de nos mots,

Je t’écoute, m’exprime, échange.

Langage, support de notre communication.

Écrire pour dessiner en toi,

Et parler en toi-même.

 

Jamais tu n’auras pas accès à ce que je pense,

Juste à mes mots et au sens que tu leur donnes.

Et pourtant, nous nous parlons,

Et tentons de nous comprendre.

Imparfaitement, un peu, un peu plus…

 

Langage, affaire privée et bien collectif,

Source de relation intime et partagée ?

Imaginaire et échange,

Intelligibilité et malentendu.

Naissance des je et des nous.

 

Aussi les mots sont-ils trop sérieux pour en jouer !

16 févr. 2018

JE PENSE AU TRAVERS DE MES LANGAGES

C’est grâce à nos langages que nous interprétons le monde dans lequel nous vivons 
Nos langages ne sont pas seulement les langues que nous maitrisons. Ainsi les mathématiques ou le jeu d’échec sont aussi des langages : 
- Là où le profane ne voit que des assemblages de lettres, de chiffres et de symboles, le mathématicien lit le problème et architecture des solutions,
- Si l’on présente à ce joueur d’échec des pièces correspondant à une partie réellement jouée, il lit la configuration, la mémorise très rapidement, et pourra la reproduire sans se tromper. Si les pièces sont posées au hasard, il ne verra plus de configuration et aura autant de difficulté qu’un débutant à se souvenir de la localisation des pièces. 
- De même un Chinois, face à un texte écrit en mandarin, lit les caractères, là où je ne vois que des traits que je suis incapable de reproduire. Si ces caractères étaient des traits faits au hasard, il se retrouverait dans la même situation que moi.
Ainsi, chacun de nous détient un ensemble de langages – les langues que nous maitrisons, les expertises acquises, notre histoire familiale et personnelle –, et c’est grâce et à travers eux que nous sommes à même d’interpréter le monde dans lequel nous vivons et d’en extraire des informations et du sens. 
L’entreprise, elle aussi, se nourrit d’interprétations. Comme pour un individu, elles reposent sur des langages. Les langages sont essentiellement ceux des mots, mais pas seulement : chaque population technique a son propre langage qui est un de ses vecteurs d’efficacité. Les mots eux-mêmes dans une grande entreprise relèvent des langues multiples : même s’il existe toujours une langue dominante qui sert de support à la communication collective, cela suppose pour bon nombre un double effort de traduction.
Comment franchir ces obstacles en entreprise ? Un des leviers est la construction d’une culture commune, c’est-à-dire d’un langage commun. Ce langage repose sur un ensemble de signes verbaux et non verbaux qui sont des raccourcis permettant à chacun d’échanger et de construire une compréhension commune face à une situation donnée.

14 févr. 2018

IL EST IMPOSSIBLE DE SE COMPRENDRE… QUOIQUE…

Comment communiquer ?
Prenons un cas extrêmement simple : vous voulez parler, pour une raison ou une autre, d’une table. Vous employez le mot sans précaution particulière, sans y mettre aucun affect. Vous parlez « techniquement » d’une table. Vous êtes neutre et calme. 
Normal, non, puisque la table est un objet simple que tout le monde connaît. Aucun risque de ne pas être compris. Pas de problème, pas de raison de « se prendre la tête », n’est ce pas ?
Oui, mais il se trouve que celui à qui vous parlez a un père menuisier qui avait pour spécialité de faire des tables. Toute son enfance, votre interlocuteur l’a passée auprès de ce père, sa mère étant morte alors qu’il était très jeune. Un père castrateur, donneur de leçons et qui lui répétait tout le temps : « Tu vois, des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». 
Quelques années plus tard, il s’était orienté vers une école d’ingénieur. Pour prouver à son père que, s’il ne pouvait pas faire des tables comme les siennes, il avait d’autres talents.
Tout cela est bien loin maintenant, puisqu’il a près de cinquante ans. Certes, mais son père vient de mourir. La semaine dernière. L’enterrement était hier.
Et vous êtes debout, face à lui, vous son supérieur hiérarchique. Et vous lui parler de table. Du coup, tout son passé lui revient. Il ne vous écoute plus. Il est ailleurs…
Évidemment cette histoire est caricaturale, et vous n’avez à peu près aucune chance de vous retrouver dans une situation aussi extrême. 
Mais à chaque fois que vous exprimez quelque chose – quoi que ce soit –, vous employez des mots qui, pour vous, correspondent au sens que vous voulez donner, à votre interprétation : vous parlez à partir de votre histoire et de votre vision du monde.
Votre interlocuteur, celui qui reçoit votre message, l’interprète lui à partir de son histoire, son expérience et l’ensemble de ses ressorts émotionnels propres.
Difficile de se comprendre… sauf si l’on a pris le temps de comprendre quel est celui à qui l’on s'adresse, ou que l’on arrive à construire une histoire qui parlera à tous. Une parabole comme dans la bible par exemple…
Me suis-je fait comprendre ? J

6 nov. 2015

BALLET DE DOIGTS

Communiquer
A quelques mètres de moi, un petit groupe ne fait aucun bruit. Seules, leurs mains bougent. Ils sont là et ailleurs. Physiquement présents, mais dans une autre dimension. Un monde parallèle, un nouveau continent commence. Leur différence est évidente : des sourds-muets et leur langage des signes. 
Mais ne dire que cela, c’est ne rien comprendre. Comme quelqu’un qui croirait qu’il suffit de dire des mots à voix haute pour en connaître le sens, de parler une langue étrangère pour en saisir la signification. Je regarde leur ballet de doigts, chorégraphie sans cesse renouvelée, où se combinent des figures de base que, petit à petit, j’essaie d’identifier. 
Leur conversation s’anime, les gestes se font plus rapides. Est-ce leur façon d’élever la voix ? Peut-on couper la parole en signant ? A-t-on le droit de saisir les doigts de celui qui s’exprime, pour accaparer la parole ? J’assiste à une cacophonie gestuelle.
Manifestement, tous viennent de banlieue. Au mouvement de leurs épaules et au choix de leurs vêtements, c’est évident. Est-ce qu’ils signent d’une façon différente ? Ont-ils un accent avec des gestes ? Savent-ils rapper en signant ? Je suis le témoin de la langue muette du Neuf Trois. 
Je rêve du défi de reproduire la sophistication de la prose de Proust avec des doigts qui dansent. Qui pourrait en faire partager la magie en la mimant ? La subtilité du récit de ses terreurs nocturnes, ses craintes concernant Albertine, ou les fastes du bal chez la Princesse de Guermantes, sont incompatibles avec toute simplification. 
Simplifier, c’est trahir. Parler aussi. Signer encore plus. Chacun communique comme il peut…

11 mai 2015

LE MANAGEMENT EST UNE AFFAIRE DE JEUX DE MOTS

Vidéo « Les Radeaux de feu »
Nous pensons au travers de nos langages. Aussi les mots ne sont-ils pas seulement un enjeu pour la communication.

11 août 2014

STRATÉGIE, MOTS ET CULTURE PARTAGÉE

Pour une ergonomie des actions émergentes (4) - Best of (5/3/14)
L’entreprise, en tant que structure collective émergente, ne voit et n’entend qu’au travers des hommes qui la composent, ne connaît ni les faits bruts, ni le réel, et est tissée des interprétations qui la parcourent.
Ainsi, ce n’est pas parce que la stratégie est clairement définie et stable, qu’elle est comprise et partagée. La diffuser dans toute l’entreprise suppose un effort constamment renouvelé, ne serait-ce qu’à cause des nouvelles recrues. C’est une raison de plus pour ne jamais en changer, et ne procéder qu’à de lentes inflexions, sinon sa diffusion et son intégration en profondeur dans l’entreprise ne seront jamais effectives. C’est la permanence des efforts et leur sédimentation qui donnent naissance à la culture de l’entreprise, c’est-à-dire à des repères communs. Celle-ci est le guide qui oriente les actions individuelles, et facilite la communication.
Pour que la stratégie devienne culture, et soit vécue et partagée, elle doit se retrouver dans les mots de l’entreprise, et être portée avec continuité par ses dirigeants successifs. Ainsi L’Oréal définit encore aujourd’hui ses valeurs et principes éthiques comme : « Nos valeurs sont inscrites dans le code génétique de L’Oréal. Aujourd’hui encore, elles s’expriment dans le quotidien de toutes les équipes à travers le monde. Portrait des six valeurs fondatrices du groupe. (…) Si depuis plus d’un siècle L’Oréal se consacre à un seul métier, la beauté, c’est avant tout par Passion. Passion pour ce que la cosmétique apporte aux femmes et aux hommes. (…) L’Innovation est aussi une de nos valeurs fondatrices. Nous n’oublierons jamais que notre société a été créée par un chercheur. (…) Parce qu’il n’y a pas d’innovation sans audace, sans prise d’initiatives, L’Oréal a de tout temps donné la primauté à l’homme sur les structures. (…) Synonyme d’autonomie, de challenge, d’aventure, le goût d’Entreprendre a toujours été stimulé et élevé en mode de management. (…) Ces quatre valeurs sont indissociables d’une cinquième, la quête de l’Excellence. (…) Enfin, qu’il s’agisse d’innover ou d’entreprendre, le groupe l’a toujours fait avec Responsabilité. »
Ce texte peut sembler banal, mais ce qui fait qu’il ne l’est pas, c’est qu’il correspond à la réalité de l’entreprise et qu’il est stable dans le temps. Je me souviens de mes trois années passées chez L’Oréal, il y a presque trente ans, et déjà alors un tel texte aurait pu être écrit, et était vécu au quotidien. L’essentiel s’y trouve : le fait que le développement des marques doit reposer non pas sur des promesses marketing sans fondements, mais sur des innovations et des performances, ce qui suppose la mise en avant de la recherche-développement ; la remise en cause permanente et la poursuite de l’excellence qui interdisent l’autosatisfaction et l’arrogance ; l’intégrité vis à vis de ses clients et de ses partenaires…

(extrait des Radeaux de feu)

5 mars 2014

STRATÉGIE, MOTS ET CULTURE PARTAGÉE

Pour une ergonomie des actions émergentes (4)
L’entreprise, en tant que structure collective émergente, ne voit et n’entend qu’au travers des hommes qui la composent, ne connaît ni les faits bruts, ni le réel, et est tissée des interprétations qui la parcourent.
Ainsi, ce n’est pas parce que la stratégie est clairement définie et stable, qu’elle est comprise et partagée. La diffuser dans toute l’entreprise suppose un effort constamment renouvelé, ne serait-ce qu’à cause des nouvelles recrues. C’est une raison de plus pour ne jamais en changer, et ne procéder qu’à de lentes inflexions, sinon sa diffusion et son intégration en profondeur dans l’entreprise ne seront jamais effectives. C’est la permanence des efforts et leur sédimentation qui donnent naissance à la culture de l’entreprise, c’est-à-dire à des repères communs. Celle-ci est le guide qui oriente les actions individuelles, et facilite la communication.
Pour que la stratégie devienne culture, et soit vécue et partagée, elle doit se retrouver dans les mots de l’entreprise, et être portée avec continuité par ses dirigeants successifs. Ainsi L’Oréal définit encore aujourd’hui ses valeurs et principes éthiques comme : « Nos valeurs sont inscrites dans le code génétique de L’Oréal. Aujourd’hui encore, elles s’expriment dans le quotidien de toutes les équipes à travers le monde. Portrait des six valeurs fondatrices du groupe. (…) Si depuis plus d’un siècle L’Oréal se consacre à un seul métier, la beauté, c’est avant tout par Passion. Passion pour ce que la cosmétique apporte aux femmes et aux hommes. (…) L’Innovation est aussi une de nos valeurs fondatrices. Nous n’oublierons jamais que notre société a été créée par un chercheur. (…) Parce qu’il n’y a pas d’innovation sans audace, sans prise d’initiatives, L’Oréal a de tout temps donné la primauté à l’homme sur les structures. (…) Synonyme d’autonomie, de challenge, d’aventure, le goût d’Entreprendre a toujours été stimulé et élevé en mode de management. (…) Ces quatre valeurs sont indissociables d’une cinquième, la quête de l’Excellence. (…) Enfin, qu’il s’agisse d’innover ou d’entreprendre, le groupe l’a toujours fait avec Responsabilité. »
Ce texte peut sembler banal, mais ce qui fait qu’il ne l’est pas, c’est qu’il correspond à la réalité de l’entreprise et qu’il est stable dans le temps. Je me souviens de mes trois années passées chez L’Oréal, il y a presque trente ans, et déjà alors un tel texte aurait pu être écrit, et était vécu au quotidien. L’essentiel s’y trouve : le fait que le développement des marques doit reposer non pas sur des promesses marketing sans fondements, mais sur des innovations et des performances, ce qui suppose la mise en avant de la recherche-développement ; la remise en cause permanente et la poursuite de l’excellence qui interdisent l’autosatisfaction et l’arrogance ; l’intégrité vis à vis de ses clients et de ses partenaires…

(extrait des Radeaux de feu)

12 déc. 2013

LE MANAGEMENT EST UNE AFFAIRE DE JEUX DE MOTS

Vidéo « Les Radeaux de feu » (8)
Nous pensons au travers de nos langages. Aussi les mots ne sont-ils pas seulement un enjeu pour la communication.

11 déc. 2013

C’EST SÉRIEUX DE JOUER AVEC LES MOTS

L’individu humain : le futur anticipé (2)
Ainsi, les langages tissent-ils en nous et entre nous des fils sociaux, et relient des présents et passés multiples. Dans la continuité de la logique du monde, ils sont un vecteur puissant pour élaborer des nouvelles matriochkas sociales, souples et multiples.
C’est paradoxalement de ce tissage social que naît l’individu humain : à sa naissance, un enfant n’est qu’un individu potentiel, ce sont les relations qui le font devenir lui-même. Car « la relation précède l’individu, pas le contraire. Ce ne sont pas les individus qui créent la société, c’est la société qui crée les individus. » (1). A nouveau la puissance des propriétés collectives : rappelez-vous que ce sont elles qui créent les emboîtements.
Internet est lui aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne restera pas grand-chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus. Si les pages web sont de plus en plus animées, et les images omniprésentes, elles sont avant tout faites de mots. Mais nous sommes tellement habitués à leur présence, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons plus !
Pourtant sans les mots, rien ne serait. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIe siècle ? Avant de parler de 2.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance du "brick & mortar", n’oublions pas ces précieux auxiliaires et approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues, notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
(…) Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit pas laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec, car « lire après tout, est une façon de vivre à l’intérieur des mots d’autrui. » (2)
(1) Donald W. Winnicott cité par Jeremy Rifkin, dans Une nouvelle conscience pour un monde en crise, p.64
(2)  Siri Hustvedt, La femme qui tremble, p.168
(extrait des Radeaux de feu)

7 août 2013

LA DÉMOCRATIE DES ABEILLES

Danser pour se parler
Si jamais vous voyez une abeille danser, ne croyez pas qu’elle est prise de folie, un rêve de mini Noureev en quelque sorte,  non, elle est en train de parler avec ses sœurs : Karl von Frisch, éthologiste allemand et prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973, a montré que les abeilles se servaient de la danse pour communiquer entre elles.
Par les modalités des mouvements qu’elles effectuent, elles indiquent à leurs congénères l’intérêt de ce qu’elles ont découvert, la direction dans laquelle cela se trouve, ainsi que la distance.
C’est ainsi par exemple que la découverte de fleurs particulièrement riches en pollen peut être transmise au sein de la ruche.



Mais il y a encore plus surprenant : grâce à leur danse, les abeilles échangent des informations entre elles, et choisissent par un vote majoritaire, le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche. Cette capacité collective mise en évidence et analysée par Thomas D. Seeley est tout à fait spectaculaire…

L'intelligence répartie des abeilles
La danse des abeilles est aussi le support d’un processus démocratique :
- Quand la recherche d’un emplacement pour une nouvelle ruche est rendue nécessaire, quelques dizaines exploratrices partent explorer les environs à la recherche d’une cavité présentant les caractéristiques requises (taille de la cavité, position et taille de l’ouverture, distance par rapport au sol). Elles prospectent à des distances pouvant aller à quelques kilomètres.
- Quand elles en découvrent une, elles reviennent et expriment par une danse, l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, ainsi que sa position. Les exploratrices qui ne sont pas encore parties, ou celles qui, après avoir indiqué le résultat de leur recherche, étaient devenues spectatrices, regardent ces danses et choisissent la proposition qui leur semble la plus intéressante. Elles partent alors à leur tour à la découverte de cet emplacement, et mènent leur propre évaluation. Elles reviennent ensuite et dansent à leur tour.
- Ainsi de proche en proche, les meilleurs emplacements recrutent un nombre croissant d’exploratrices les supportant. Quand un des emplacements est supporté par un nombre d’exploratrices qui dépasse un certain quota, la décision de le choisir est enclenchée, et l’ensemble de la ruche décolle, guidée par les exploratrices qui savent où il se trouve.
Des études ont montré que ce processus de décision collective correspondait à celui du cerveau des animaux plus sophistiqués : « Ces systèmes sont fondamentalement similaires à ceux des systèmes cognitifs élaborés par la sélection naturelle pour être capables d’acquérir et de traiter des informations afin de prendre des décisions. (…) Le processus de décision d’un essaim d’abeilles fonctionne fondamentalement de la même façon qu’un cerveau de singe. » 1
Ainsi l’essaim est une entité qui a globalement les capacités cognitives qui seront plus tard celle d’un individu seul, individu qui sera le fruit de l’évolution : la colle sociale a anticipé la sophistication future.



(1) Thomas D. Seeley, Honeybee Democracy

(Article paru en 2 parties les 18 et 22 avril 2013)

22 avr. 2013

L’INTELLIGENCE RÉPARTIE DES ABEILLES

La démocratie des abeilles (2)
La danse des abeilles est aussi le support d’un processus démocratique :
- Quand la recherche d’un emplacement pour une nouvelle ruche est rendue nécessaire, quelques dizaines exploratrices partent explorer les environs à la recherche d’une cavité présentant les caractéristiques requises (taille de la cavité, position et taille de l’ouverture, distance par rapport au sol). Elles prospectent à des distances pouvant aller à quelques kilomètres.
- Quand elles en découvrent une, elles reviennent et expriment par une danse, l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, ainsi que sa position. Les exploratrices qui ne sont pas encore parties, ou celles qui, après avoir indiqué le résultat de leur recherche, étaient devenues spectatrices, regardent ces danses et choisissent la proposition qui leur semble la plus intéressante. Elles partent alors à leur tour à la découverte de cet emplacement, et mènent leur propre évaluation. Elles reviennent ensuite et dansent à leur tour.
- Ainsi de proche en proche, les meilleurs emplacements recrutent un nombre croissant d’exploratrices les supportant. Quand un des emplacements est supporté par un nombre d’exploratrices qui dépasse un certain quota, la décision de le choisir est enclenchée, et l’ensemble de la ruche décolle, guidée par les exploratrices qui savent où il se trouve.
Des études ont montré que ce processus de décision collective correspondait à celui du cerveau des animaux plus sophistiqués : « Ces systèmes sont fondamentalement similaires à ceux des systèmes cognitifs élaborés par la sélection naturelle pour être capables d’acquérir et de traiter des informations afin de prendre des décisions. (…) Le processus de décision d’un essaim d’abeilles fonctionne fondamentalement de la même façon qu’un cerveau de singe. » 1
Ainsi l’essaim est une entité qui a globalement les capacités cognitives qui seront plus tard celle d’un individu seul, individu qui sera le fruit de l’évolution : la colle sociale a anticipé la sophistication future.



(1) Thomas D. Seeley, Honeybee Democracy

18 avr. 2013

DANSER POUR SE PARLER

La démocratie des abeilles (1)
Si jamais vous voyez une abeille danser, ne croyez pas qu’elle est prise de folie, un rêve de mini Noureev en quelque sorte,  non, elle est en train de parler avec ses sœurs : Karl von Frisch, éthologiste allemand et prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973, a montré que les abeilles se servaient de la danse pour communiquer entre elles.
Par les modalités des mouvements qu’elles effectuent, elles indiquent à leurs congénères l’intérêt de ce qu’elles ont découvert, la direction dans laquelle cela se trouve, ainsi que la distance.
C’est ainsi par exemple que la découverte de fleurs particulièrement riches en pollen peut être transmise au sein de la ruche.



Mais il y a encore plus surprenant : grâce à leur danse, les abeilles échangent des informations entre elles, et choisissent par un vote majoritaire, le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche. Cette capacité collective mise en évidence et analysée par Thomas D. Seeley est tout à fait spectaculaire…
(à suivre)

27 mars 2013

LES LANGAGES SONT LE PROPRE DE L’HOMME

Nous ne pouvons pas ne pas communiquer
Selon Rabelais, le rire est le propre de l’homme. Il est vrai que j’ai rarement vu des fourmis rire, mais comment être certain qu’elles ne vivent pas à leur échelle une forme d’humour ? Mais les singes semblent bien capables de se jouer des tours, et de s’en amuser. Donc il semble bien que le rire ne soit pas vraiment le propre de l’homme.
Par contre, je n’ai jamais entendu parler d’un animal qui ferait un numéro de chansonnier ou un stand-up, avec tous ses congénères assis et s’esclaffant de ses jeux de mots. Car, oui, le langage, avec toutes ses subtilités, tous les sens et les contresens qu’il véhicule, nous est bien spécifique : si les animaux communiquent entre eux, et sont capables à partir de cela de déclencher des comportements collectifs, ils n’emploient pas à proprement parler de langage, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas capables de manipuler des symboles porteurs de sens et qui se substituent aux objets même, et les représentent.
Nous, humains, au fil de notre évolution, nous avons multiplié nos langages. Bien sûr d’abord ceux au travers desquels nous nous exprimons et lisons. Mais aussi une multitude de langages spécialisés, soit pour le jeu (comme les échecs, le bridge ou le go), soit pour les sciences ou la technique (les mathématiques, la physique, la chimie, l’architecture…), soit au sein de structures locales (les langues internes aux entreprises par exemple avec leur floraison d’acronymes).
D’ailleurs, sauf à nous isoler sur une île déserte, nous ne pouvons pas ne pas communiquer. En effet comme chacun de nos comportements a valeur de message, volontairement ou involontairement, nous nous exprimons sans cesse, et symétriquement nous sommes soumis au flux des autres :  « On ne peut pas ne pas avoir de comportement. Or, si l’on admet que, dans une interaction, tout comportement a la valeur d’un message, c’est-à-dire qu’il est une communication, il suit qu’on ne peut pas ne pas communiquer, qu’on le veuille ou non. Activité ou inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message. De tels comportements influencent les autres, et les autres, en retour, ne peuvent pas ne pas réagir à ces communications, et de ce fait eux-mêmes communiquer. » 1
Bref, même si sous le coup d’une colère, nous pouvons nous écrier : « L’enfer, c’est les autres » 2, sans eux, nous sommes impuissants. Aussi les mots, c’est du sérieux, on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec, et « lire après tout, est une façon de vivre à l’intérieur des mots d’autrui. » 3
(Article paru le 15 janvier 2013)
(1) P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D Jackson, Une logique de communication
(2) Jean-Paul Sartre, Huit Clos
(3) Siri Hustvedt, La femme qui tremble

16 janv. 2013

NOUS EXTRAYONS DES RÉGULARITÉS DU MONDE

On ne voit que ses pensées
Comment notre cerveau peut-il induire à partir de presque rien ?
Essentiellement parce qu’il ne se contente pas de tirer des conclusions à partir de ce qu’il observe, mais parce qu’il mobilise des règles apprises dans le passé : il est capable de transférer des règles et donc de progresser ainsi rapidement.
Par exemple, si, parce que quelqu’un vient de tirer de tirer cinq boules blanches d’une boîte dont on ne voit pas le contenu, il est périlleux et faux d’en déduire que la suivante sera forcément une boule blanche. Mais si l’on a appris, par l’expérience, que ces boîtes ne contiennent toujours que des objets identiques, et de même couleur, on saura que les tirages suivants seront aussi des boules blanches.
C’est ce type de transfert d’expérience qui permet l’apprentissage du langage chez un enfant :
1. Face à une ensemble de cinq objets, trois sortes de balles et deux sortes de tasses, il apprend que trois s’appellent des balles, et deux des tasses.
2. Il constate que les formes des balles et des tasses sont différentes, mais que toutes les tasses ont la même forme, ainsi que les tasses.
3. Il en conclut qu’à chaque nom, correspond une forme spécifique. Les « choses » ont une forme donnée qui les caractérise.
4. Il transfère ce savoir acquis à d’autres noms, et comprend qu’une girafe est un animal qui a une forme de girafe, qu’un crayon la forme d’un crayon, etc.
C’est le principe du méta-apprentissage : nous apprenons à apprendre, et, chaque progrès nous transforme et facilite l’acquisition future. Nous extrayons naturellement des régularités du monde.
En simplifiant, voici donc comment on pourrait représenter le fonctionnement de notre processus de pensée :
- Notre cerveau est « nourri » des informations transmises par nos cinq sens (vue, audition, toucher, goût, odorat).
- De ces informations, après un traitement immédiat et automatique, qui s’appuie sur des métarègles et les connaissances issues de notre passé, émerge une première interprétation de la situation.
- Cette interprétation, enrichie des traces mémorielles et des émotions associées à elle, est transmise à nos processus conscients pour traitement.
Et ainsi, nous n’avons jamais accès consciemment aux faits bruts qui nous entourent…

15 janv. 2013

LES LANGAGES SONT LE PROPRE DE L’HOMME

Nous ne pouvons pas ne pas communiquer
Selon Rabelais, le rire est le propre de l’homme. Il est vrai que j’ai rarement vu des fourmis rire, mais comment être certain qu’elles ne vivent pas à leur échelle une forme d’humour ? Mais les singes semblent bien capables de se jouer des tours, et de s’en amuser. Donc il semble bien que le rire ne soit pas vraiment le propre de l’homme.
Par contre, je n’ai jamais entendu parler d’un animal qui ferait un numéro de chansonnier ou un stand-up, avec tous ses congénères assis et s’esclaffant de ses jeux de mots. Car, oui, le langage, avec toutes ses subtilités, tous les sens et les contresens qu’il véhicule, nous est bien spécifique : si les animaux communiquent entre eux, et sont capables à partir de cela de déclencher des comportements collectifs, ils n’emploient pas à proprement parler de langage, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas capables de manipuler des symboles porteurs de sens et qui se substituent aux objets même, et les représentent.
Nous, humains, au fil de notre évolution, nous avons multiplié nos langages. Bien sûr d’abord ceux au travers desquels nous nous exprimons et lisons. Mais aussi une multitude de langages spécialisés, soit pour le jeu (comme les échecs, le bridge ou le go), soit pour les sciences ou la technique (les mathématiques, la physique, la chimie, l’architecture…), soit au sein de structures locales (les langues internes aux entreprises par exemple avec leur floraison d’acronymes).
D’ailleurs, sauf à nous isoler sur une île déserte, nous ne pouvons pas ne pas communiquer. En effet comme chacun de nos comportements a valeur de message, volontairement ou involontairement, nous nous exprimons sans cesse, et symétriquement nous sommes soumis au flux des autres :  « On ne peut pas ne pas avoir de comportement. Or, si l’on admet que, dans une interaction, tout comportement a la valeur d’un message, c’est-à-dire qu’il est une communication, il suit qu’on ne peut pas ne pas communiquer, qu’on le veuille ou non. Activité ou inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message. De tels comportements influencent les autres, et les autres, en retour, ne peuvent pas ne pas réagir à ces communications, et de ce fait eux-mêmes communiquer. » 1
Bref, même si sous le coup d’une colère, nous pouvons nous écrier : « L’enfer, c’est les autres » 2, sans eux, nous sommes impuissants. Aussi les mots, c’est du sérieux, on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec, et « lire après tout, est une façon de vivre à l’intérieur des mots d’autrui. » 3

(1) P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D Jackson, Une logique de communication
(2) Jean-Paul Sartre, Huit Clos
(3) Siri Hustvedt, La femme qui tremble

10 sept. 2012

COMMENT TRAVAILLER ENSEMBLE SANS POUVOIR SE COMPRENDRE ?

Personne ne voit, n’entend, ni ne dit la même chose (Neurosciences 25)
Nous ne voyons donc pas ce que regardent nos yeux, mais ce que notre cerveau en a pensé. Toute vision est une déconstruction des informations acquises par nos cellules oculaires, et une reconstruction mentale enrichie de significations, significations qui sont la résultante de ce qui est vu en ce moment, et de l’application de toute notre connaissance, innée et acquise, consciente et inconsciente.
Il en est évidemment de même dans la vie quotidienne d’une entreprise, et dans tous les échanges quotidiens qui la cimentent et la font vivre : il nous est impossible d’échanger des faits bruts, car nous n’avons jamais accès à eux. Quelles que que soient les situations, ce sont toujours des informations enrichies que nous communiquons :
-        enrichies, parce qu’extraites de leur contexte plus général, et toute extraction est l’expression d’un point de vue et d’un choix,
-       enrichies, parce que présentées dans un certain ordre, d’une certaine façon, et toute structure de présentation induit chez celui qui l’écoute un mode de raisonnement, et des inférences variables (voir Nous sommes très sensibles à l’énoncé du problème paru le 5 septembre dernier)
-        enrichies, parce que exprimées selon des modalités émotionnelles implicites ou explicites, et, sous l’effet de nos neurones miroirs, nous sommes susceptibles de percevoir au-delà des mots et d’entrer en une sorte de « communion » entre nous (1),
Comme pour la vue, cet enrichissement est largement inconscient et mobilise toute l’expérience de celui ou ceux qui présentent.
Et il en est de même pour ceux qui écoutent : ils enrichissent constamment ce qui leur est dit, en triant, créant des liens, rappelant des souvenirs, faisant des inférences. Notre ouïe n’est pas plus « naturelle » que notre vision : nous n’écoutons pas non plus ce que nous entendons…
Dans mes deux premiers livres, j’avais déjà attiré l’attention sur la difficulté de la communication, ce compte-tenu de la nécessaire médiation par les mots et les langages, mots et langages qui sont toujours personnels et sont le fruit de l’histoire de chacun (2).
Mais cette fois la difficulté est encore d’un autre ordre, puisqu’elle porte sur la nature même de notre cerveau : nous sommes structurellement incapables de voir la même chose et de comprendre la même chose.
Autant le savoir, non ?
C’est en effet à cette condition que la communication peut devenir possible, parce que l’on en connaît les limites et la relativité.
Ceci milite aussi encore davantage sur le développement de la confrontation, qui, seule, peut nous permettre de nous ajuster entre nous. Plus la situation est complexe, plus elle est nouvelle, plus elle est incertaine, et plus la confrontation est nécessaire.
Et en reprenant le suivi du cours de Stanislas Dehaene, nous allons voir que la confrontation, par sa capacité à promouvoir des échanges riches portant sur le niveau de confiance que chacun porte à ses affirmations, est source de progrès et de plus grande efficacité collective.
(à suivre)
(1) Voir Les Neurones Miroirs de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia :  « Nos comportements sociaux dépendent en grande partie de notre capacité de comprendre ce que les autres ont en tête et de nous adapter en conséquence… « tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien (Merleau-Ponty) » (…) L’événement moteur observé comporte une implication de l’observateur à la première personne, qui lui permet d’en avoir une expérience immédiate comme s’il exécutait lui-même et d’en saisir ainsi d’emblée la signification. (…) L’activation des aires sensorielles qui en résulte, analogue à celle qui se produit lorsque l’observateur exprime spontanément cette émotion (« comme si »), serait à la base de la compréhension des réactions émotionnelles d’autrui. (…) La compréhension immédiate, à la première personne, des émotions d’autrui, que le mécanisme des neurones miroirs rend possible, représente la condition nécessaire de ce comportement empathique qui sous-tend une large part de nos relations interindividuelles. »

31 août 2012

HISTOIRE DE JEUX DE MOTS

BEST OF (4-7 juin)
Jouer sur les mots est une affaire sérieuse
Finalement, à y bien réfléchir le management comme la vie, est d’abord une affaire de jeux de mots.
Sans les mots, en effet, impossible de penser, de dessiner des plans, d’échafauder des hypothèses… bref de réfléchir. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans les images qu’ils projettent en nous dans le mystère de nos neurones, sans les souvenirs qu’ils rappellent ou qu’ils expriment – Marcel Proust avait certes d’abord besoin de la sensation de la madeleine, mais comment aurait-il pu comprendre ce qu’elle évoquait en lui, sans la médiation des mots qui se dessinèrent en lui, avant de s’écrire sur une feuille de papier ? –, nous ne serions qu’un animal de plus, bien incapable de se démarquer de ses congénères…
Sans les mots, aussi, impossible de communiquer, d’exprimer auprès des autres ce qui s’est construit en nous, d’obtenir un accord, un soutien ou un enrichissement, d’apprendre ce que l’on n’a pas vu, pas lu, pas pensé… bref de collaborer. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans ces concepts projetés à l’extérieur de nos neurones, sans ces expériences reçues du dehors, sans ces ponts lancés vers ceux qui ne sont pas nous, nous n’aurions pas pu tisser la société humaine, et surpasser ainsi largement la puissance des fourmilières ou des ruches : l’émotion ressentie par Marcel Proust, de se retrouver, pour une madeleine dégustée, pour un moment dans la maison de tante Léonie serait restée à tout jamais une affaire privée et personne n’en aurait rien su…
Ainsi grandir, que ce soit en tant que personnalité individuelle ou collectivité, c’est largement apprendre à mieux se servir des mots. Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec.
Alors pourquoi vais-je, pendant quelques jours, me servir de ce blog pour jouer sur les mots, puisque ceci est tout, sauf une plaisanterie !

On se comprend mieux quand on ne parle pas sa langue maternelle
Jouer sur les mots est donc une affaire sérieuse, et aucune pensée individuelle comme collective ne serait possible sans eux (voir mon article d’hier).
Donc l’art du jeu de mots devrait une matière essentielle des écoles de management. Les MBA devraient-ils alors avoir des chansonniers comme professeurs, et les écrits de Pierre Dac ou Pierre Desproges remplacer ceux de Peter Drucker ou Jim Collins ?
Non, probablement pas, mais passer un peu de temps à comprendre que le rôle et l’importance des mots ne serait ni vain, ni inutile…
Voici notamment quelques idées – exprimées au travers de mes mots… – qui, selon moi, sont insuffisamment comprises, ou à tout le moins, trop souvent ignorées :
1. Les mots ne sont pas une matière neutre, abstraite, exacte, ils sont la cristallisation de notre propre imaginaire.
Pour vous en convaincre, choisissez n’importe quel mot, fermez les yeux et laissez-vous envahir par tout ce qu’il évoque en vous.
Ou encore imaginez l’histoire suivante : vous avez été élevé par un père ébéniste, votre mère étant morte alors que vous étiez très jeune. Ce père castrateur vous répétait sans cesse : « Des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». C’est pour cette raison que vous avez choisi une autre voie, et pour lui prouver que, même si vous étiez incapable de rivaliser avec lui sur les tables, vous n’étiez pas un incapable, vous avez fait des études d’ingénieur en informatique. Aussi à chaque fois que vous entendez parler de tableurs ou de table de calcul, vous ne pouvez pas éviter de ressentir de drôles d’images en vous…
2. Communiquer suppose une traduction, même si l’on se parle dans la même langue
Puisque les mots ne sont pas seulement porteurs d’un sens commun et universel, mais aussi, et parfois surtout, de chacun de nos imaginaires qui les imprègnent, communiquer suppose d’accéder à ces imaginaires qui ne sont pas les nôtres. Si je veux comprendre ce que mon voisin me dit, si je veux dépasser le niveau fonctionnel et minimal d’un échange pour accéder au sens réel de ce qu’il exprime, consciemment on inconsciemment, je dois faire l’effort d’entendre ses mots, non pas à partir des émotions qu’ils génèrent en moi, mais à partir de celles qu’ils ont générées en lui. Effort de traduction donc…
Revenons à mon ingénieur, fils d’ébéniste. Imaginez-vous donc maintenant assis à votre bureau. Brutalement votre supérieur hiérarchique entre et hurle : « Quoi ! Tu t’es encore trompé. Décidément, tu n’arriveras jamais à mettre cette table d’aplomb ! ». Pour lui, bien sûr, pas de problème, pas de doute, il vous parle de votre dernière réalisation, cette nouvelle application informatique qui modifie la structure des bases de données, et sur laquelle vous butez. Il vient de trouver une nouvelle erreur dans la table de données.  Comment pourrait-il se rendre compte de ce qu’il est en train de provoquer en vous ? Comment pourriez-vous réellement communiquer ensemble ?  Comment sans avoir pris le temps de se comprendre, de connaître l’histoire de l’autre, se parler vraiment ?
3. Paradoxalement, on se comprend mieux quand ni l’un ni l’autre ne s’exprime dans sa langue maternelle
Parler une langue, autre sa langue maternelle, est une sensation étrange, et cette langue nous est doublement étrangère.
D’abord bien sûr, parce que nous la maîtrisons moins bien, que notre vocabulaire est plus pauvre et imprécis, que nos constructions grammaticales sont souvent aléatoires, que nous avons souvent du mal à saisir le sens de ce que l’on lit ou entend.
Mais aussi, parce que les mots y sont relativement neufs, c’est-à-dire vides de passé, vides d’émotion. Autant chaque mot de ma langue maternelle me renvoie à tout un contexte, ces moments où je l’ai entendu les premières fois, ces réactions qu’il a provoqué quand je l’ai utilisé, autant les mots d’une langue étrangères sont comme un bain de jouvence.
Souvent enfin, que ce soit pour nous exprimer ou comprendre, nous passons par une étape interne de traduction pour saisir le sens.
Ainsi quand nous parlons une langue étrangère, si notre communication est apparemment plus pauvre, puisque notre vocabulaire l’est, elle est paradoxalement meilleure, surtout si, pour l’autre aussi, ce n’est pas sa langue maternelle : comme l’un et l’autre sont dans cette double étrangeté, les mots prennent un sens spontanément plus proche, et chacun est en éveil de la qualité ou non de la compréhension mutuelle.
Notons que nous, les Européens, à cause de la cohabitation de nos langues multiples, sommes les rois de la traduction. A l’opposé les Américains, et surtout les Chinois se sont bien peu exercés à cet art difficile, mais nécessaire. Les Américains laissent aux autres le soin d’apprendre leur langue. Et, en Chine, si bon nombre de langues locales perdurent, elles s’écrivent toutes depuis leur origine, de la même façon ; aussi les lettrés chinois n’ont-ils jamais eu besoin de traduire, il leur suffisait de s’écrire pour se comprendre. Ainsi la calligraphie est-elle une substitution à la traduction !
Les mots sont les granulats d'internet
Internet est lui aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne restera pas grand chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus. Certes, les pages WEB sont de plus en plus animées, et les images y sont omniprésentes, mais elles sont avant tout faites de mots.
Nous sommes tellement habitués à cet état de fait, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons plus !
Par exemple, savez-vous quelle est la matière la plus présente après l’eau ? C’est une matière sans laquelle notre monde s’effondrerait littéralement, sans laquelle rien ne serait possible, et que pourtant nous ignorons constamment. La réponse va probablement vous étonner : les granulats, c’est-à-dire ces petits morceaux de cailloux sans lesquels aucun béton n’existerait, aucun train ne roulerait, aucune route ne serait là…
Les mots sont les granulats de l’internet. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIème siècle ?
Avant de parler de 2.0 ou de 3.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance du « brick & mortar », n’oublions pas ces précieux auxiliaires et approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues, notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
Développons donc l’art de la traduction, traduction entre les langues différentes, mais aussi entre les imaginaires.
Comprenons que tout est affaire d’interprétation et que le sens n’existe pas dans l’absolu, mais uniquement dans un référentiel donné.
Et redonnons ses lettres de noblesse à l’histoire, cette science de l’interprétation, cette revisite constante de nos souvenirs collectifs, à la recherche d’un sens commun, toujours inaccessible et sans cesse reconstruit…
Faire travailler les internautes sans qu'ils ne s'en rendent compte
Un des jeux de mots les plus étonnants sur Internet est celui inventé par le Captcha. Quel est le sens de cet acronyme, et pourquoi se répand-il progressivement sur tous les sites WEB ? Captcha veut dire : « Completely Automated Public Turing Test to Tell Computers and Humans Apart », c’est-à-dire qu’il a pour but de différencier l’homme de la machine. Comment procède-t-il ? Il nous présente un mot que nous devons reconnaître et prouver ainsi que nous sommes bien humains.
Voilà donc les mots définitivement réhabilités par Internet : ils sont l’ultime moyen trouvé pour prouver notre humanité. Pourquoi seulement face aux machines, et pas aux autres membres de l’espèce animale ou végétale ? Parce que ceux-ci surfent bien peu sur Internet, et qu’il n’a pas été jugé utile de vouloir nous différencier d’une fourmi ou d’une abeille. Notons quand même que, dans ce cas, ce test marcherait aussi, car, si les fourmis ou les abeilles ont des moyens pour communiquer entre elles, les unes par les phéromones, les autres par des danses, aucune ne saurait lire un mot et réussir un Captcha !
Dernièrement les Captcha ont franchi un nouveau cap, et nous présentent souvent non plus un seul mot, mais deux. Est-ce pour renforcer la fiabilité du test ? Un seul mot s’est-il révélé insuffisant ? Non, pas du tout. L’identification se fait toujours à partir d’un seul mot.
Alors pourquoi devons-nous reconnaître un deuxième mot ? Le but n’est plus de prouver que nous sommes des humains, mais de mettre à contribution notre qualité d’être humain, et notre capacité à reconnaître les mots de notre langue. En effet, le deuxième mot est tiré d’un livre qui vient d’être scanné et dont on cherche à s’assurer de l’orthographe.
L’idée est de mettre à contribution l’intelligence des millions d’êtres humains constamment connectés. Plutôt que de payer quelques spécialistes à tout relire, créant un surcoût considérable et un goulot d’étranglement, il a imaginé se servir des Captcha pour nous faire travailler tous, un peu et gratuitement : si notre appartenance à l’espèce humaine a été prouvée par le premier mot, notre réponse au second est archivée.
Quand je vous disais dans mon article précédent, qu’Internet était une affaire de mots, et qu’ils en étaient les granulats !