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11 mars 2022

TATOUAGE

Je marche maintenant dans une ville inconnue. Depuis combien de temps ? Je ne sais pas, mais certainement depuis longtemps. Pourquoi ? Pour trouver un nouveau corps à tatouer. Je tourne en rond. Les murs sont gris, ternes, les rues étroites, sombres. Et vides. Je suis seul. Aucun bruit, aucun mouvement autour de moi. Un peu de vent, c’est tout. Chaud, désagréable, chargé de poussière. 
J’ai soif. À droite, justement, l’enseigne d’un bar luit faiblement. Je jette un coup d’œil à l’intérieur : glauque, quelques tables, un petit comptoir dans un recoin. Je n’aperçois personne. Trop soif. Je pousse la porte. 
Aussitôt une musique de rock se déchaîne, un éclairage au néon s’allume, quelques danseurs se déhanchent sur une petite piste. Je m’approche du barman qui, sans un mot, me tend une bière. Je la saisis et me tourne vers la salle. Que des hommes. Une ambiance sexe, la plupart sont torse nu. 
Vais-je trouver ici celui que je cherche ? Ce soir, je le veux captif, rebelle, révolté. Je le veux criant, se débattant, se refusant. En vain, car il sera solidement attaché sur un lit. 
Écrire dans sa peau ne sera pas intellectuel, mais physique : mes mots pénétreront son corps. Littéralement. Au sens propre. 
D’abord, avant de commencer, lentement, je pincerai sa chair, la soulèverai et la relâcherai. Puis je recommencerai, encore et encore. Comme certains joueurs de tennis font rebondir la balle avant de servir, je ferai rebondir sa peau avant de la tatouer. 
Puis avec mon stylet, je le violerai en franchissant la résistance de son derme pour entrer en lui. Le glissement ne sera pas une caresse, mais une griffure. L’encre sera rouge, le sperme ensanglanté de mon sexe scriptural. 
Envie de provoquer une douleur vraie et non plus superficielle. Envie de le faire souffrir. Envie de l’entendre gémir. Envie de le soumettre à ma volonté sadique. 
Mon stylet sera un fouet, le rouge son sang. Je le frapperai régulièrement et méthodiquement. Jusqu’à plus soif. Jusqu’à ne plus avoir la moindre énergie. Jusqu’à ne plus tenir debout.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

7 mars 2022

BALLET DE MAINS

Sur le côté, un peu en retrait, dans un coin de verdure habillé de deux hamacs, un petit groupe a une conversation animée. Je m’approche. Étrange, aucun bruit. À la place, un ballet de mains. Des sourds-muets pratiquant le langage des signes. (…) 
Comment cela se passerait-il si un sourd-muet étranger arrivait et ne parlait pas leur langue ? Y a-t-il des traducteurs ? Probablement oui. Un ballet de mains supplémentaire. Embouteillage visuel. Difficile d’imaginer un assistant traducteur pour smartphone : il faudrait un logiciel capable d’analyser le mouvement des mains, de les interpréter, puis d’émettre un film donnant la traduction dans l’autre langage des signes. Pas réaliste. 
Ont-ils un accent en signant ? Pourquoi pas. Un accent californien, new-yorkais, texan, ou de l’Amérique profonde. Ou snob. Ou chantant. Ou 93, Neuilly, provençal en France. Faire un mouvement plus ou moins rapide, modifier l’inclinaison des doigts, ajouter un tremblement de la tête ou un balancement des hanches. 
Est-il possible de signer en verlan ? Difficile car, toujours selon mon iPhone, ce n’est pas un langage syllabique. 
Leur conversation s’anime, leurs gestes se font plus rapides. Est-ce leur façon d’élever la voix ? Peut-on couper la parole en signant ? A-t-on le droit de saisir les doigts de celui qui s’exprime, pour l’empêcher de continuer ? 
Quand plusieurs personnes parlent en même temps, la conversation se transforme en cacophonie. Ici, c’est une cacovision, car il est impossible de suivre tous les gestes qui se déroulent simultanément. Comment zapper suffisamment rapidement pour ne rien perdre de l’essentiel ? 
Leurs échanges silencieux sont plus que jamais chahutés. Certains se lèvent, et illustrent les mouvements de leurs doigts par celui de leurs corps. Des visages se tordent pour souligner ou compléter tel ou tel propos. Ils y mettent tellement d’énergie que j’ai peur qu’il se fasse une entorse de doigt. Risque-t-on un claquage musculaire en signant ? 
Que ferais-je si je ne pouvais plus ni entendre, ni parler ?

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

4 mars 2022

PORTES

En contrebas, l’eau de la Seine. Paisible écoulement, un rythme qui sied à un fleuve capitale qui se doit de faire la revue des façades et des ponts. Du haut du quai, je prête à peine attention à elle, et suis plus intrigué par le chapelet des portes massives et closes qui s’égrène à ma gauche. Qu’y a-t-il derrière ? 
Je repense à Bernie et à Malik. Tous deux en ont franchi une. 
Bernie, au début du film Tetro de Francis Ford Coppola, frappe à une porte derrière laquelle il espère retrouver Tetro, son frère chéri qui l’a abandonné. Ne t’inquiète pas, je serai toujours là pour toi, lui avait-il dit. Et pourtant il était parti, trahissant sa promesse. 
Malik, dans Un Prophète de Jacques Audiard, lui, n’a pas besoin de frapper : la porte de la prison lui est grand ouverte, et c’est contre sa volonté qu’il est projeté dans l’univers carcéral. Nous ne savons rien de son passé et le regardons se soumettre à la puissance de la loi qui s’est abattue sur lui. 
L’un a choisi de passer de l’autre côté, l’autre pas. L’un est dans un uniforme de marin blanc immaculé, vierge et naïf, l’autre en survêtement gris et sans illusion. L’un croyait savoir ce qu’il cherchait, l’autre ne cherchait rien. 
Pour tous les deux, rien ne se passera comme prévu : Bernie gagnera un nouveau père en perdant son frère, Malik deviendra caïd en trahissant celui qui l’avait initié. (…) 
Les portes de la vie sont plus subtiles : cachées, immatérielles, mais ne marquant pas moins un avant et un après, un retour en arrière difficile, voire impossible. 
Combien en ai-je déjà franchi ? Impossible à savoir. Par choix ? Non, je ne crois pas. Plutôt par facilité, en suivant la ligne de pente, sans rien décider, sans même les avoir cherchées. Juste parce qu’elles étaient là et moi aussi. Parce que non seulement elles ne m’offraient aucune résistance, mais que ne pas les franchir aurait supposé une décision et demandé un effort. 

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

25 févr. 2022

GRANDE MURAILLE

Avant mon retour en France, une dernière étape : la Grande Muraille. Envie de me confronter à la seule création humaine visible depuis l’espace. Une trace indélébile, aux antipodes de l’évanescence des tatouages aqueux.

Les empereurs ont uriné de la pierre pour marquer les limites de leur territoire. Définitivement. Matérialisant à jamais la bordure de leur empire, ils ont circonscrit le Pays du Milieu. La Chine a existé parce que tatouée. Sans cercle, sans bordure, pas de centre.

La première fonction de la Grande Muraille n’est pas de protéger la Chine, mais de la définir : elle commence là où l’on rencontre la Muraille, et finit si l’on s’en extrait. Comme la membrane d’une cellule. Mais une membrane voulue étanche et impénétrable. Une cellule coupée du dehors. (…)

Autour de moi, les cimes sont couronnées par un serpent de pierres qui court sur leurs crêtes. Hérissé de miradors, il domine le vide ambiant. Apparemment endormi, sentinelle depuis deux millénaires, caméléon habillé dans les tons des montagnes, il se fond dans le paysage. Un regard rapide ne prêterait pas attention à lui. Tapi, il guette de telles erreurs. Je ne les ferai pas. (…)

Je poursuis ma montée. Arrivé à un point d’où la vision est à trois cent soixante degrés, je m’arrête, saoulé par la force de la bise et la pureté de l’air.

Me reviennent les mots de Dominique A tirés de sa chanson Le Courage des Oiseaux :

« On imagine pourtant très bien voir un jour les raisons d'aimer perdues quelque part dans le temps. Mille tristesses découlent de l'instant. Alors, qui sait ce qui nous passe en tête ? Peut-être finissons-nous par nous lasser ? Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé ! »

Oui, si seulement, j’avais le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

23 févr. 2022

TIAN’ANMEN

Devant, derrière, à droite, à gauche, une nuée de badauds en mal de selfies. Rien d’original : les smartphones ont rendu folle l’humanité. Chacun voit grâce au truchement d’un écran de poche, et accumule des milliers de photos que la plupart du temps il ne regardera pas ; chacun se complaît dans l’auto admiration de son faciès, ici se détachant sur un pont, là sur un château, ailleurs sur un plat de spaghettis ; chacun, au lieu d’être immergé dans la réalité de l’espace qu’il occupe, nourrit une discussion continue avec de prétendus amis que le plus souvent il ne rencontrera jamais.

Mao Tsé-Toung domine la scène et se prête à la futilité de ce jeu de bonne grâce : devenu star du numérique, avec un sourire à peine esquissé, il accepte de figurer aux côtés des centaines de Chinois qui mitraillent autour de moi.

Les toisant de haut, lui, il se souvient de la silhouette dérisoire du jeune étudiant qui, à ses pieds, s’était dressé face aux chars. Lui, il sait les rivières de sang qui ont entaché le sol de la place Tian’anmen.

Pour eux, il n’existe que le récit officiel. Pour eux, Mao est un grand-père sympathique, le premier empereur communiste, le guide suprême et attentionné. Pour eux, il n’y a aucune indécence à juxtaposer son propre portrait au sien. Au contraire, c’est un honneur et une joie. (…)

En contrechamp de la Cité Interdite, l’immensité massive et ennuyeuse du Palais de l’Assemblée du Peuple. Ambiance mussolinienne. En grand. En beaucoup plus grand.

Au milieu de la place, un jeune militaire raidi dans un garde-à-vous impeccable, visage creusé, nuque rasée. Seule sa tête bouge : un coup à gauche, un coup à droite, elle tourne et revient. Lentement, méthodiquement. Parfait métronome, il rythme le surplace du temps. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de lui. Je le regarde, il ne me voit pas. Tic-tac, tic-tac, tic-tac.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

21 févr. 2022

TENTATION (suite)

Besoin de bouger, de faire quelque chose, n’importe quoi pour ne plus penser. Me mettre en pause. Si j’avais plus d’énergie, j’irais courir sur les quais. Mais je n’ai aucun influx. Pourquoi pas la voiture ? Rouler au hasard. Me laisser guider. Je sens les clés de contact dans ma poche, mon parking est à cinq minutes. 
Sortie sur le boulevard Saint Germain, puis les quais. Je roule le long de la Seine. Rive gauche, vers l’ouest. L’image d’Étretat et ses falaises se superpose à la Tour Eiffel que je viens de dépasser. Moins de trois heures de route. J’arriverai avant quinze heures. Horaire parfait pour une promenade. 
Une fois Versailles passée, l’autoroute se vide et j’accélère. J’aime la vitesse. Cent cinquante kilomètres-heure. Je continue à accélérer. Cent soixante. Cent quatre-vingt. Ronflement de mon six cylindres souligné par la musique minimale d’Underworld. Rythmique circulaire, pulsion corporelle et tribale. Personne devant moi. Deux cents. Deux cent vingt. Je monte un peu plus le son. Deux cent quarante. 
À cette vitesse, le monde est figé. Toutes les autres voitures sont immobiles. Habillé de métal, lancé à toute allure, je suis le seul vivant. Voyage au pays des morts. 
 Sur ma gauche, la glissière de sécurité brille. Elle guide ma trajectoire. Elle m’attire. Je pourrais m’appuyer contre elle, et la laisser me guider. Inutilité du volant. 
Je me décale un peu plus. Elle n’est plus qu’à quelques centimètres. Je la regarde. Envie de la toucher. Est-ce pour me charmer qu’elle brille autant ? Pour m’inciter à en finir, à devancer l’appel, à faire de l’instant à venir mon dernier futur ? 
Si je disparaissais maintenant, à qui manquerais-je ?

 

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

12 févr. 2022

DANS LE "TOY TRAIN" ENTRE DARJEELING ET KURSEONG

Échappée de mes souvenirs d’enfant, surnommée le "Toy Train", la minuscule locomotive à vapeur met plus de deux heures pour couvrir les trente kilomètres. 
C’est une reproduction en grand du train Märklin que mon père m’avait envoyé pour mes dix ans. D’ailleurs, où est-il, le train de mon enfance ? Dans un placard ? Non, là : comme moi, il a grandi et m’emporte sur les rails posés sur la route défoncée. Ne l’appelez plus "Toy Train", ne lui manquez plus de respect, ce n’est pas un jeu, plus un jeu. Comme je ne suis plus un enfant. 
En montée, les piétons nous dépassent. En descente, rien ne prouve qu’il pourra s’arrêter. Assis sur une banquette de bois, seul dans mon wagon, je regarde le paysage que je ne vois pas. Toujours la brume. Je me délecte de la lenteur de notre avancée. Presque un surplace. (…) 
Pour me dérouiller les jambes, en côte, je descends et marche le long de son flanc. Après l’avoir caressé, je le frappe délicatement pour l’encourager. Essayer de faire cela avec un TGV. À propos, j’aimerais bien en voir un sur les pentes raides de Darjeeling : il serait incapable de faire vingt mètres. 
Au milieu du trajet, alors que nous nous trouvons en pleine forêt, surgissent de nulle part des écoliers en uniforme. Ayant autour d’une dizaine d’années, impeccablement habillés, résurgence de la colonisation anglaise, ils marchent le long de la route. Aucune école, aucune maison à l’horizon. 
Où vont-ils et d’où viennent-ils ? Mystère. Génération spontanée ? Version indienne des fantômes écossais, la forêt remplaçant le château ? 
 D’un mouvement synchrone, ils tournent la tête vers moi et me sourient. Aucune raison d’avoir peur. Quoique… 
 Ils s’écartent et le train poursuit son avancée. Quelques secondes plus tard, je me retourne : ils ont été absorbés par la brume. 
Ou se sont-ils physiquement effacés ?

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

11 févr. 2022

HISTOIRE DE CHIENS

Chez nous, pas de tribu canine : nos chiens vivent avec leurs maîtresses ou maîtres respectifs. Séparément. Un par un. Du coup, ils sont rangés, parqués, lissés. Ce ne sont pas des hommes, mais plus vraiment des bêtes. Tellement loin des loups.

Ils font partie de la famille, partent en vacances avec elle, ont leurs produits diététiques et cosmétiques, leurs cliniques vétérinaires. Ils sont ordonnés. Pas de pagaille, pas d’aléas.

Ils ne vont chercher la balle que si nous leur lançons, et ne la ramènent qu’à celui qui l’a envoyée. Il ne manquerait plus qu’ils prennent l’initiative. Il n’y a que dans le sketch de Raymond Devos que le chien est le maître. Mais il faut dire qu’il parle. Alors…

Il y a une chose que nos chiens ne font pas : être ensemble. Avez-vous déjà vu un groupe de nos chiens sillonner les rues d’une de nos villes ? Comme une bande de copains partis en goguette. Non. Ou dans un parc, un chien demander à son maître d’aller jouer un moment avec un camarade rencontré opinément ? Non plus. Tout au plus, ils se reniflent de temps en temps, mais vite reviennent dans les jupes ou les pantalons de leurs maîtres.

Ainsi nos chiens vivent-ils indépendamment les uns des autres. Chacun dans sa niche, chacun avec son propriétaire.

À Darjeeling, rien de tel : aucun ne vit avec un humain. Il reste avec les siens. (…)

Jamais, je ne serai un chien en Europe. Jamais, je ne marcherai tenu en laisse. Jamais, je ne suivrai docilement les pas d’un qui ne sera pas mon égal. Jamais, je ne ramènerai une balle qui m’aura été lancée. Jamais, je ne me ferai acheter par une gamelle toujours remplie ou une niche douillette et confortable. Jamais en hiver, je ne porterai de manteau ridicule. Jamais, quiconque ne décidera pour moi.

Avec mes frères les chiens, libre et indépendant, je cours et aboie dans la nuit de Darjeeling.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

10 févr. 2022

DARJEELING

Comprimé avec une dizaine d’Indiens dans l’étroit habitacle d’une jeep, collé à la fenêtre, j’escalade les contreforts de l’Himalaya. Accroché tant bien que vaille à un macadam dont les trous ne sont plus en formation depuis longtemps, le 4x4 cahote d’un méandre à l’autre. D’un côté, un précipice, de l’autre, une forêt. Virage après virage, je suis soit au bord du vide, soit de la végétation. 
Quand survient une voiture en sens inverse, en l’absence de toute logique, elle arrive à passer. Magie indienne. Interpénétration moléculaire. Je suis irrigué du calme et de l’indifférence de mes coéquipiers temporaires : celui-ci somnole, ceux-là discutent, d’autres, s’il y avait plus de place, joueraient aux cartes ou aux échecs. Bref, personne ne s’affole. Tout est normal. Donc, aucune raison de m’inquiéter. Ou presque. 
Petit à petit, l’air se sature d’humidité. Dehors comme dedans, tout ruisselle et se gorge d’eau. Les arbres, la chaussée, les corps, les vêtements. Moiteur, sueur, transpiration. 
À Kurseong, l’escalade est terminée. La route reste chaotique, sinuant sur une sorte de plateau. Plus qu’une trentaine de kilomètres, c’est-à-dire près d’une heure et demie de voiture. 
L’eau devient brouillard et le paysage disparaît. Effacé, gommé, avalé. Nous ne vivons plus que dans une peau de quelques mètres. Ni profondeur, ni épaisseur. L’au-delà est affaire de mémoire, rêve et imagination. Je vivrai ainsi trois semaines durant à Darjeeling. Sans perspective, emballé dans un cocon de coton. 
Chaque matin, dès cinq heures, aux premières loges depuis ma chambre qui domine la ville, j’observe le combat du soleil contre la brume. Presque à chaque fois perdu, et si succès il y a, il est de courte durée : il est vain de lutter contre la reine des lieux. Aussi, le plus souvent, mon horizon s’arrête aux ruelles qui dévalent les pentes et aux toits des maisons qui s’accrochent les unes aux autres.
 

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

9 févr. 2022

LIBERTÉ

« Il ignorait tout de la vieillesse, qui était pour lui une notion lointaine et abstraite ; tout ce qu'il savait de la vieillesse, c'est qu'elle est une période de la vie où l'âge adulte appartient déjà au passé ; où le destin est déjà achevé ; où l'homme n'a plus à redouter ce terrible inconnu qui s'appelle l'avenir ; où l'amour, quand nous le rencontrons, est ultime et certain. » (…)

Mais pourquoi Kundera qualifie-t-il de terrible, « l’inconnu qui s’appelle l’avenir » ? Pourquoi redouter ce qui est notre seule vraie source de liberté : sans l’incertitude liée à l’imprévisibilité du futur, chacun de nous serait prisonnier d’un scénario écrit à l’avance, et avec un bon logiciel, toute l’humanité pourrait être mise en boîte. Tant qu’il reste de l’inconnu, la vie est ouverte, inattendue et fantasque. Donc possible.

Non, ce qui est terrible, c’est l’inverse : l’idée qu’un « destin soit déjà achevé », que l’amour comme le reste devienne « ultime et certain ». (…)

Ne pas avoir accès à son passé n’est pas sans avantage : se souvenir, c’est la porte ouverte aux supplices, être l’otage de son passé, être identifié à celui que l’on était il y a un jour, un mois ou un an, éprouver le manque d’un moment chéri ou d’un être aimé, avoir besoin d’éviter celle ou celui qui nous a fait souffrir, rejeter un présent jugé fade au regard de ce que l’on a vécu avant.

Oublier, c’est être libre chaque matin, repartir d’une copie blanche, être perpétuellement neuf, une page vierge, prête à être imprimée par une nouvelle rencontre.

Grâce à ma mémoire de poisson rouge, je ne suis prisonnier ni de ce que j’ai fait, ni de qui j’ai rencontré, ni de qui je pourrais dépendre. Sans préjugés, sans regrets, sans amis, sans amours, je vis protégé des autres et des conséquences de mes actes.

Voilà donc comment j’ai vécu jusqu’à présent. En privilégiant liberté contre lien, futur contre passé.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

7 févr. 2022

INTERVIEW

« Q. : Vous avez dit, réécrivant le titre d’un film de Sofia Coppola, que vous vouliez être "lost in connection". N’était-ce qu’un jeu de mots ?

R. : Non, ce n’était pas qu’un jeu de mots. Je cherchais à expliciter le cœur de ma démarche.

Dans ce film, Bill Murray incarne un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas et ne veut pas comprendre. Pour se protéger de ce qu’il perçoit comme une agression, il ne quitte pas son hôtel, une cloche dans laquelle il s’enferme et s’isole. Séparé par les vitres qui l’entourent, immergé dans un luxe aseptisé, anonyme et international, il pourrait être n’importe où.

Coupé par sa langue et sa culture, il est "lost in translation", car, au lieu de vivre ce qui se passe, il veut le traduire. Il est emmuré – "en‑Murray" si j’osais –, dans ses habitudes, ses connaissances, son passé.

Pour entrer en relation, c’est l’inverse qu’il faut faire. L’accès au réel suppose le culot d’avoir abaissé préalablement ses protections, de s’être mis à nu, prêt à plonger dans l’instant tel qu’il est. Profondément. Sans repères, sans guide, sans plan, sans anticipation.

Aussi, avant de voyager, je ne lis rien, surtout pas, et suis ignorant de ce que je verrai, accomplirai, de ce que je ne devrai pas manquer. Pour ne pas inscrire mes pas dans ceux des autres et de la foule, ne pas vivre ce qui l’a déjà été, éviter les idées préconçues. La magie du direct, sans informations, sans filtre, sans accompagnateur. Seul. Découverte brute et abrupte.

Sans repères, assis sur le rebord d’un temple, ou accoudé au balcon d’un palais, ou immergé dans une forêt de bambous, des rêves m’envahissent, le réel s’estompe pour faire de la place à mon imaginaire foisonnant. Je le peuple de personnages, reconstruis les ruines et fais rejaillir l’eau des fontaines. Entouré de fantômes et de chants, absorbé par le réel ainsi revisité et complété, je suis intensément vivant.

Alors, "lost in connection", je crée. »

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

5 févr. 2022

MÉKONG ET PROUST

Assis dans un fauteuil pliant, à l’abri d’un parasol, face aux collines du Laos, je lis. La prose de Proust flue en moi.

Grâce à ses zooms sans cesse renouvelés, d’agrandissement en agrandissement, d’approfondissement en approfondissement, de détail en détail, de digression en digression, elle n’en finit pas de ralentir. L’avancée est verticale, une descente dans les profondeurs. De temps en temps, par inadvertance, par erreur, l’horloge de l’histoire avance. D’une minute.

Deux voyages synchrones, l’un d’eau, l’autre de mots. Rai Saeng Arun a été créé pour y lire Proust. Et réciproquement.

Si Proust avait connu ce lieu, jamais il n’aurait pu y partir à la recherche du temps perdu, car le temps y est dissous et n’existe simplement plus. Parce qu’il n’est pas un continuum, parce que Rai Saeng Arun est logé dans une discontinuité, entre deux particules, on s’y arrête indéfiniment, tout est suspendu, on existe sans vieillir.

Le but ultime de Proust et du Mékong est atteint : le mouvement n’est plus et on est dans un instant éternel.

Voilà pourquoi je reviens sans cesse à Rai Saeng Arun et que j’y lis et relis Proust : pour cesser de vivre. Ou plutôt, être un vivant arrêté.

Dans quelques mois, j’aurai quarante ans. Depuis ma première exposition, presque vingt ans se sont écoulés. Et rien n’a changé. Comme Proust ou le Mékong, j’avance le moins possible. Je saisis l’opportunité du moindre recoin pour m’y attarder. Si un détour est possible, je le prends.

Ma peinture évolue peu. De légères fluctuations dans le temps. Des vibrations ténues. Heureusement, c’est ce qui plaît et l’on me félicite pour la constance de mes créations et de mon talent. Face à l’instabilité généralisée et la maladie actuelle de la vitesse, c’est compris comme une sagesse. Alors que ce n’est que paresse et manque d’imagination. Malentendu.


 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)