Article ParisTech Review (4)
ON NE PEUT PAS DIRIGER EFFICACEMENT SANS STABILITÉ PERSONNELLE
Voilà donc un des grands paradoxes du monde de l'incertitude : il faut réfléchir à partir du futur, et non pas à partir du présent. Le présent est trompeur, les évolutions chaotiques et les courants imprévisibles. Le présent, notre présent, n'était pas inéluctable : dans le passé, il n'était pas qu'un des futurs possibles, et non pas un futur certain. Il n'est devenu notre présent qu'à cause de l'ensemble des choix faits, et du bricolage advenu. Du coup, il nous apparaît aujourd'hui comme certain, et donc inéluctable. Mais si le jeu avait été différent, le présent ne serait pas le même.
Aussi si, pleins d'apriori tirés du passé, conditionnés par nos habitudes, nos savoirs et nos expériences, nous pensons le futur à partir du présent, nous allons construire des lignes Maginot adaptées à la guerre passée et non pas à celle qui va venir, condamner l'industrie horlogère européenne sans imaginer la Swatch ou améliorer le clavier des téléphones portables sans lancer l'iPhone.
La solution est ailleurs, dans l'imagination et la compréhension de ce qui attire les mouvements, dans ces mers qui seront notre futur.
Or, plus les dirigeants changeront souvent d'entreprises, et les actionnaires seront volatils, plus les uns comme les autres voudront se protéger par des prévisions et des chiffres : ne pouvant comprendre en profondeur ce qui fait l'entreprise et ses marchés, n'ayant pas un accès personnel à son histoire, il leur sera difficile d'imaginer le futur. Dirigeants comme actionnaires croiront se protéger dans des tableaux et des certitudes, alors qu'ils ne sont que des lignes Maginot mentales.
Quelles sont les entreprises qui arrivent à créer de la valeur dans la durée ? Ce sont précisément celles qui ont une stabilité à la fois de leur management et de leur structure d'actionnaires. Situation qui est singulièrement celles des groupes familiaux : ils savent mieux éviter les modes, faire des paris gagnants sur le futur, s'y tenir et naviguer au mieux au jour le jour.
Ainsi, l'incertitude suppose la stabilité du management : la vie est faite d'ordre et de désordre, de yin et de yang. Être stable pour pouvoir se diriger et diriger. Être fort pour aimer l'incertitude, s'appuyer sur elle pour se renforcer.
IL N'Y A PAS D'ESPOIR SANS INCERTITUDE
Car il n'y a pas des tigres derrière tous les bruits, et cette incertitude qui nous entoure, n'est pas d'abord le témoignage de l'incomplétude de notre savoir, elle est le moteur de la vie et de la croissance du monde: c'est le flou qui permet à tous les sous-systèmes de s'ajuster. Pour encourager la vie, accroître les chances de survie et se rendre davantage résilient, il ne faut pas chercher à diminuer l'incertitude, mais au contraire à l'accroître. Lutter contre l'incertitude, c'est lutter contre la vie.
Si l'équipe de direction cherche à limiter l'incertitude, focalise son énergie sur la prévision, et s'organise par rapport à ce futur théorique, elle va contre la vie et fragilise son entreprise.
Si l'équipe de direction apprend à vivre avec l'incertitude et à s'en servir, centre ses efforts sur la compréhension en profondeur de la situation actuelle et des courants immédiats, et construit une stratégie résiliente originale, c'est-à-dire capable de s'adapter aux aléas et saisissant les nouvelles opportunités, elle va dans le sens de la vie, renforce son entreprise et créera durablement plus de valeur. C'est ce que je développe et explicite en détail dans mon livre, « Les mers de l'incertitude ».
Enfin, si on y réfléchit bien, est-ce une si mauvaise nouvelle que de voir l'incertitude se propager de plus en plus ? Imaginons à l'inverse que nous allions vers un monde de plus en plus certain. Quelle y serait la place laissée à l'intelligence, au professionnalisme et à la créativité ? Comment une entreprise pourrait-elle s'y différencier des autres, puisque tout le monde pourrait tout prévoir ? Imaginez une partie où les cartes de chacun seraient posées sur la table et visibles de tous. Comment jouer et quel en serait l'intérêt ?
Aussi, arrêtons de voir partout des tigres et, à l'inverse de Jean-Paul Sartre qui écrivait dans Le Diable et le Bon Dieu, « Je préfère le désespoir à l'incertitude », comprenons qu'il n'y a pas d'espoir sans incertitude !