30 déc. 2018

NOUS AVONS DONNÉ LES PLEINS POUVOIRS À UN APPRENTI PRÉSIDENT

Au sujet d'Emmanuel Macron, Emmanuel Todd parle d'un Président enfant qui recevrait avec les gilets jaunes une fessée politique. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Emmanuel Todd vient de faire d’Emmanuel Macron, un Président enfant, perçu « comme un gamin par les Français » et qui recevrait de la part des Gilets jaunes « une forme symbolique de fessée politique »[i].
Sans partager en totalité la caricature métaphorique ainsi faite, je crois qu’il a mis dans le mille en insistant sur l’immaturité politique de notre Président. Celle-ci est devenue évidente ces dernières semaines à l’occasion de la crise des Gilets Jaunes.
D’où vient-elle et comment avons-nous pu ainsi hériter d’un Président qui, tout en ayant les pleins pouvoirs accordés par la Cinquième République, semble apprendre à nos dépends ? Ou formulé autrement, comment avons-nous pu élire un "apprenti Président" ?
Pour cela, il faut remonter à fin 2015 au moment où Emmanuel Macron a pris la décision de lancer son propre mouvement politique, mouvement qui naîtra le 6 avril 2016 à Amiens, sa ville natale.
Pourquoi a-t-il décidé de se lancer ainsi ? Pouvait-il raisonnablement alors penser avoir la moindre chance d’être élu Président en 2017 ?
Franchement non : Juppé est alors le favori dans tous les sondages et tout le monde imagine que Hollande va se représenter. Aucun espace disponible pour lui.
Tout ceci, Emmanuel Macron le sait parfaitement. Alors pourquoi va-t-il se lancer dans l’aventure "En Marche".
Pour peser dans l’échiquier politique et dans l’élection présidentielle à venir. Pour exister vraiment à compter de 2017, et plus seulement comme un ministre technicien. Pour avoir une chance d’être Président en 2022.
Idéalement, pour cela, il faudrait être, en 2017, le faiseur de roi, celui qui ferait gagner le prochain Président en lui apportant le soutien qui lui manque : à Alain Juppé, un appui situé au centre gauche ; à François Hollande, un appui situé au centre droit. C’est la merveille de l’ambiguïté de son positionnement, car, selon comme on le regarde, il peut être vu à droite ou à gauche. C’est d’ailleurs ce qu’il va théoriser dans sa campagne.
Résumons-nous : fin 2016 quand il décide de se lancer, Emmanuel Macron ne s’imagine pas être le prochain Président, mais celui qui l’aura fait élire, et donc peut-être son Premier Ministre, et a minima à la tête d’une force politique nouvelle et qui compte. Il se lance non pas pour gagner en 2017, mais en 2022.
D’où En Marche.
Notons que ceci explique pourquoi François Hollande ne s’est pas mis en travers de ce lancement : pourquoi viendrait-il freiner ce qui pourrait lui être utile dans quelques mois ? Car lui aussi sait bien qu’Emmanuel Macron n’a aucune chance de gagner la prochaine élection. En ont-ils parlé ensemble ? J’aurai tendance à parier que oui. Vu les moyens dont dispose un Président, François Hollande a forcément été au courant de chacun des mouvements d’Emmanuel Macron et aurait été en capacité de tuer la naissance du mouvement. Or il ne l’a pas fait…
Donc le 6 avril 2016, naissance de En Marche.
Les mois passent et le lancement dépasse toutes les espérances. Talent de ceux qui en ont la charge : un communicateur de génie – Ismaël Emelien qui deviendra son conseiller spécial – et un grand organisateur – Julien Denormandie aujourd’hui ministre. Et aussi bien sûr d’Emmanuel Macron qui se révèle un orateur hors pair et qui prend goût aux bains de foule.
Effet aussi de résonance avec le ras le bol de la société dite civile. Tous ceux qui se sentent oubliés, qui ne se retrouvent pas dans les partis politiques en place, qui veulent autre chose. Les plus à gauche vont progressivement nourrir les Insoumis et permettre à Jean-Luc Mélenchon d’être dans le quarteron de tête. Les autres vont permettre à En Marche d’émerger. C’est ce même effet de résonance qui donnera les Gilets Jaunes deux ans plus tard…
Le 12 juillet 2016, c’est le meeting de la Mutualité avec 4000 personnes qui crient en chœur : « Macron Président ! ».
A ce moment, peut-il vraiment déjà y croire ? Je ne pense toujours pas. Je le crois trop lucide pour se laisser emporter par les cris d’une foule : il sait que les obstacles sont trop grands, car Alain Juppé va gagner la primaire des Républicains et François Hollande, même s’il ne s’est pas déclaré, va y aller.
Alors pourquoi fin août démissionne-t-il de son poste de Ministre de l’Économie ? Toujours pour la même raison : pour peser. Dans l’élection à venir, et donc le prochain quinquennat. Le succès du lancement de En Marche rend cette hypothèse certaine. Il est maintenant doté d’une force militante qui va se négocier très cher le moment venu. A-t-il une petite voix qui lui murmure à l’oreille : « Tu pourrais même la gagner cette élection. ». Peut-être. Mais c’est quand même un futur largement improbable. Aussi c’est à 2022 qu’il croît de plus en plus.
Donc le 30 août 2016, il démissionne, faisant ce que tout le monde analyse comme un acte de courage. Mais quand on réfléchit bien, compte-tenu de la puissance déjà atteinte par En Marche, ce n’est qu’un acte logique et réfléchi. Il n’a pas encore décidé s’il se présenterait ou non lors de la campagne présidentielle à venir. S’il le fait, ce sera pour faire un score significatif ; sinon mieux vaut, soutenir dès le premier tour le prochain gagnant. Pour l’instant, le pied sur l’accélérateur pour faire grandir le plus vite possible En Marche, réunir un maximum de soutiens financiers et se tenir prêt à agir à la fin de l’année.
Et là l’impossible advient par deux fois : Alain Juppé comme François Hollande se trouvent empêchés d’y aller. Alain Juppé parce qu’il est battu par François Fillon lors de primaires. François Hollande parce qu’il s’emmêle les pieds dans ses propres initiatives, et singulièrement ce livre "Un Président ne devrait jamais dire cela…" des journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme.
Du coup, l’espace se dégage considérablement pour Emmanuel Macron. François Fillon, candidat, un boulevard au centre s’ouvre. François Hollande empêché, plus de risque de se retrouver face à celui qui lui a mis le pied à l’étrier, situation toujours inconfortable. Aucune raison donc de ne pas se présenter comme candidat à l’élection présidentielle.
Croit-il alors à ses chances d’être élu ? Je ne pense toujours pas, car François Fillon semble imbattable en cette fin d’automne 2016. Mais oui, il est certain de peser. Et si tout se passe bien, il sera demain le chef de l’opposition, ou a minima à la tête d’un des premiers partis, voire le premier. Alors il faut y aller. Et à fond. Si jamais cela emportait tout, cela pourrait le conduire jusqu’à gagner. Peut-être y rêve-t-il de temps en temps. Qui sait ?
Le 16 novembre 2016, Emmanuel Macron annonce sa candidature à l’élection présidentielle. François Hollande n’a pas encore annoncé qu’il y renonçait, mais il a tous les éléments en main pour penser que ce sera le cas. Essentiel de se déclarer avant, et non pas après. Pari pascalien. Rien à perdre…
Et l’impossible, début 2017, continue d’arriver : le 25 janvier, le Canard Enchainé lance le Pénélopegate et François Fillon se noie dans ses affaires ; le 22 février, François Bayrou annonce qu’il soutient Emmanuel Macron. Tout a basculé. Alors Emmanuel ne court plus pour peser, mais pour gagner. Et il gagne.
C’est ainsi qu’un homme qui voulait gagner en 2022, s’est retrouvé, sans l’avoir réellement cherché – sauf dans les trois derniers mois – avoir gagné en 2017. Que depuis lors, nous avons à la tête de l’État, un Président qui ne s’était pas préparé à l’exercice de cette fonction, un Président sans expérience politique et sans réel programme.
Bref un apprenti. Certes génial et surdoué, mais encore en apprentissage. Ou pour reprendre l’image d’Emmanuel Todd, un Président enfant, au sens de "pas fini".
Espérons qu’il apprenne vite, et même très vite. Car comme nous n’avons pas de planète de rechange, nous n’avons pas non plus de Président de rechange. Et les urgences se multiplient…



(Article paru dans le Huffington Post)