5 févr. 2022

MÉKONG ET PROUST

Assis dans un fauteuil pliant, à l’abri d’un parasol, face aux collines du Laos, je lis. La prose de Proust flue en moi.

Grâce à ses zooms sans cesse renouvelés, d’agrandissement en agrandissement, d’approfondissement en approfondissement, de détail en détail, de digression en digression, elle n’en finit pas de ralentir. L’avancée est verticale, une descente dans les profondeurs. De temps en temps, par inadvertance, par erreur, l’horloge de l’histoire avance. D’une minute.

Deux voyages synchrones, l’un d’eau, l’autre de mots. Rai Saeng Arun a été créé pour y lire Proust. Et réciproquement.

Si Proust avait connu ce lieu, jamais il n’aurait pu y partir à la recherche du temps perdu, car le temps y est dissous et n’existe simplement plus. Parce qu’il n’est pas un continuum, parce que Rai Saeng Arun est logé dans une discontinuité, entre deux particules, on s’y arrête indéfiniment, tout est suspendu, on existe sans vieillir.

Le but ultime de Proust et du Mékong est atteint : le mouvement n’est plus et on est dans un instant éternel.

Voilà pourquoi je reviens sans cesse à Rai Saeng Arun et que j’y lis et relis Proust : pour cesser de vivre. Ou plutôt, être un vivant arrêté.

Dans quelques mois, j’aurai quarante ans. Depuis ma première exposition, presque vingt ans se sont écoulés. Et rien n’a changé. Comme Proust ou le Mékong, j’avance le moins possible. Je saisis l’opportunité du moindre recoin pour m’y attarder. Si un détour est possible, je le prends.

Ma peinture évolue peu. De légères fluctuations dans le temps. Des vibrations ténues. Heureusement, c’est ce qui plaît et l’on me félicite pour la constance de mes créations et de mon talent. Face à l’instabilité généralisée et la maladie actuelle de la vitesse, c’est compris comme une sagesse. Alors que ce n’est que paresse et manque d’imagination. Malentendu.


 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

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