On ne voit pas ses enfants grandir
Le 10 octobre dernier, j’écrivais un billet sur le changement, « Moins
on change, mieux on se porte », billet dans lequel je mettais l’accent sur
les dangers du management par le changement.
Dans les commentaires suscités
par cet article, j’ai été amené à préciser que je ne visais pas là le
« vrai » changement, c’est-à-dire celui qui correspondait au
processus même du vivant : en effet la vie n’est faite que de destructions
et de reconstructions constantes. C’est bien pourquoi le rôle du management est
plus d’apporter de la stabilité que du désordre : il y a suffisamment de
désordre et de perturbations venant du dehors !
Sur ce thème de la transformation
perpétuelle, voilà ce que j’écrivais dans les Mers de l’incertitude :
« Assis
à ma table, en train de taper ces mots sur le clavier de mon ordinateur, j’ai
l’impression que seuls mes doigts bougent. Or en fait, tout bouge autour de moi,
tout se transforme sans cesse : la terre m’emporte dans sa double rotation,
l’air qui m’entoure est fait de turbulences, mon corps échange sans cesse, la
limite entre le dehors et le dedans est fluctuante à l’échelle de mes cellules…
Je ne suis que mouvement, changement, transformation.
Assis
autour de la table du conseil, le comité de direction pense que l’entreprise ne
bouge plus, est immobile et qu’il est impossible de la changer. Or, comme mon
corps, l’entreprise ne peut pas être immobile. A chaque instant, elle est
déplacée par le monde dans lequel elle est immergée, elle échange continûment
informations et produits avec l’extérieur, les frontières élémentaires sont
floues et instables : des clients arrivent et la quittent, des collaborateurs
la rejoignent quand d’autres s’en vont, de l’argent entre et sort,… Pour elle
aussi, tout bouge tout le temps.
L’entreprise
est un système complexe ouvert qui se transforme :
- Elle fait partie d’un écosystème créé avec ses clients, ses partenaires, ses concurrents, la réglementation, etc., écosystème qui échange aussi avec l’extérieur et se transforme.
- Elle est composée de sous-systèmes (ses filiales, ses familles de produit, ses fonctions…) qui évoluent et se transforment, chacun séparément et dans sa relation avec les autres.
- Elle est faite d’hommes et de femmes qui acquièrent de l’expérience et se transforment, chacun dans leur vie individuelle et aussi dans leurs interactions mutuelles.
Mais,
comme moi quand je suis assis à ma table, toute Direction en arrive à oublier
tous ces mouvements qui conditionnent l’entreprise et la font exister. Pour
percevoir et sentir ces mouvements qui l’habitent, il faut reprendre du recul,
faire le vide, se regarder du dehors.
Pourquoi
est-il si difficile de voir ces mouvements, pourquoi surestimons-nous toujours
la fixité des choses, pourquoi pensons-nous souvent que rien ne change ?
Parce
que les vrais changements sont lents et progressifs. Les dirigeants sont comme
ces parents qui ne voient pas leurs enfants grandir 1. Ils se plaignent
que rien ne change, alors que tout grandit.
(…) Ces
mouvements de fond sont à relier à ce que François Jullien appelle les «
potentiels de situation » : faisant le lien avec de Sun Tzu, il écrit : « Le stratège est ainsi invité à partir de la
situation, non pas d’une situation telle préalablement je la modéliserais, mais
bien de cette situation-ci dans laquelle je suis engagé et au creux de laquelle
je tente de repérer où se trouve le potentiel et comment l’exploiter. »2.
Il évoque ensuite l’image du potentiel sous-jacent lié à la présence d’une eau
stockée en hauteur et qui, donc, peut dévaler la pente. C’est à partir de ce
potentiel que vont se créer les mouvements. »
(1) « On ne se voit pas vieillir, on ne voit pas la rivière creuser son lit.
» (François Jullien, Traité de l’efficacité, p.80)
(2)
François Jullien, Conférence sur l’efficacité, p.30-31
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire