La vie végétale bricole comme elle peut… (5)
Comment évolue donc le monde ?
Comment est-on passé de ce moment « simple » du big-bang où tout était en un
quasi-point, en un seul état et une seule force, à ce monde si complexe du
végétal, et demain au monde animal, et bientôt à l’homme ?
Faut-il absolument un architecte qui en aurait défini les règles et le
piloterait ? Mais comment une telle vision serait-elle compatible avec la loi
de l’incertitude, et le principe de son accélération ? Aurait-il lui une
connaissance infiniment précise qui ferait que, malgré les lois du chaos, les
évolutions lui seraient prévisibles ?
Tout ceci n’emporte pas ma conviction, et sans préjuger de l’existence ou
non d’un architecte, je ne le vois pas ayant un rôle prédictif de ce qui est en
train de se passer. Surtout que nous pouvons très bien avoir une explication
plausible de l’évolution sans une telle hypothèse.
Je vais reprendre ici en la résumant l’approche développée par François
Varela, approche qui constitue une forme d’actualisation de la théorie de
Darwin, et qu’il appelle la dérive naturelle.
En simplifiant la vision développée par Darwin, elle reposait sur l’affirmation
suivante : un être vivant passe d’un état A à un état B parce, dans cet état B,
il est mieux adapté que dans A au milieu dans lequel il vit.
Cette affirmation pose deux problèmes majeurs :
-
Le
milieu dans lequel il vit n’est pas un point fixe ou un référent immuable : ce
milieu évolue lui-même, et c’est donc d’une co-évolution qu’il s’agit. Tout
bouge en même temps.
-
On ne
peut pas définir intrinsèquement qu’un état est mieux adapté qu’un autre : vu
le nombre de variables mises en jeu, toute préférence est contingente et
fonction de la grille de critères choisis, ainsi que de la pondération.
Les « possibles » sont en beaucoup trop grand nombre pour
pouvoir être comparés entre eux, et la notion d’optimisation absolue n’a pas
grand sens. Tout est emmêlé et il n’y a pas de juge de paix capable de définir
la meilleure évolution : trop de variables, trop d’interdépendances, trop de
boucles retour. Si l’évolution procédait ainsi, elle n’aurait jamais commencé !
Non, l’optimisation est plus modeste, elle est contextuelle et locale :
une évolution se produit non pas parce qu’elle est optimale, mais simplement
parce qu’elle est acceptable, parce qu’elle apporte une solution possible.
Ainsi la logique de l’évolution est peu précise et floue, elle tâtonne et
dérive d’écueils en écueils. Elle n’est certaine qu’a posteriori, car a priori
rien ne s’imposait vraiment. Disons que la vie « joue au tennis » : comme au
tennis, les règles de l’évolution ne définissent pas à quelle hauteur il faut
précisément lancer la balle, ni à quel endroit elle doit exactement rebondir.
Elles se contentent de mettre un filet, de dessiner des lignes et, laissent la
vie jouer avec.
Cette recherche de solution acceptable se produit au sein de chaque
composante du monde. Au plus profond de la matière inerte comme vivante, se
poursuit une course en avant de déséquilibre en déséquilibre : chaque unité,
quelle que soit sa taille et sa nature, a autour d’elle un champ de possibles
qui est la résultante des contraintes qui lui sont appliquées. Ces contraintes
proviennent des lois qui régissent l’univers, et aussi des conséquences des
mouvements des autres unités qui l’entoure, la compose et l’emboîte.
Chaque unité bricole donc avec ses voisines, et cahin-caha le monde
avance.
Comme tout végétal est constitué d’une multitude de sous-systèmes
emboîtés, et que chacun de ces sous-systèmes n’est ni seul, ni simple, les
interférences entre tous les logiques auto-organisatrices dessinent un
bricolage dynamique d’une complexité défiant toute modélisation. On ne peut que
constater l’évolution, et en aucun cas la prévoir : Francesco Varela parle de
solution « satisficing », c’est-à-dire instantanément satisfaisante.
Mais cette « satisfaction » n’est que provisoire et dynamique.
L’évolution est permanente, et pour prendre une autre image, le monde fait du
vélo en permanence : si jamais il s’arrêtait de bouger, il tomberait.
Telle semble bien être la logique apportée par la vie, telle est sa
contribution décisive à l’accélération de l’incertitude : elle transforme les
encastrements des poupées russes de la matière inerte, en un flux mouvant et
changeant d’interactions emboîtées.
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