Extrait de mon roman Double J
Non, cette histoire devait rester en moi, rester la confidence
d’un soir, un secret partagé avec Jacques, et seulement lui. S’il voulait la
réentendre, je n’aurais qu’à la lui raconter à nouveau. Écrire, c’était perdre le
contrôle, ne plus savoir ce qu’elle allait devenir. Écrire, c’était mourir.
J’en étais là de mes réflexions, quand ma main avait été
captée par le stylo. Je n’avais pas pu l’empêcher de s’en saisir, et d’en faire
sortir un peu du sang qui l’habitait. La vision de cette encre rouge qui avait commencé
à maculer la page blanche, la douceur du contact du stylo – mais était-ce le
stylo ou le corps de Jacques que je tenais ? –, m’avaient fait perdre pied. Je n’avais
pas voulu écrire mon histoire, mais elle et le stylo en avaient décidé
autrement. L’encre avait commencé à se répandre, et à épancher les mots qui me hantaient.
La tête m’avait tourné et tout était devenu double : le stylo et Jacques, les
mots et l’amant, l’encre et le sang. Comme quand je parlais à Jacques dans le noir
de la nuit, l’histoire s’était mise à sortir doucement, tranquillement, un flot
inextinguible, une douce hémorragie.
Pourtant, je ne m’étais pas vidé de mon énergie, et ce sang
n’était pas mon sang. Au contraire, plus j’avais avancé dans l’écriture, plus
les pages s’étaient accumulées, et plus je m’étais senti renforcé. Pouvoir lire
ce que j’avais pensé, m’avait apporté calme et sérénité. Je m’étais trouvé
enfin. C’était comme si toutes les tensions accumulées en moi depuis mon
enfance s’étaient trouvées résolues, la pression de mon imaginaire enfermé se
dissipant sur le papier.
Alors, le stylo ne m’avait plus quitté. Sans cesse, j’avais
couvert des pages et des pages de lettres de sang qui dessinaient ma pensée.
J’avais aimé ce papier qui se colorait de mes mots, j’avais aimé le mouvement
sensuel de la plume glissant sur les feuilles, le crissement engendré, le rouge
qui se répandait, j’avais aimé caresser le corps du stylo en pensant à celui de
Jacques. Impossible de taper sur un clavier, mon écriture en serait devenue
mécanique, vide d’émotion, vide d’énergie.
Petit à petit, j’avais pris goût à la violence du rouge de
mes écrits. Cette couleur était à la fois celle de mon sentiment pour Jacques
et celle de l’hémorragie de l’écriture. J’écrivais avec ce stylo qu’il m’avait
donné, avec l’encre qu’il avait choisie. Je sentais le sang de Jacques nourrir
le sang de mes pensées, et voyais déjà un lecteur futur venir le boire et s’en
repaître. J’aimais cette vision d’un lecteur vampire venant sucer nos sangs mêlés.
C’était comme s’il s’était insinué dans notre lit et, pendant notre sommeil,
était venu s’abreuver, d’une morsure, à la force de notre union.
Le stylo avait été le talisman rendant inévitable cette écriture.
Jacques avait eu raison : j’aimais écrire et ce livre était en moi. Je n’avais
pas eu besoin de réfléchir, pas d’effort à faire, juste à le laisser sortir. Le
stylo avait été l’accoucheur de ma pensée, tout se faisant naturellement, le livre
sortant comme le flot d’une artère rompue. Qu’allait-il advenir ensuite ? Je
verrais bien, je n’avais plus peur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire