28 août 2013

NAISSANCE DES ENTREPRISES ET DES IDÉES

Des idées qui ne nous emmènent pas là où nous pensions aller
Tout au début du vingtième siècle, Georges Claude, ingénieur chimiste, invente l’acétylène dissous, mais le développement de cette innovation est bridé par le prix trop élevé du carbure de calcium. Il pense alors pouvoir réduire ce dernier, en remplaçant l’électricité nécessaire à la fabrication du produit, par la combustion du charbon par l’oxygène. Sans succès. Mais du coup, il s’intéresse à l’oxygène et invente un nouveau processus de liquéfaction de l’air. C’est ce qui assure le décollage de son entreprise. Au passage, l’oxygène sauvera aussi l’acétylène dissous en lui apportant le débouché du soudage et du coupage. Ainsi la boucle est bouclée, et l’aventure d’Air Liquide a pu partir… mais pas du tout comme il l’avait prévu. La vision et la stratégie n’ont pas été conçues a priori, elles ont émergé du chaos et de l’enchaînement des actions. C’est ce qu’il résume lui-même : « La vérité, c’est que j’avais une idée, une idée pas fameuse, mais qui a eu quand même d’utiles conséquences, comme il arrive parfois aux plus mauvaises idées. »
En 1902, cinq hommes d'affaires de Two Harbors dans le Minnesota fondent la société Minnesota Mining & Manufacturing (3M). Leur objectif : exploiter une mine dont ils pensent qu'elle renferme un corps minéral idéal pour la fabrication de papier de verre et de meules. Mais ce corps minéral s'avère de piètre qualité, et trois ans après, 3M part s'installer à Duluth pour se concentrer sur la fabrication de papier de verre. Encore cinq ans et surtout des années difficiles, 3M quitte Duluth pour St Paul dans le Minnesota. Enfin, les innovations techniques et commerciales commencent à porter leurs fruits et, en 1916, 3M verse son premier dividende. Pouvaient-ils imaginer qu’ils prendraient successivement pied en 1925 dans les rubans adhésifs, le célèbre scotch, dans les années quarante dans les rubans magnétiques, en cinquante dans les tampons de récurages, puis pêle-mêle dans les produits pour la radiologie, le contrôle d’énergie, le marché des bureaux, les produits pharmaceutiques modificateurs de la réponse immunitaire, et le fameux post-it ? Pas vraiment… Un point commun, l’innovation, et la capacité à la décliner mondialement dans des applications multiples. L’art de construire de grands chiffres d’affaires en agglomérant des multitudes de niches.
Rappelez-vous ces fourmis de feu qui apprennent à construire des radeaux pour survivre sans que l’on sache bien comment, et qui sont capables de s’agripper les unes aux autres dès qu’elles sentent l’inondation arriver. Certes à nouveau nous ne sommes pas des fourmis, mais il y a plus de proximité entre la réalité de la naissance d’Air Liquide ou de 3M et leurs radeaux, qu’avec les matrices d’analyse stratégique du Boston Consulting Group ou de McKinsey, ou la recherche de « Patterns » de Mercer Management Consulting. Toujours la capacité humaine de trouver a posteriori des explications à ce qui a émergé sans volonté claire et maîtrisée.

Commencer sans vision
Un jour de 1907, au fonds d’un garage, Eugène Schueller, jeune chimiste de vingt-six ans, met au point une formule de synthèse à base de composés chimiques inoffensifs permettant de teindre les cheveux. Le fait-il parce qu’il sait que c’est la première étape nécessaire à la naissance du futur leader mondial de la beauté ? A-t-il, des heures durant, rempli des feuilles et des feuilles de calcul sur son cahier – malheureusement pour lui, la magie des tableurs excel n’existait pas encore, et c’est à la main qu’il aurait dû les faire… – pour identifier précisément quel serait le marché à cinq et dix ans, et son besoin de trésorerie ? Je ne crois pas … En 1929, il achète Monsavon. Avait-il compris alors que cette base était nécessaire pour lancer avec succès en 1936 le shampooing Dop et Ambre Solaire, puis, grâce à la trésorerie dégagée par sa vente au début des années soixante-dix, pour permettre à L‘Oréal d’investir dans le développement de Lancôme ? Non, n’est-ce pas…
Sautons maintenant à l’ère contemporaine, celle qui est peuplée de spécialistes en stratégie et de financiers aguerris qui savent lire de la boule de cristal des tableurs excel, et des modèles mathématiques sans cesse plus perfectionnés.
En octobre 2003, Marc Zuckerberg, étudiant à Harvard, pirate la base de données de l’Université pour en extraire les photos des étudiants et étudiantes. Pourquoi cela ? Juste pour créer un jeu en ligne qui permet à chaque étudiant de voter parmi les photos présentées deux par deux, et dire celle qui est « hot », et celle qui ne l’est pas. Le succès est foudroyant et immédiat : tous les étudiants se précipitent pour voter. Mais, face au tollé des victimes et à l’illégalité du piratage initial, le site est rapidement fermé par l’administration. Impressionné par son succès largement imprévu, quelques mois plus tard, en février 2004, avec quelques amis, il récidive en lançant un nouveau site, cette fois, plus sophistiqué qui permet aux étudiants d’échanger entre eux. En mars, il est étendu aux Universités de Stanford, Columbia et Yale : Facebook est lancé.
A-t-il alors une vision de l’importance future et mondiale des réseaux sociaux ? A-t-il procédé à une étude montrant qu’un outil manquait ? A-t-il procédé à des tests multiples ? A-t-il la volonté de révolutionner le monde de l’informatique ? Fort de la puissance des tableurs, a-t-il modélisé combien sa croissance serait fulgurante ? Sait-il que six ans plus tard, Facebook serait un des leviers des révolutions arabes ? Se voit-il l’introduisant en bourse huit ans plus tard pour plus de cent milliards de dollars ? Pas vraiment… Non, il croît simplement à son projet, et, si la légende est exacte, au départ, y voit un moyen de s’amuser et de sortir de son isolement. D’ailleurs lui-même dit, parlant du premier site : « Une chose de sûre, c’est que je suis un salaud d’avoir fait ce site. Mais, bon, quelqu’un devait le faire de toute façon… ». Et quand il lance le deuxième, il n’imagine pas avoir plus que quelques centaines d’inscrits. Ils furent nettement plus de mille au bout de vingt-quatre heures…

Attraper le futur plus par instinct que par logique
Je pourrais multiplier les exemples à l’infini : à chaque fois, quand un entrepreneur se lance, ce n’est ni au vu d’une stratégie claire, ni d’un business plan détaillé. Non, c’est parce qu’il en ressent le besoin en lui, et qu’il saisit l’idée qui se présente, celle à laquelle il croît. Pourrait-il expliquer pourquoi il agit ainsi ? Très probablement pas. Mû par ses pulsions, poussé par ce qui émerge de ses processus inconscients, il sait qu’il doit le faire. Bien sûr, il n’avance pas tête baissée, et mobilise ses processus conscients pour trouver les moyens d’avancer, mais ce n’est pas ce qui l’a fait démarrer.
Ensuite ce qui fait la différence, c’est la capacité à observer ce qui advient, passer du temps à identifier pourquoi ceci marche et ceci non, savoir s’entourer, trouver les capitaux nécessaires, et avancer le plus vite possible. Et cette alchimie est rare et exceptionnelle : toutes les innovations chimiques involontaires ne donnent pas naissance à des multinationales et des leaders mondiaux dans leur secteur ; toutes les bricolages faits dans des garages ne se transforment en des L’Oréal bis ; toutes les frustrations initiales ne font pas de ceux qui les subissent des milliardaires.
Mais mon propos est de noter que, dans son étape initiale, aucune entreprise naissante n’a une stratégie claire, ou, si elle en a une, ce n’est pas celle qu’elle suivra et qui l’amènera à réussir. Comme pour les radeaux des fourmis de feu, la solution émerge sans qu’elle soit pensée a priori, et si l’on attrape son voisin, c’est plus par instinct et intuition inconsciente, qu’à cause d’une pensée structurée et réfléchie.
D’ailleurs, ce qui est vrai dans ces moments initiaux, l’est encore souvent plus tard.

Croire au futur au-delà des analyses immédiates
Savez-vous qu’en 1927, Harry Warner, un des quatre frères Warner à l’origine des studios Warner Bros, affirma : « Qui pourrait bien avoir envie d’entendre les acteurs parler ? », et qu’en 1943, Thomas Watson Président d’IBM dit : « Je pense qu’il y a la place pour peut-être cinq ordinateurs dans le monde entier ». Pourtant quelques années plus tard, leurs entreprises devenaient des leaders mondiaux grâce à ces innovations jugées au départ par eux sans potentiel.
En 1964, Spencer Silver, un chimiste de 3M, invente en s’amusant, une drôle de colle qui ne colle qu’à elle-même. Faute d’applications, elle échoue dans un placard. En 1974, Art Fry, un collègue de Silver, a l’idée d’utiliser cette colle pour fixer les signets qu’il utilise comme marquer les psaumes dans son hymnaire. Non seulement, cela marche, mais il peut même les repositionner. Reste à améliorer le procédé et à trouver comment lancer le produit, ce qui prendra encore quatre ans. Ce n’est qu’en 1978 que le produit est testé avec succès et qu’el 1980 qu’il prend le nom de post-it. Vous connaissez la suite…
A la fin des années soixante-dix, les ingénieurs de Sony Electronics développent le Pressman, un prototype pour permettre aux journalistes d’enregistrer facilement leurs interviews. Mais pas moyen d’arriver à une qualité sonore suffisante pour faire ensuite la transcription, aussi ce prototype est mis au rebut, et ne sert aux ingénieurs qu’à écouter de la musique dans leur bureau. Un peu plus tard, parce que Masaru Ibuka, co-fondateur de Sony, veut pouvoir écouter de la musique dans les avions lors des vols long-courriers, ces ingénieurs reprennent ce prototype, suppriment toute fonction d’enregistrement et le dotent d’un casque. Impressionné par le résultat, Ibuka en parle à son collègue Akio Morita. Celui-ci se tourne vers les équipes marketing qui lui disent que l’idée n’a pas d’avenir : qui pourrait bien avoir envie de marcher dans la rue en écoutant la musique au travers d’un casque ? Les revendeurs ne croient pas non plus à un appareil qui ne sert qu’à écouter. Mais Akio et Masaru s’obstinent et font développer le produit. Le Walkman allait naître…
Ainsi l’émergence de la stratégie n’est pas l’apanage des petites entreprises : elle est aussi le cas des grandes. Est-ce à dire donc qu’il ne sert à rien de réfléchir à long terme et de se fixer un objectif ? Réussit-on simplement quand on a de la chance ? Les entreprises qui gagnent sont-elles juste celles qui ont eu la présence d’esprit d’amplifier et mondialiser ce qui était né par hasard ?
Je ne le crois pas… et même pas du tout.

(Article paru en 4 parties entre le 4 et 10 juin)

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