11 sept. 2013

NOUS IMAGINONS LE MONDE AVANT DE LE VIVRE

Nos neurones sont organisés pour ne coder que les écarts (Neurosciences 28)
Nous ne voyons donc le monde non pas tel qu’il est – d’ailleurs que voudrait donc dire voir le monde tel qu’il est ? –, mais tel que nous l’avons connu, compris et mémorisé. Nos perceptions sont constamment enrichies, et donc déformées, par tout ce que nous avons déjà appris précédemment.
Est-ce vraiment tout ?
Non, car nous ne nous contentons pas de voir le monde tel que nous l’avons connu, nous dressons constamment des visions du futur : notre cerveau, et toutes nos neurones, sont un système prédictif.
En effet, à partir de nos données sensorielles et de notre expérience, nous anticipons, et nous n’arrêtons pas de rêver le monde avant de le vivre. Nous créons au plus profond de nous-mêmes, une vision de ce qui devrait ou pourrait arriver : notre savoir-faire bayésien ne nous sert pas seulement à comprendre le monde, mais aussi à penser ce qu’il pourrait devenir.
Alors quand nous regardons ce qui se passe, nous le comparons à ce futur que nous avions imaginé, à ce futur qui devrait être devenu notre présent.
Pourquoi l’évolution a-t-elle permis et encouragé l’apparition d’une telle compétence ?
Voici les réponses de Stanislas Dehaene sur les avantages d’une telle capacité à prévoir le futur :
-        Gagner du temps : anticiper, c’est avoir l’information à l’avance, parfois avant même qu’elle atteigne nos récepteurs sensoriels, et donc se tenir prêt à faire face,
-      Filtrer les entrées : utiliser le passé pour prédire le présent, c’est bénéficier d’un filtre optimal qui peut aider à interpréter une entrée bruitée, voire remplacer totalement un stimulus masqué, manqué ou absent.
-        Simplifier l’architecture et le traitement des données : il n’est pas la peine de représenter ou de transmettre ce que l’on peut prédire.
-     Tirer des inférences optimales : maximiser la vraisemblance d’un modèle des entrées sensorielles implique de minimiser l’erreur de prédiction sur ces entrées.
En reprenant la vision de Karl Friston, il termine en ajoutant un dernier bénéfice : selon ce dernier, ceci correspondrait à la logique de tout système auto-organisé, qui obéirait au principe de la minimisation de l’énergie libre, ce qui supposerait d’imaginer un ordre à venir, et chercher à « minimiser la moyenne à long terme de la surprise ».
Voilà donc nos cellules qui, nourries de cette vision d’un futur imaginé, ne codent plus le présent que comme un écart. Si le présent est tel qu’il a été prévu, rien n’est transmis. A quoi bon en effet, annoncer ce qui a déjà été anticipé !
Nous sommes donc organisés pour vivre l’incertitude comme une perturbation, et n’avoir à dépenser de l’énergie que quand le présent n’est pas tel que nous l’avons prévu.

Comme le présent est de moins en moins en ligne avec ce qui s’était passé avant, comme la logique du monde est de plus en plus l’incertitude, comme notre liberté est d’abord liée à ces ruptures imprévues, merci donc à Stanislas Dehaene de nous avoir aidés à comprendre le chemin qu’il nous reste à parcourir !

Nous ne percevons pas le monde, mais ce sont nos pensées que nous percevons : nous ne voyons, n’entendons, ne sentons, ne goûtons, et ne touchons que les images, les bruits, les odeurs, les saveurs et les formes de nos neurones. Et nous parcourons le monde, avec en nous, une idée de ce qu’il devrait être : nous l’imaginons avant de le vivre. Aussi sommes-nous en avance sur ce que nous vivons… au risque de nous retrouver dans un présent imaginaire, comme un voyageur dans le temps qui serait parti dans un futur irréel…
(Article paru le 13 septembre 2012)

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