Dans la jungle du trafic indien (Calcutta 2010)
Dès la
sortie de Howrah, la grande gare de Calcutta, je prends de plein fouet une
douche d’énergie vitale qui finit de me réveiller. M’extraire de la foule
bigarrée qui peuple le terminal ferroviaire est mon premier combat. Des
silhouettes allongées ou assises tapissent le sol, et constituent autant
d’obstacles. Chacun trace son chemin sans se préoccuper de ceux qui
l’entourent, ni imaginer d’avoir à s’excuser. Les pieds des autres ne sont que
des paillassons sur lesquels il est de bon ton de s’essuyer.
Obtenir
ensuite un taxi n’est pas une mince affaire : échapper au piège des offres
fantaisistes des chauffeurs amateurs, trouver la cahute des « prepaid taxi »,
obtenir le ticket sésame pour découvrir qu’il n’ouvre aucune porte car aucun
taxi ne veut l’honorer, accepter alors l’offre d’un indépendant qui ne parait
pas déraisonnable, et s’abandonner à l’inconfort d’une banquette arrière dont
l’âge m’est inconnu, mais pour sûr avancé.
Le pont
métallique, qui enjambe la rivière Hooghly, est tapissé du jaune des taxis.
Quelques tâches grises, noires ou marron, surnagent comme autant d’erreurs et
de malentendus. Conscientes de leur vulnérabilité et de l’incongruité de leur
présence, voyageurs en terre étrangère et rapidement hostile, juste tolérées,
elles se font discrètes, tentant de se faire oublier et glissant plutôt que de
rouler. Les taxis, forts de leur supériorité numérique, insolents enfants se
sachant en terre conquise, avancent ainsi que bon leur semble. Le code de la
route, à supposer qu’il y en eut un, ne s’applique pas à eux. Les sens uniques
sont au mieux des indications de tendance.
Une
fois la rivière franchie, l’hémorragie jaune se poursuit. De temps en temps,
émergent aléatoirement des policiers qui, au milieu des carrefours, tentent de
réguler le flux compact, joyeux et aléatoire. D’aucuns multiplient des gestes,
dessinant des courbes dans l’espace, selon un tempo et une forme propres, sans
liens avec ceux du trafic. Ils ne sont que des chefs d’orchestre impuissants,
face à des musiciens déterminés à jouer chacun le morceau qui leur plaît.
D’autres plus lucides bougent avec parcimonie, voire presque pas du tout. Ils
se contentent d’être là, virgules censées représenter l’autorité, en fait seulement
symboles depuis longtemps dénués de toute puissance, des décorations ponctuant
la jungle goudronnée de Calcutta.
Mon
taxi fort de la légitimité tirée de sa caste d’appartenance, avance au hasard
de ses initiatives. Selon son humeur, il va sur le côté droit ou gauche,
accélère, freine ou s’arrête suivant un code qui n’appartient qu’à lui seul.
Pour cela, il est muni d’une arme magique, le klaxon, dont il se sert sans
relâche. Les autres font de même, et la route est une cacophonie, un opéra
maudit.
Enfin
parler de route est une expression bien emphatique pour désigner ce qui n’est
plus que des îlots de macadam, tant elle a été dévorée par une lèpre endémique.
Sous les morsures de la contagion, les trous n’y sont plus en formation, mais
se sont creusés et multipliés. La chaussée présente un état de surface imprévisible
sur lequel la voiture rebondit. À certains endroits, pris de bonnes intentions,
les autorités locales entreprennent des travaux pour en améliorer le
revêtement. Cependant, n’étant signalés par aucun panneau, et pouvant surgir à
tout moment, ils sont autant de risques supplémentaires.
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