Pourquoi l’incertitude s’accroît continûment et de façon accélérée (2)
Pourquoi telle évolution génétique plutôt que telle autre ? Pourquoi cette plante-ci naît-elle plutôt que celle-là ? Faut-il pour reprendre la terminologie de Darwin, y voir une meilleure adaptation au milieu dans lequel elle vit ? Oui et non. Oui, car si une évolution a perduré et s’est développée, c’est bien qu’elle est viable et a pu prendre le pas sur les autres. Non, car cela ne veut pas dire pour autant qu’elle était « la meilleure adaptation » : puisque toutes les espèces évoluent continûment et en même temps, et que le monde minéral lui-même est chaotique et incertain, il est impossible de définir ce qu’est « La meilleure adaptation ». Tout est trop mouvant : il n’y a pas de plan a priori, et aucune analyse du présent ne permet de prévoir quel chemin suivra l’évolution.
Ce qui advient n’est que l’expression d’un possible : la vie ne progresse pas dans le sens d’une amélioration mesurable, mais ne fait que dériver de possible en possible. Comme elle peut, elle trace son chemin cahin-caha. Impossible de savoir à l’avance les choix qui seront faits, car les interactions sont trop complexes : il n’y a pas d’explications sur le fait que la vie ait pris tel embranchement plutôt que tel autre ; elle l’a pris, c’est tout ce que l’on peut dire, et on ne peut faire que des constats a posteriori. (1)
Une façon imagée de décrire le fonctionnement des lois de l’évolution est d’observer un match de tennis : le terrain est parfaitement défini, ainsi que la position du filet et toutes les règles du jeu. Ajoutez deux joueurs dont vous avez vu tous les matches précédents, et analysé les stratégies de jeu. Vos connaissances sont donc vastes et précises, et pourtant vous savez bien peu de ce qui va advenir : vous ne connaissez ni le score final, ni a fortiori comment et quand aura lieu tel ou tel échange. Il en est de même avec la vie : les règles sont précises et intangibles, les joueurs connus, et la partie totalement incertaine.
Notons que la notion même de possible est vague. Souvent on l’associe à ce qui peut arriver, mais je préfère une autre approche : ce qui est possible est juste ce qui n’est pas interdit. Dans sa nouvelle de la Bibliothèque de Babylone, Jorge Luis Borges écrit : « Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. » (2). Et les bibliothécaires y cheminent d’alvéole en alvéole, ouvrant ce livre ou celui-là. Comme la vie qui vagabonde au hasard de ses rebonds : il y a à tout moment une infinité de mouvements qui ne sont pas interdits, et donc tous potentiellement possibles. Un seul sera choisi, et deviendra le réel. La vie n’a pas évolué parce qu’elle le devait, mais simplement parce qu’elle l’a fait. Finalement, « c’est le réel qui fait le possible, et non pas le possible qui devient réel ». (3)
(à suivre)
(1) C’est ce que François Varela appelle la dérive naturelle : une évolution n’a pas lieu parce qu’elle est nécessaire, ni même souhaitable, elle se produit juste parce qu’elle satisfait au champ de contraintes à un instant t. Il parle de solution « satisficing », c’est-à-dire instantanément satisfaisante. Mais cette « satisfaction » n’est que provisoire et dynamique : l’évolution est permanente. Dès qu’une a eu lieu, le champ de possibles se transforme : seules perdurent les options compatibles avec la nouvelle avancée, enrichies des nouvelles ouvertures potentielles. (L’Inscription corporelle de l’esprit)
(2) Fictions
(3) Henri Bergson, Le Possible et le Réel
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