Histoire de chiens
Chez nous, les chiens sont rangés, parqués, lissés. Pas des hommes bien sûr, mais plus vraiment des bêtes. Tellement loin des loups. Ils font partie de la famille, partent en vacances avec nous ou dans une colonie estivale, ont leurs produits diététiques et cosmétiques, leurs cliniques vétérinaires. Ils sont ordonnés. Pas de pagaille, pas d’aléas. Ils ne vont chercher la balle que si nous leur lançons, et ne la ramène qu’à celui qui l’a envoyée. Il ne manquerait plus qu’ils prennent l’initiative. Il n’y a que dans le sketch de Raymond Devos que le chien est le maître. Mais il faut dire qu’il parle. Alors…
Bref, nos chiens sont pris en charge. Et il y a une chose qu’ils ne font pas, c’est être ensemble : ai-je déjà vu un groupe de chiens sillonner les rues d’une quelconque ville ? Comme une bande de copains partis en goguette. Non. Ou dans un parc, un chien demander à son maître d’aller jouer un moment avec un camarade rencontré opinément ? Non plus. Snoopy, à part Charlie Brown et ses amis, n’a pour compagnon qu’un oiseau. Nos chiens vivent séparément les uns des autres, chacun dans sa niche, chacun avec son propriétaire.
A Darjeeling, c’est l’inverse. Aucun chien ne vit avec un humain. Il est avec les siens. Le jour, ils se tiennent cois, car ils savent qu’une pierre peut être lancée contre eux à tout moment. Aussi paressent-ils sur les toits des maisons, ou dans des terrains vagues, attendant sagement la nuit. Dès qu’il est passé onze heures du soir, plus aucune âme humaine n’est à l’extérieur. Alors la ville devient canine. En bandes rivales, ils sillonnent les rues à toute vitesse en aboyant. Chacune son territoire, et si jamais l’une s’aventure sur celui d’une autre, la bataille fait rage. Un remake de West side story version Himalaya.
Ce partage de la ville suivant l’heure de la journée est-il le fruit d’un pacte entre les hommes et les chiens ? Mais si tel est le cas, qui a pu mener la négociation, côté chien ? Ont-ils un chef de meute qu’ils auraient mandaté pour discuter avec les autorités locales ? Ont-ils fait valoir leur tranquillité diurne pour obtenir toute liberté la nuit ? Mais, pourquoi alors aboient-ils la nuit ? Pour rappeler aux hommes leur possession nocturne ? Pour se venger des pierres reçues dans la journée ? Allez savoir…
La nuit, debout contre la fenêtre, j’observe leurs folles cavalcades. Je me sens courant avec mes congénères, libre et puissant. Je suis sauvage, solidaire uniquement avec les miens, méfiant avec les autres. Jamais, je ne pourrais être chien en France. Jamais, je ne marcherai tenu en laisse. Jamais, je ne suivrai docilement les pas d’un qui ne serait pas mon égal. Jamais, je ne ramènerai une balle qui m’aurait été lancée. Jamais, je ne me ferai acheter par une gamelle toujours remplie ou par une niche douillette et confortable. Jamais quiconque ne décidera pour moi.
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