Que l’Éducation sorte de l’évaluation strictement individuelle et de la reproduction des connaissances préformatées, pour devenir le lieu de l’apprentissage de l’innovation et du travail en groupe
Ah qu’il était beau le temps de l’Éducation Nationale d’antan, celui des blouses grises, des élèves bien sages, alignés en rang avant d’entrer en classe, assis sur des tables en bois avec l’encrier dans lequel chacun plongeait soigneusement sa plume, récitant tous ensemble un poème, regardant respectueusement le détenteur du savoir…
J’en parle en connaissance de cause, j’y étais... sur un banc et dans les rangs.
Souvenir des relations rigides entre la maîtresse ou le maître et les collégiens, des leçons multiples à apprendre par cœur, des devoirs faits en silence, de l’interdiction de parler à ses voisins, des heures de colle passées à remplir des pages et des pages.
Régnaient alors l’ordre, l’obéissance, la reproduction des connaissances. Pas d’improvisation, presque pas d’imagination. L’excellence était purement individuelle, aucun travail en groupe.
Quelques années plus tard, quand j’ai plongé dans le monde des entreprises, j’ai découvert l’importance du travail collectif : rien ne s’y fait de façon solitaire. Bien, bien loin des méthodes de travail solitaire et du mode d’évaluation purement individuel de l’école.
Aujourd’hui sous l’effet de la transformation rapide de notre monde, cet écart est devenu un gouffre :
- L’incertitude explose, de nouvelles technologies naissent et se diffusent rapidement, aucune position n’est acquise, bref tout bouge et de plus en plus vite : il ne s’agit plus de reproduire des concepts passés, mais d’en inventer de nouveaux, de mobiliser ses connaissances non pas pour copier, mais pour créer.
- Les capacités de stockage deviennent quasiment infinies et l’accès à ces mémoires externes immédiat et sophistiqué. Aussi la performance des individus repose moins sur la qualité de leur mémoire personnelle, que sur leur capacité à savoir efficacement accéder aux données, les vérifier et les exploiter.
- Les lignes hiérarchiques rigides et verticales sont de plus en plus contreproductives, et la prise d’initiative est essentielle pour sortir des idées reçues. Les relations sont de plus en plus décloisonnées et fluides, en évitant les effets hiérarchiques intangibles. Les organisations deviennent horizontales et transverses, et l’encadrement fonctionne de plus en plus collégialement, même si chacun a une expertise précise et une responsabilité directe distincte.
- La performance est collective et c’est la capacité à travailler en groupe qui fait la différence. Les bons managers sont ceux qui savent créer et animer ces dynamiques collectives, les bons agents sont ceux qui travaillent le mieux avec les autres. Les évaluations de fin d’année se font au travers d’entretiens et de procédures complexes, prenant en compte l’évolution de la personne, sa capacité à travailler avec les autres, les situations auxquelles elle a eu à faire face.
Or l’Éducation Nationale, elle, a bien peu changé quant au travail en groupe, à l’encouragement à l’innovation et à ses méthodes d’évaluation. Elle est restée verticale et continue à ne mesurer que les performances individuelles, le travail en groupe y reste marginal. A la différence des pays de l’Europe du Nord ou anglo-saxons.
Voilà un des grands chantiers à entreprendre… en priorité.
Or si je me réjouis de voir qu’un réel projet de transformation de l’Éducation semble enfin mis sur les rails, si la présence de Stanislas Dehaene à la tête du Conseil scientifique est de bonne augure pour que les découvertes faites par les neurosciences soient enfin prises en compte, je n’entends personne parler de ce double sujet clé : sortir de l’évaluation strictement individuelle et de l’apprentissage à reproduire des connaissances préformatées.
Au moment où les solutions sont collectives, où la performance repose plus sur l’imagination et l’initiative que sur la reproduction de schémas historiques, où la confiance en soi et en les autres est critique, est-il réellement pertinent de continuer à privilégier la relation maître-élève et l’évaluation individuelle ?
Le temps du fordisme est terminé, nous sommes dans l’économie de la connaissance et de la fluidité !
Or si l’on a grandi dans un environnement où parler avec son voisin était interdit et sanctionné, comment pourrait-on ne pas être freiné dans la collaboration ? Si chacun est constamment évalué, jugé, classé, si l’on peut redoubler, c’est-à-dire rompre les liens sociaux construits avec ses pairs, comment ne pas voir ses peurs grandir ?
Tant que l’on croira en France, qu’il suffit de renforcer l’autorité du maître, tant que l’on ne sera pas passé, comme cela a été fait dans d’autres pays, d’une relation un à un, à une relation communauté d’enseignants à groupe d’élèves, nous resterons avec notre handicap collectif.
Il est urgent et indispensable de faire de l’Éducation le lieu de l’apprentissage du monde d’aujourd’hui et de demain !