Se souvenir, c’est non seulement un acte incomplet – le souvenir ayant été éclaté en de nombreux morceaux, il doit être reconstruit, ce qui est impossible à l’identique –, mais aussi une induction d’erreurs futures : après cette reconstruction, ce souvenir sera à nouveau éclaté, et en incluant les modifications faites. Il sera aussi un temps plus facilement accessible.
La solution serait-elle dans le rêve d’une mémoire parfaite ?
Écoutons ce que nous en dit Jorge Luis Borges dans sa nouvelle, Funes ou la mémoire. Il y relate la rencontre – bien sûr fictive ! – avec Irénée Funes qui, suite à une chute de cheval, s’est trouvé doté d’une perception et d’une mémoire infaillibles :
« D'un coup d'œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l'aube du trente avril mille huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d'un livre en papier espagnol qu'il n'avait regardé qu'une fois et aux lignes de l'écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho. »
Aucun défaut, aucune faille. L’employé modèle pour Ikea : il sait démonter et remonter sans commettre la moindre erreur, sans rien abîmer ; avec lui, tout est stocké à la perfection, et toujours accessible. Parfait donc.
Et pourtant, sa vie est proprement invivable.
« Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. (…)
Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats. »
Serions-nous sauvés par l’imperfection de notre mémoire ?