25 avr. 2024

L’IMPRÉCISION DE NOTRE MÉMOIRE N’EST PAS UN PROBLÈME

Se souvenir, c’est non seulement un acte incomplet – le souvenir ayant été éclaté en de nombreux morceaux, il doit être reconstruit, ce qui est impossible à l’identique –, mais aussi une induction d’erreurs futures : après cette reconstruction, ce souvenir sera à nouveau éclaté, et en incluant les modifications faites. Il sera aussi un temps plus facilement accessible.

La solution serait-elle dans le rêve d’une mémoire parfaite ?

Écoutons ce que nous en dit Jorge Luis Borges dans sa nouvelle, Funes ou la mémoire. Il y relate la rencontre – bien sûr fictive ! – avec Irénée Funes qui, suite à une chute de cheval, s’est trouvé doté d’une perception et d’une mémoire infaillibles :

« D'un coup d'œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l'aube du trente avril mille huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d'un livre en papier espagnol qu'il n'avait regardé qu'une fois et aux lignes de l'écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho. »

Aucun défaut, aucune faille. L’employé modèle pour Ikea : il sait démonter et remonter sans commettre la moindre erreur, sans rien abîmer ; avec lui, tout est stocké à la perfection, et toujours accessible. Parfait donc.

Et pourtant, sa vie est proprement invivable.

« Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. (…)

Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats. »

Serions-nous sauvés par l’imperfection de notre mémoire ?

24 avr. 2024

IKEA, INTERNET ET MÉMOIRE

Ikea a rendu populaire l’art du montage. Non pas pour offrir à ses clients la joie d’un jeu gratuit, mais pour abaisser ses prix : démonté, un meuble tient moins de place, et se glisse dans un ou plusieurs cartons plats. Résultat, il se stocke et se transporte plus efficacement. Si Ikea remplissait ses entrepôts et ses camions de meubles montés, ils seraient pleins de vide.

D’ailleurs quiconque a essayé de déménager l’armoire de sa grand-mère, a vite compris qu’il valait mieux la démonter pour passer par la porte, puis descendre l’escalier, surtout s’il était en colimaçon.

Toute personne qui s’y risque, doit penser à marquer chaque pièce et dessiner un plan indiquant comment les réassembler.

Attention à ne pas perdre le plan, car, sinon l’on se retrouverait dans la situation des restaurateurs du temple Baphuon à Angkor : pour le restaurer, ils l’avaient démonté, mais, à cause de la guerre qui a sévi au Cambodge, les plans ont été perdus. Résultat un puzzle de trois cent mille pierres resté longtemps insoluble.

Mais, quelles que soient les précautions que l’on prend, en cas de déménagements successifs, un morceau sera endommagé, un taquet manquera, un emboîtement deviendra imparfait. Résultat, l’armoire ne sera plus tout à fait la même.

La conception de l’internet suit la même logique que Ikea : pour que l’information circule plus efficacement, elle est découpée en petits morceaux. Originalité : les morceaux ne voyagent pas tous ensemble, chacun prenant le chemin qu’il veut, celui qui se présente à lui, et qui lui semble le meilleur. Circule aussi le plan, car, comme pour l’armoire, au moment où l’information est désagrégée, chaque bribe est numérotée, et un schéma élaboré.

À l’arrivée, l’information est reconstituée. Puisqu’elle a été éclatée en un très grand nombre d’éléments, si jamais quelques-uns manquent, ce n’est pas très grave, le sens n’est pas perdu. Au fur et à mesure de leur arrivée, les pièces du puzzle s’assemblent. Progressivement, l’information initiale émerge.

C’est la désagrégation des données qui a permis le développement de l’internet : on est capable de déplacer de très grandes quantités d’information dans des tuyaux de capacité moindre. De plus, le réseau est moins vulnérable, puisque les chemins sont multiples et changeants. On peut parler d’une forme de plasticité du système. Il sait s’adapter à des crises.

Eh bien, tout cerveau – celui d’un homme comme de n’importe quel animal -, fonctionne selon la même logique : il n’arrête pas de démonter et remonter, de stocker et rechercher, d’attendre ce qu’il ne trouve plus, de faire avec ce qu’il a, et d’être perdu sans plan ou si trop de morceaux sont manquants.

Car aucun souvenir n’est stocké en un seul bloc. Il est fait d’une somme d’informations : son, couleur, image, odeur, sensation, émotion, relation avec l’avant et l’après, … La liste est longue. Comme pour l’armoire, comme pour internet, il est décomposé en petits éléments, et chacun se loge au sein de notre cerveau en fonction de sa nature.

C’est ce qui lui donne à la fois sa puissance et de sa fragilité.

23 avr. 2024

JE ME SOUVIENS TRÈS BIEN QUE...

Siri Hustvedt dans son livre, la Femme qui tremble, illustre la fragilité de notre mémoire et notre capacité à sculpter nos souvenirs :

« L’un de mes tout premiers souvenirs date de quand j’avais quatre ans. Cela se passait chez ma tante, à Bergen, en Norvège, pendant un repas en famille. Les principales composantes visuelles de l’incident sont la table familière, la salle de communes familière, et sa fenêtre donnant sur le fjord. Je revois clairement cette pièce dans ma tête car, treize ans plus tard, j’ai habité chez ma tante et mon oncle, dans cette maison. (…) 

Je m’approche de ma cousine et lui tape le dos pour tenter de la consoler. Les grandes personnes se mettent à rire et d’humiliation brûlante me saisit. Ce souvenir ne m’a jamais quittée. (…)

L’erreur que j’ai faite ne concerne pas mon émotion mais l’endroit où je me trouvais quand mon orgueil a été blessé. Il est impossible que cette atteinte à mon amour propre ait eu lieu dans la maison dont je me souvenais parce que, lorsque j’avais quatre ans, cette maison n’existait pas encore. J’ai replacé ce souvenir à un endroit que je pouvais me rappeler, plutôt qu’à celui que j’avais oublié. (…) 

J’avais besoin, pour garder l’évènement, de l’enraciner quelque part. Il lui fallait un cadre visuel, sans quoi il serait parti à vau-l’eau. »

12 avr. 2024

MÉMOIRE

Se souvenir, c’est rappeler les pièces d’un puzzle,

Et reconstruire ce qui était advenu.

Comme on peut.

 

Des pièces manquent, d’autres sont déformées.

Aussi on bouche les trous,

On redécoupe afin de pouvoir assembler.

 

Si demain on rappelle le même souvenir,

Il revient avec les déformations faites,

Avec ce qui a été ajouté ou modifié.

 

Ainsi à chaque fois que je me souviens,

Je reconstitue et recrée.

Ma mémoire imagine et invente.

 

Comment savoir le décalage sédimenté ?

Seul, c’est impossible.

Avec les faits et les autres, peut-être.

6 avr. 2024

DEHORS DEDANS

Ma membrane me limite et me définit.

Elle retient ce qui me constitue.

Un dehors et un dedans.

Un je et des eux.

 

Ma membrane est poreuse.

Avec elle, j’échange et m’associe.

Flou du dehors et du dedans.

Des nous.

 

Des frontières qui assemblent tout en définissant,

Des peaux qui cernent tout en réunissant.

Étranges parois sans lesquelles rien n’existerait.

Des vides et des pleins.

21 mars 2024

PATONG

Lit, fauteuil, eau.

Couché, assis, nageant.

Jour après jour,

Métronome du temps.

 

Jalons identiques,

Monotonie des successions,

Plaisir hypnotique,

Suspension du temps.

 

Ne rien changer,

Ne rien attendre.

Vivre arrêté,

Vive en dehors du temps.

10 mars 2024

CLOSER TO YOU

Viens là, oui là.


Contre moi, tout contre moi.

Et toi, toi aussi

Closer to you

 

Marée humaine,

Fourmilière,

Chaleur humaine.

Closer to you.

 

Glisser sur la vie,

Rebondir l’un sur l’autre,

S’aider et se combattre.

Closer to you

 

Tu cours plus près de moi.

J’ai peur et envie,

Peur et envie de toi.

Closer to you…

9 mars 2024

PHOTOSHOP CÉRÉBRAL

Je vois, entends, touche, sens, goûte.

Avec mes cinq sens,

Plongé dans le réel,

Je décide.

 

Du moins, je le crois.

 

Mais je ne vois rien, ni n’entends, touche, sens ou goûte.

Avec mes cinq sens,

Je nourris mes neurones.

Ni plus, ni moins.

 

Et mon cerveau se met au travail.

 

Fort de mon vécu, mes succès, mes échecs,

Il construit ce qui parait plausible, probable.

Des informations brutes, il élabore une interprétation.

Photoshop cérébral.

 

Et voilà ce que je vois, entends, touche, sens, goûte.

 

À partir de mes données sensorielles et de mon expérience,

J’anticipe et rêve le monde avant de le vivre.

Inconsciemment, au profond de moi-même,

Se crée une vision de ce qui devrait ou pourrait arriver.

 

Ainsi va ma vie.

8 mars 2024

DES JEUX DE MOTS QUI N’EN SONT PAS

Au travers de mes mots,
Je rêve, imagine, élabore des plans.
Langage, support de ma pensée.
Écrire pour dessiner en moi,
Et me parler à moi-même.

 

Au travers de nos mots,

Je t’écoute, m’exprime, échange.

Langage, support de notre communication.

Écrire pour dessiner en toi,

Et parler en toi-même.

 

Jamais tu n’auras pas accès à ce que je pense,

Juste à mes mots et au sens que tu leur donnes.

Et pourtant, nous nous parlons,

Et tentons de nous comprendre.

Imparfaitement, un peu, un peu plus…

 

Langage, affaire privée et bien collectif,

Source de relation intime et partagée ?

Imaginaire et échange,

Intelligibilité et malentendu.

Naissance des je et des nous.

 

Aussi les mots sont-ils trop sérieux pour en jouer !

6 mars 2024

NEUROMONDE

Dans ma caverne, je me nourris

De ce que je vis et ai vécu,

De ce que j’imagine et ai imaginé,

De ceux que je touche,

Du récit de ma tribu, de leurs expériences et de leurs rêves.

 

Avec mes livres, je me nourris

D’un lointain temporel et physique,

De temps passés inaccessibles,

De ce que je ne vois, ni ne touche,

De ceux qui me touchent,

Du récit du monde, de leurs expériences et de leurs rêves.

 

Avec internet, je me nourris

De présents infinis et sans limites,

De pensées et regards inconnus,

De chimères digitales,

De ceux qui m’émeuvent,

Du cauchemar du monde, de ses excès et de ses rêves.

 

Aujourd’hui je suis un migrant numérique.

Mon corps est là, mon cerveau partout.

Je suis seul, et connecté à tous.

Mon proche n’est plus voisin.

Je vis dans le Neuromonde.

 

(Mon blog s'appelle Neuromonde et ce n’est pas une coïncidence…)