Emboîtements, émergences et incertitude (5)
Décidément la vision de Laplace est mise à mal par la science moderne.
Mathématicien du XVIIIe siècle, il était persuadé que, pour une
intelligence suffisamment vaste et complète, « rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait
présent à ses yeux. » (1). Qu’il aille donc faire un tour dans
la bibliothèque de Babel de l’Univers, où, non seulement, le nombre de livres
est sans cesse croissant, mais aussi le rangement des livres sur les étagères
perpétuellement modifié !
Henri Poincaré, dès le début du XXe siècle avait vu juste en
affirmant que : « Lors même que les lois
naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrons connaître la
situation initiale qu’approximativement. (…) La prédiction devient impossible
et nous avons le phénomène fortuit. » (2)
Dommage que Henri Bergson n’ait pas eu l’occasion de connaître cette
incertitude inhérente à la matière inerte. En effet, comme il en était resté à
la vision laplacienne du monde, il était constamment « dérangé » dans ses
réflexions par la soi-disant prévisibilité potentielle de cette matière inerte.
Il avait donc constamment besoin de parler du vivant et de son imprévisibilité
pour appuyer ses raisonnements. Comme il aurait été rassuré de savoir que dès
les douze premiers milliards d’années de l’univers, le temps avait une flèche,
et l’imprévisible non seulement régnait, mais grandissait !
Aussi est-il possible de dire à l’aube de l’apparition de la vie que déjà
: « la création continue d’imprévisible
nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. (…) J’ai beau me représenter
le détail de ce qui va m’arriver : combien ma représentation est pauvre,
abstraite, schématique, en comparaison de l’événement qui se produit ! » (3)
Enfin plutôt que de dire que le monde évolue entre ordre et désordre, je
dirais qu’il construit sans cesse un nombre croissant d’ordres possibles qui
sont autant de réarrangements de la matière, et que celle-ci joue
malicieusement en sautant de l’un à l’autre. Elle donne l’impression d’allier
ordre et désordre, mais c’est surtout d’incertitude et d’imprévisibilité qu’il
faudrait parler. C’est ce que j’appelle la loi de l’incertitude, loi qui,
depuis l’aube du big-bang, a conduit la matière inerte à devenir un jeu
complexe d’emboîtements, de relations et de dépendances.
(1) Pierre Simon de Laplace, Essai
philosophique sur les probabilités
(2) Henri Poincaré, Sciences et
méthodes
(3) Henri Bergson, Le possible et
le réel
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