Histoire de jeux de mots (2)
Jouer sur les mots est donc une affaire sérieuse, et
aucune pensée individuelle comme collective ne serait possible sans eux (voir
mon article d’hier).
Donc l’art du jeu
de mots devrait une matière essentielle des écoles de management. Les MBA
devraient-ils alors avoir des chansonniers comme professeurs, et les écrits de
Pierre Dac ou Pierre Desproges remplacer ceux de Peter Drucker ou Jim
Collins ?
Non, probablement
pas, mais passer un peu de temps à comprendre que le rôle et l’importance des
mots ne serait ni vain, ni inutile…
Voici notamment
quelques idées – exprimées au travers de mes mots… – qui, selon moi, sont
insuffisamment comprises, ou à tout le moins, trop souvent ignorées :
1. Les mots ne sont pas une matière neutre, abstraite,
exacte, ils sont la cristallisation de notre propre imaginaire.
Pour vous en
convaincre, choisissez n’importe quel mot, fermez les yeux et laissez-vous
envahir par tout ce qu’il évoque en vous.
Ou encore imaginez
l’histoire suivante : vous avez été élevé par un père ébéniste, votre mère
étant morte alors que vous étiez très jeune. Ce père castrateur vous répétait
sans cesse : « Des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ».
C’est pour cette raison que vous avez choisi une autre voie, et pour lui
prouver que, même si vous étiez incapable de rivaliser avec lui sur les tables,
vous n’étiez pas un incapable, vous avez fait des études d’ingénieur en
informatique. Aussi à chaque fois que vous entendez parler de tableurs ou de
table de calcul, vous ne pouvez pas éviter de ressentir de drôles d’images en vous…
2. Communiquer suppose une traduction, même si l’on se
parle dans la même langue
Puisque les mots ne
sont pas seulement porteurs d’un sens commun et universel, mais aussi, et parfois
surtout, de chacun de nos imaginaires qui les imprègnent, communiquer suppose
d’accéder à ces imaginaires qui ne sont pas les nôtres. Si je veux comprendre
ce que mon voisin me dit, si je veux dépasser le niveau fonctionnel et minimal
d’un échange pour accéder au sens réel de ce qu’il exprime, consciemment on
inconsciemment, je dois faire l’effort d’entendre ses mots, non pas à partir
des émotions qu’ils génèrent en moi, mais à partir de celles qu’ils ont
générées en lui. Effort de traduction donc…
Revenons à mon
ingénieur, fils d’ébéniste. Imaginez-vous donc maintenant assis à votre bureau.
Brutalement votre supérieur hiérarchique entre et hurle :
« Quoi ! Tu t’es encore trompé. Décidément, tu n’arriveras jamais à
mettre cette table d’aplomb ! ». Pour lui, bien sûr, pas de problème,
pas de doute, il vous parle de votre dernière réalisation, cette nouvelle
application informatique qui modifie la structure des bases de données, et sur
laquelle vous butez. Il vient de trouver une nouvelle erreur dans la table de
données. Comment pourrait-il se rendre
compte de ce qu’il est en train de provoquer en vous ? Comment
pourriez-vous réellement communiquer ensemble ? Comment sans avoir pris le temps de se
comprendre, de connaître l’histoire de l’autre, se parler vraiment ?
3. Paradoxalement, on se comprend mieux quand ni l’un ni
l’autre ne s’exprime dans sa langue maternelle
Parler une langue,
autre sa langue maternelle, est une sensation étrange, et cette langue nous est
doublement étrangère.
D’abord bien sûr,
parce que nous la maîtrisons moins bien, que notre vocabulaire est plus pauvre
et imprécis, que nos constructions grammaticales sont souvent aléatoires, que
nous avons souvent du mal à saisir le sens de ce que l’on lit ou entend.
Mais aussi, parce
que les mots y sont relativement neufs, c’est-à-dire vides de passé, vides
d’émotion. Autant chaque mot de ma langue maternelle me renvoie à tout un
contexte, ces moments où je l’ai entendu les premières fois, ces réactions
qu’il a provoqué quand je l’ai utilisé, autant les mots d’une langue étrangères
sont comme un bain de jouvence.
Souvent enfin, que
ce soit pour nous exprimer ou comprendre, nous passons par une étape interne de
traduction pour saisir le sens.
Ainsi quand nous
parlons une langue étrangère, si notre communication est apparemment plus
pauvre, puisque notre vocabulaire l’est, elle est paradoxalement meilleure,
surtout si, pour l’autre aussi, ce n’est pas sa langue maternelle : comme
l’un et l’autre sont dans cette double étrangeté, les mots prennent un sens
spontanément plus proche, et chacun est en éveil de la qualité ou non de la
compréhension mutuelle.
Notons que nous, les
Européens, à cause de la cohabitation de nos langues multiples, sommes les rois
de la traduction. A l’opposé les Américains, et surtout les Chinois se sont
bien peu exercés à cet art difficile, mais nécessaire. Les Américains laissent
aux autres le soin d’apprendre leur langue. Et, en Chine, si bon nombre de
langues locales perdurent, elles s’écrivent toutes depuis leur origine, de la
même façon ; aussi les lettrés chinois n’ont-ils jamais eu besoin de
traduire, il leur suffisait de s’écrire pour se comprendre. Ainsi la
calligraphie est-elle une substitution à la traduction !
(à suivre)
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