Promenade en terres indiennes (8)
À peine
entamée par la faible lumière venant des réverbères, l’obscurité était
quasiment totale. Le fleuve avait été gommé, il n’était plus qu’une masse
noire, animée de quelques reflets. Cette absence visuelle était un trou qui
captait les regards de tous. La foule massée sur les marches du ghât était
happée par ce vide.
Sur la
dernière, presque à fleur d’eau, surgissait, telle une apparition, le visage
barbouillé de blanc du guru : assis en lotus, tourné vers le Gange, il ondulait
doucement au rythme de son chant. Sur le côté, un peu en retrait, trois jeunes
hommes dansaient, soulignant la mélopée en tapant sur des tambourins.
Le
temps passait lentement, coulant avec l’eau du fleuve, sans à-coups, sans
heurts, sans efforts, dans une puissance irrésistible. J’en avais perdu le
compte. Avec tous les autres, j’étais intensément immobile, hypnotisé par le
mouvement pendulaire des corps et la circularité du chant.
La voix
du guru connut une inflexion, changea de rythme et monta en intensité. Les
danseurs s’approchèrent d’un petit feu déposé sur le sol, saisirent des
torches, et entamèrent un ballet lumineux. Puis ils descendirent l’escalier
pour se trouver à côté du maître. Son balancement s’accéléra, sa voix se
pressa, semblant prise par une urgence. Il saisit un petit récipient déposé à
ses côtés, l’introduisit dans le Gange et le leva face à lui. Ses trois
assistants firent pareil. Alors, toute la foule assise sur les marches se
dressa, forma une procession et descendit vers le fleuve. Chacun plongeait à
tour de rôle un objet dans l’eau et le dressait devant lui.
Le
défilé des fidèles se poursuivait. Chacun, une fois la cérémonie de l’eau
effectuée, s’arrêtait devant le guru, se courbait vers lui pour se faire
toucher le front, et écouter un court propos. Il remontait ensuite pour se
fondre dans la nuit.
« Merci
d’avoir assisté à cette cérémonie. J’imagine que, si c’est une découverte pour
vous, elle a dû vous paraître bien étrange. Je vous remercie d’autant plus de
votre présence et de votre attention. Sans le savoir, elles m’ont apporté
beaucoup d’énergie. J’aime partager les moments d’émotion et de recueillement
avec des personnes qui, grâce à leur œil neuf, l’aperçoivent sous un jour
différent.
- Mais je
n’ai pourtant rien fait, ni participé à quoi que ce soit.
- Agir
n’est pas très important, du moins pas toujours. C’est le plus souvent
superficiel. La vraie force est ailleurs. Elle est dans le courant de la vie et
des flux qui la sous-tendent. Elle est dans les énergies qui font que le monde
est ce qu’il est. Elle est dans les modifications que votre présence en ce lieu
a apportées. D’ailleurs vous avez agi en décidant de venir ici, et en étant
immobile et attentif à ce qui se déroulait. Le fait que vous ayez été là a rendu
cette cérémonie subtilement différente. Et ainsi que la force, la différence
subtile est essentielle. »
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