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15 avr. 2019

RENDEZ-VOUS AVEC LE CIEL

Pékin, cité impériale
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Je poursuis ma quête des traces impériales, direction le Temple du Ciel. Quelques kilomètres au milieu des flux impatients des voitures, des deux-roues et des piétons. Je n’aime ni les taxis, ni les transports en commun, et préfère toujours la marche, quelles qu’en soient les conditions.
Immobile, dressé sur la pierre située au centre de l’Autel du Ciel, je domine le jardin. Autour de moi, l’inévitable foule. Ailleurs dans le parc, elle se répartit, mais ici c’est un point de concentration. Il m’a fallu attendre avant de pouvoir monter sur la pierre, et l’intensité des regards qui m’entourent m’indique qu’il serait temps que je laisse la place. Je ne ressens rien. Aucun élan mystique. Juste une douleur dans les mollets. L’impatience de l’affluence interdit tout recueillement. Je regrette de ne pas être Empereur et de bénéficier seul du lieu.
Je descends, et m’engage dans une allée latérale. Aucun jeu entre des enfants, juste des verticalités familiales : un couple de grands parents, un couple de parents, un enfant. Reproduction en exemplaire unique, conséquence de l’interdiction des grossesses multiples. Au bout de quelques minutes, j’aperçois le Palais de l’Abstinence.
Je m’engage à l’intérieur. Des murs toujours impérialement rouges, un orifice parfaitement rond où le regard s’engage pour pénétrer dans le rectangle qui suit, jeu de perspectives de portes sans portes, des frontières qui dessinent sans clore. A l’autre extrémité, un long couloir étroit ouvert vers le ciel. Je m’imprègne du calme du lieu et goûte du peu de visiteurs. Enfin. Aucun endroit pour s’asseoir. Dommage.

12 avr. 2019

LES EMPEREURS ET L’HISTOIRE

Pékin, cité impériale
3
Au bout de deux heures, l’Empereur et sa Cité me recrachent par la sortie Sud. D’un extrême à l’autre : des espaces cellulaires compartimentés à l’immensité d’un seul tenant de la place Tian’anmen. Un rectangle nu de quarante hectares. Sur la droite, l’immensité massive et ennuyeuse du Palais de l’Assemblée du Peuple. Ambiance mussolinienne. En beaucoup plus grand. Devant, un pantin mécanique, un jeune militaire raidi dans un garde-à-vous impeccable, sa tête en perpétuelle rotation, visage creusé, nuque rasée.
Je me retourne pour un dernier adieu à la Cité Interdite. Le portrait immense de Mao Tsé-toung qui surplombe la porte, narquoisement, me toise et me susurre à l’oreille : « Tu vois que l’Empire est en de bonnes mains. ». Encore un peu, et voilà que Xi Jinping prend le relais en complétant : « Et le passage de relais a eu lieu sans problèmes. »
La place résonne des empreintes des fastes impériaux, des célébrations révolutionnaires et des rodomontades du pouvoir actuel. Elle est aussi tachée des rivières de sang qui y ont coulé. Tout est aujourd’hui net, propre, reluisant. La lessive de l’histoire officielle a gommé ce qui n’aurait jamais dû advenir, et donc n’a jamais eu lieu. L’image du jeune étudiant dressé seul face aux chars est gravée en moi, et se superpose à ce que je regarde. Indifférente à cette tragédie disparue, la foule s’arrête pour se prendre en selfie avec Mao en arrière-plan.
Si j’avais la capacité de feuilleter des livres dans les librairies et les bibliothèques, ce serait le même constat : rien ne dépasse, aucun cheveu hirsute, aucune boucle superflue. Un oubli voulu et maîtrisé, un acte de reconstruction. Le passé n’a pas été perdu, il a été transformé, lissé par les bulldozers du pouvoir communiste. Réinterprétation politique.

10 avr. 2019

DANS LA CITE INTERDITE

Pékin, cité impériale
2
Me voilà au cœur de l’Empire. Un cœur qui bat : la Cité Interdite est un organisme vivant constitué de dix mille cellules moins une. À une unité du nombre divin. L’Empereur a eu la sagesse de rester un pas en arrière de Dieu. Loin de tous les humains, ils devisent de concert. 
Chaque cellule est dessinée par des murs teints de rouge impérial. Entre elles, des portes délimitent sans clore, laissant libre de franchir ou s’abstenir. A chacun de faire son choix. Il n’y a ni garde, ni guide. 
Délicatement, je passe de l’une à l’autre, m’insinuant dans chaque recoin. Je me glisse de cour en cour. Emboîtée ou contiguë. Déambulation dans une apparente similitude : les différences sont subtiles et la rapidité interdite.
L’Empereur hante les lieux. Qu’il soit communiste ou non n’a aucune importance, il est ici le maître. Du plus profond des pierres, remonte le bruissement des frôlements des eunuques et des intrigues de la cour impériale. 
Au milieu de chaque escalier, son couloir réservé que personne n’oserait l’emprunter ; sur les côtés, des escaliers pour les porteurs de la chaise impériale, les membres de la cour, les simples employés, et la foule actuelle des badauds. Dans les peintures et les bas-reliefs, des dragons veillent, prêts à bondir sur tout visiteur irrespectueux.

8 avr. 2019

AUX PORTES DE LA CITE INTERDITE

Pékin, cité impériale
1
La Cité interdite porte bien son nom : avant d’y pénétrer, il faut avoir été accepté. Aussi doit-on éviter la force et la brutalité. Privilégier les étapes. Ne pas risquer d’être vu comme un intrus. Un envahisseur. Savoir se faire adouber. Tendre la main progressivement non pas pour caresser – ce serait manquer de respect –, mais pour l’être. Peut-être. J’espère que oui. A cette fin, je décide d’aborder l’Empereur par le Nord, via les deux parcs où il aimait à se promener.
D’abord le parc Beihai. Cheminer lentement, sans bruit, au milieu du flux des touristes chinois, me rendre compte que je suis le seul occidental, me fondre dans la masse, me faire oublier, longer le lac, me dissimuler sous les longues chevelures de saules fraichement habillées de vert, saisir discrètement l’instant avec mon Pentax pour penser à faire plus tard pleurer des traits sur une aquarelle, ne pas franchir le pont et me contenter d’observer à distance la pagode blanche qui surplombe le parc. M’échapper par la porte latérale.
Le parc Jingshan. Voisin, juste une rue à traverser, rapidement, pour sortir de l’entre-deux et des voitures. Regarder la colline artificielle et penser à la fourmilière humaine qui, il y a plus de mille ans, l’a élaborée, commencer l’escalade, aimer le rose délicat des fleurs qui m’accompagnent, en découvrir d’autres inconnues, hésiter à les prendre ou non en photographie, finalement continuer l’avancée sans nouvel arrêt, glisser sur une marche et me rattraper de justesse, apercevoir le pavillon, franchir les derniers mètres. Une pagode solidement ancrée dans le sol de la colline, tressaillant de son envie de s’en échapper, ceinte d’une rambarde fine et d’une petite terrasse, et surplombant Pékin à trois-cent soixante degrés.
En bas, légèrement habillée de la brume de la pollution, la mosaïque de la Cité Interdite. L’infériorité géographique de sa position ne l’empêche pas de dominer le lieu. De me dominer. Tel un Bouddha agenouillé, elle habite tout l’espace. Son labyrinthe illisible ceinturé d’eau m’appelle. Je comprends que, oui, je suis accepté, et que d’urgence, je dois me présenter à elle. Redescendre vite. Le plus vite possible. Dévaler les escaliers. Pour gagner du temps, choisir d’entrer par l’arrière, par la porte Nord. Garder la place Tian’anmen pour plus tard.

2 juin 2018

DÉSERT

Solitude
Chaud, si chaud. Sec, si sec.
L’air n’est même plus brûlant, juste manquant.
Les pas se font glissements, les voix se sont éteintes.
Chaud, si chaud. Sec, si sec.
Juste du sable, juste des pierres.
Pas de vie, ou si peu. Pas d’arbres ou si peu.
Je suis seul, perdu comme en enfer.
Juste du sable, juste des pierres.
Rien ne bouge, rien ne murmure.
De part et d’autre, jetés à plat,
Les rocs se font lits, les rocs se font murs.
Rien ne bouge, rien ne murmure.
Personne ne me voit, personne ne me suit.
Devant comme derrière, collés par ma sueur,
Mes instants se font vie, mes instants se font temps.
Personne ne me voit, personne ne me suit.

6 févr. 2018

DANS LE VENT GLACÉ DES CIMES DE L’EMPIRE CÉLESTE

Sur le dos du serpent légendaire
Un air glacial, au moins dix degrés en dessous de zéro. Le vent vif vient creuser les morsures. Sur les montagnes qui m’entourent, la neige offre un miroir aux rayons du soleil. 
Pékin, pourtant à seulement cent kilomètres, est à l’infini. Ici aucun bruit, aucune pollution, aucune vie. 
Juste Haï et moi. 
Et le froid. Et le vent. Et la neige.
Et, sur le sommet de la montagne, un immense serpent qui dort, immensément immobile. Caméléon protecteur, habillé des pierres tirées des cimes sur lesquelles il repose, il veille depuis deux mille ans, sentinelle de l’Empire céleste.
Doucement, nous montons sur son dos. Les pas de Haï glissent en prenant garde à ne pas la réveiller. J’essaie de me hisser au niveau de son art. La glace recouvre les aspérités qui font office de marches. Progression lente, religieuse, difficile.
Un souffle dans mon cou me fait me retourner. Je vois couler le serpent sur lequel nous avons progressé. Au loin, je l’aperçois dormant sur les crêtes. Tapi, il attend ceux qui voudraient s’attaquer aux forces de l’Empire du Milieu.
A quelques pas de moi, un peu plus bas, Haï me regarde. Il est chez lui et sait qu’il n’a rien à craindre. Ces terres sont les siennes. Ce serpent aussi.
Ses bras se lèvent. Veut-il que je le rejoigne ? Pour qu’ensemble, étroitement joints, nous nous envolions ?
Me reviennent alors les mots de Dominique A : « On imagine pourtant très bien voir un jour les raisons d'aimer, perdues quelque part dans le temps. Mille tristesses découlent de l'instant. Alors qui sait ce qui nous passe en tête ? Peut-être finissons-nous par nous lasser. Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé ! »1

(1) Dominique A, Le Courage des Oiseaux

27 juil. 2017

IL EST DES RENCONTRES QUI RENVOIENT À SON PROPRE PASSÉ

Une poupée à Calcutta…
Je marchais depuis plusieurs jours dans l'effervescence de Calcutta, quand, aux détours d'une des allées du parc Maidan, je rencontrai cette poupée qui gisait seule, perdue, abandonnée. Je saisis le moment avec la photo ci-jointe.
Quelques années plus tard, cette rencontre a inspiré un passage dans mon livre "Coming in".
En voici le début :
« Pour la troisième fois, je finis ma promenade par le Maïdan, la version locale de Central Park située au cœur de Calcutta et à proximité de mon hôtel. Sur un côté, des chevaux paissaient tranquillement ; plus loin, en retrait un club de polo ; à gauche, des adolescents assis au bord d’un bassin en pierre ; tout au bout, la Reine Victoria boudeuse et hautaine.
Je choisis de m’écarter de la partie centrale, et m’engageai dans un chemin de terre serpentant entre des bosquets. Là, tapie dans l’ombre, à moitié cachée par une branche qui s’inclinait sur elle, dormait une poupée de chiffon. Innocente, érodée par les pluies qu’elle avait endurées, elle gisait. A qui avait-t-elle appartenu ? Où était l’enfant qui l’avait perdue ? 
Je me sentis envahi par un flot d’émotions, comme si je venais de retrouver mon doudou perdu. Machinalement, ma main se porta à ma bouche, et je dus me retenir de sucer mon pouce. Besoin de la prendre dans mes bras.
Je me laissai glisser sur le sol juste à côté d’elle, et posai ma main délicatement sur elle. Attention à ne pas appuyer. Le coton était tellement usé que mes doigts passeraient au travers. Presque transparent. Sous ce voile, elle était nue. Si douce, si fragile. 
Je la pris, la déposai sur mes genoux et m’appuyai contre le tronc de l’arbre voisin. L’endroit était calme et paisible, suffisamment reculé pour que les passants ne s’y aventurassent pas. C’était sans doute pour cela que la poupée était encore là. J’étais en dehors du monde. Juste avec elle.
Je la caressai lentement, et fermai les yeux.  

Je sens la chaleur de la main de ma mère et la peur de la perdre. Je sais pourtant que cela va se produire. De rage, mes pleurs redoublent... »

4 juil. 2017

VOYAGE À CALCUTTA

Coming in – Voyage en Inde
Montage de photos prises à Calcutta, lors d'un voyage qui a inspiré le passage correspondant dans mon roman Coming in.

2 juil. 2017

VOYAGE À HAMPI (2)

Coming in – Voyage en Inde
Montage de photos prises dans le village de Hampi, lors d'un voyage qui a inspiré le passage correspondant dans mon roman Coming in.

28 juin 2017

VOYAGE À HAMPI

Coming in – Voyage en Inde
Montage de photos prises dans le jardin zen de Hampi, lors d'un voyage qui a inspiré le passage correspondant dans mon roman Coming in.

24 juin 2017

VOYAGE À BÉNARÈS

Coming in – Voyage en Inde
Montage de photos prises à Bénarès, lors d'un voyage qui a inspiré le passage correspondant dans mon roman Coming in.

18 févr. 2017

DANS LE SACRÉ DES EAUX DU GANGE

L’eau est l’essentiel, les monuments l’accessoire
Je pris conscience de la scène qui se déroulait devant moi : dans le Gange, les toilettes s’étaient faites rares, les prières les avaient remplacées. Je regardai des Indiens descendre lentement dans l’eau, s’immerger jusqu’à la ceinture, avec des coupelles prélever un peu du précieux liquide et s’en asperger religieusement, renouveler de nombreuses fois les gestes, puis remonter sur les marches pour laisser sa place à d’autres qui, calmement, le regard perdu dans le lointain, attendaient leur tour.
Je décidai de m’approcher. 
Quelques minutes plus tard, j’étais assis sur la dernière marche du ghât, mes sandales posées sur le côté, les pieds dans l’eau. Elle était délicieusement tiède.
Un peu au large, des pneus réunis constituaient un ponton flottant. De jeunes adolescents nageaient autour, l’escaladaient, et en plongeaient. Arrière-plan enjoué où le religieux n’avait pas sa place. L’un d’eux m’aperçut et me fit de grands signes de main. Au bout d’un moment, je compris qu’il me proposait de les rejoindre. 
Pourquoi pas après tout ? Il faisait si chaud, et un bain ne pouvait pas me faire de mal. J’ôtai mon tee-shirt et en short descendis dans l’eau. 
Les marches du ghât se poursuivaient sous l’eau, et je découvris pourquoi les fidèles pouvaient si facilement se tenir debout pour leurs ablutions rituelles. Au bout de quelques pas, je sentis le vide sous mes pieds, et piquai tête la première dans le fleuve. 
Comme une gifle, je reçus la force du courant. De l’extérieur, impossible de la percevoir, tant le Gange semblait presque immobile. Il n’en était rien. Musclé par les pluies de la moisson, il voulait m’avaler et m’emporter. Heureusement, je suis bon nageur, et en tirant des bords, atteignis le ponton et me hissai dessus.
De là, les perspectives étaient inversées : ce n’était plus le Gange qui coulait, mais la ville qui s’affaissait vers lui. Chacun des ghâts, chacune des maisons, chacun des arbres glissaient à son appel. Les monuments de Bénarès n’avaient pas d’importance par eux-mêmes, ils n’étaient que des prétextes, des faire-valoir pour célébrer le Gange.
A l’inverse, en France, l’eau n’est que le reflet et le miroir du spectacle : Notre-Dame se mire dans la Seine, et le Mont Saint Michel surgit au rythme des marées. En aucun de ces lieux, l’eau n’a d’existence propre. Elle n’est pas porteuse de sens, il est ailleurs : il est dans le monument qui la domine. Même les eaux de Versailles ne sont que l’accessoire, un embellissement, une virgule sur l’essentiel, c’est-à-dire le château.
Ici, à Bénarès, les bâtiments ne sont qu’un décor qui souligne le cours du Gange, les ghâts des chemins pour permettre de l’adorer et de s’y plonger. 
L’eau est le sacré, l’expression de la puissance divine. Elle est prête à accueillir les hommes, les laver de leurs souillures, et les emporter dans son mouvement permanent. C’est elle qui donne vie à ce qui l’entoure. Le creux est le plein. La permanence est dans le mouvement, l’accessoire dans l’immobile.
Sous le soleil finissant, je restai allongé sur le ponton. Les adolescents étaient partis depuis longtemps. J’étais seul. Aucun bruit. Juste celui du frottement de l’eau. Je rêvais à la limite de l’endormissement.

10 févr. 2017

À BÉNARÈS, AU PAYS DES DIEUX ET DES HOMMES

La lumière pour les Dieux, la fange pour les hommes
Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres nues et sans artifices. Aucune sculpture. Aucune ombre. Rien pour se cacher. Caïn assujetti pour toujours au regard des Dieux. Aucune chance de se soustraire ni au fleuve, ni au ciel. Être au bord du Gange, c’est être écorché vif et mis à nu. Vulnérable et soumis à la puissance des éléments. L’eau et le feu.
Fait de calme et d’énergie, source de vie, le fleuve coule lentement et majestueusement. Il se nourrit des boues et des algues qui soulignent son avancée. A la fois, dernier véhicule pour les morts et bain pour les vivants, il est le cœur et le poumon. Un Dieu fluide au service duquel tout est organisé. Les rives, les échappées des ghâts, les façades des maisons, tout est décor, tout est offrande, tout est supplication. Même le soleil se courbe à l’horizon.
Les berges sont respectueuses et silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Des hommes, des femmes et des enfants y marchent, prient, chantent, méditent, ou, plus prosaïquement, s’y lavent ou lavent. Aucun formalisme, aucun cloisonnement. Un divin inclusif. Rien, ni personne n’est rejeté. Le vivant est un. Les buffles, les vaches et les chiens le savent, et se mêlent naturellement au lent ballet de l’existence.
Tel est l’univers des Dieux, celui de l’ouverture. C’est là qu’ils accueillent, enseignent et consolent.
A l’autre extrémité du monde, tout là-haut, loin, se trouve la rue. Elle serpente sur la cime, singeant sinistrement le cours du fleuve. Ici, ce n’est plus de l’eau qui coule, mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui domine, mais le noir éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes. 
Coincée entre les maisons qui la cernent, étroite et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan. Elle a peur d'elle-même. Elle est encapuchonnée de toiles multiples qui la protègent de son ennemi, le jour. Le vivant y est vil, souillé et souillant, accroupi et rampant.
Y règnent le sale, la cacophonie et les heurts. Des déchets de toutes sortes conchient le sol. La pluie, loin de les nettoyer, les transforme en un cloaque de boue écœurant et répugnant. Les bruits qui retentissent et s’entrechoquent, ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour avancer et se créer leur chemin, des motos, monstres d’acier anonymes, fendent la foule sans délicatesse, taillant à vif dans la jungle humaine et inhospitalière.
A même le sol, baignant dans l’ordure, des mendiants amputés tendent servilement la main. D’autres rampent, se servant de la boue comme d’un fluide facilitant leur reptation. Plus loin, la mélodie d’une flûte arrive difficilement à faire onduler un serpent à sonnettes, dont le maître ne charme aucun passant. Dans l’obscurité d’une échoppe, un nuage de guêpes exécute une danse macabre sur des gâteaux en décomposition. Les miasmes de la vie collent à la peau, glu nauséabonde qui infiltre tout. L’humanité y est un tas informe.
Michel Serres avait-il en tête cet univers quand il a écrit dans "le Contrat Naturel" : « À l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. »
Tel est l'univers des hommes, celui de la fange. C’est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Régulièrement, ponctuant l’égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont les voies qui coulent vers la lumière. Commençant par des passages étroits, ils s’élargissent au fur et à mesure de leur descente, et finissent en ghâts majestueux. Entonnoirs inversés entre la noirceur des hommes et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi. 
A Bénarès, pour rejoindre la vertu, il suffit de lâcher prise, de se laisser glisser et de se soumettre à l’attraction des Dieux. Il n’est nul besoin ni de lutter, ni de faire des efforts. Les Dieux y sont bons et compréhensifs. Le salut n’y est pas atteint par la douleur, mais par la douceur et la facilité. Ils parient sur l’intelligence des hommes et l’acceptation de leur faiblesse. Le Gange, hôte conciliant et infatigable, attend patiemment tous ceux qui viendront s’y plonger.
Une fois le fleuve mère atteint, si jamais la nostalgie assaillit l’humain, s’il craint de s’être trop approché des Dieux, si vivre sous leur regard constant lui pèse, si la fange quittée lui manque, si la chaleur animale lui fait défaut, alors il lui faudra escalader péniblement le ghât, marche après marche, pour se hisser ensuite dans le boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à s’éteindre. Les bruits du monde l’envahiront progressivement. Les odeurs l’abreuveront. 
Il sera libéré de l’emprise des Dieux et pourra marcher sans être vu. Oui, mais à quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.

A Bénarès, on apprend qu’il faut choisir. Les Dieux ou les hommes. La lumière ou la fange. Le divin ou le réel. La pureté ou le mensonge. Le paradis ou la vie.

10 juin 2016

PATÈRE MÉMORIELLE

Souvenirs
La chaleur omniprésente sature l’air.
Allongé nu sur le lit étroit, plus une couchette qu’un lit, je récupère de la longue marche faite au travers des temples, des rocs et des paysages.
Tout est encore intensément présent en moi. Les images, les bruits, les sensations, les odeurs. La vieille femme entraperçue tout à l’heure se penche toujours vers moi. Les rires des enfants résonnent en mes oreilles. La violence écrasante du soleil aveugle mes yeux.
Mais je sais que bientôt, tout ne sera plus qu’un compost mémoriel. Un magma informe d’où ne surgiront plus que quelques morceaux déformés.
Ce ne seront que des souvenirs accrochés à la patère de ma vie, à l’instar des pièces de vêtement que je regarde maintenant.
(Photo prise en Inde à Hampi en août 2012)

3 juin 2016

FIN DE VIE

Mort touristique

A quoi pensent-ils ?
Probablement à leur village qui, à quelques centaines de mètres de là, est en train d’être détruit : pour satisfaire la manne touristique et faire resurgir un passé révolu, toutes les maisons et toutes les échoppes sont en train de disparaître.
Bientôt du présent et du passé récent, il ne restera rien. Hampi ne sera plus qu’un musée où les fantômes auront remplacé les vivants.
Alors il ne leur restera plus qu’à s’allonger à même le sol, et comme le chien, à dormir pour rêver de leurs vies arrachées…
(Photos prises en Inde à Hampi en août 2012)

29 avr. 2016

DE BLEU ET D’OR

Juste du plastique, une pente et le soleil
J’aime l’Inde, et son art du bricolage. 
Un foisonnement d’intelligence qui sait contourner le peu de ressources.
Et parfois cette économie de moyens aboutit à dessiner un paysage surprenant.
Ainsi sur la colline située sur l’ile face à Bombay, les bâches de plastique deviennent tableau.
Le soleil joue dans les bleus et les ors.
Magique…

(photos prises dans l’île d’Elephanta à Bombay en juillet 2012)

8 avr. 2016

RAPPROCHEMENT INSOLITE

Sans raison
L’un peut voler, l’autre pas.
L’un n’a qu’un spectateur, l’autre une myriade de jeunes lycéennes.
L’un est posé sur le sol, l’autre surplombe le paysage.
L’un est sur un ilot au sud des Philippines, l’autre est l’emblème de la fière Singapour.
Ni l’un, ni l’autre ne connaît son frère opposé et improvisé.
(photos prises aux Philippines et Singapour en août 2013)