3 oct. 2012

NI NÉO-LIBÉRALISME, NI ÉGALITARISME, ALORS QUOI ?

Entre Charybde et Scylla (Démocratie 6)
Faut-il aller vers la société de concurrence généralisée ou vers l’égalité radicale des  chances ?
Pierre Rosanvallon analyse chacune des options :
1. La société de concurrence généralisée
Le néo-libéralisme contemporain veut que la concurrence établisse un vrai rapport entre les hommes. C’est une forme de retour aux fondements du 18ème siècle qui ne voyait pas le libéralisme que comme un marché, mais aussi comme un fondement social.
Il repose sur une anthropologie du risque et de l’autonomie comme norme : comme le risque est la vraie nature de l’homme, être égaux c’est accepter le jeu, participer à la compétition. L’autonomie devient une norme d’action, c’est une injonction, ce n’est plus un projet. Elle s’oppose à la vision de Marx : la surpersonnalisation en réponse à la réification, se dépasser pour se réaliser et ne plus être exploité.
Dans cette vision, le consommateur est la figure et la mesure de l’intérêt général à la place du producteur : le consommateur devient l’individu en économie, et non plus le travailleur ou le citoyen. Les rentes sont détruites par la machine de la concurrence. La concurrence est la forme sociale générale, elle est la procédure institutrice du rapport social. Les seules institutions nécessaires sont celles qui la garantissent, celles qui définissent et mettent en place la juste concurrence.
Trois obstacles :
- Elle n’apporte pas de réponses aux écarts de revenus : La rémunération des 200 plus grands PDG américains représentait 35 fois celle de l’ouvrier de production en 1974, et 160 en 1990. Il n’y a pas de théorie de marché qui réponde à cet écart.1
- A cause des effets de marché, le gagnant prend tout : Lié à l’accès universel et au développement de la mondialisation, il y a une prime excessive aux premiers. Ceci se retrouve aussi bien dans le domaine sportif ou artistique, que pour les grands crus de Bordeaux.
- Les positions d’arbitrage et les edge funds polarisent les profits : avec 300 salariés ils font les profits d’une société de 30 000 personnes, et gagnent ce que perdent tout le reste de l’économie.
2. L’égalité radicale des chances
Si l’on veut donner à tous, les mêmes chances, que faut-il égaliser ?
Est-ce les biens primaires, les ressources, les conditions d’accès, … ? Faut-il le faire pour les conditions initiales ou de façon permanente et dynamique ?
Comment aussi ne pas faire disparaître toute responsabilité ? Comment inclure ce qui relève des choix, et non pas des circonstances ? Et comment séparer ce qui est hasard de ce qui est justement choix ? Est-ce que celui qui traverse une rue au feu rouge doit toujours être tenu pour responsable, alors que le fumeur doit être absous de sa responsabilité, parce que soumis à sa classe sociale et à ses habitudes ?
La famille étant un frein à cette égalité radicale, faudrait-il soustraire les enfants à l’influence des parents ? Et quid des successions ?
Bref, une telle vision, de proche en proche, en vient à développer une éthique de la défiance.
Seule n’est donc possible qu’une vision pragmatique qui ne cherche pas à tout régler… et qui, du coup, justifie les écarts que créent justement la société de concurrence généralisée…

Pierre Rosanvallon conclut son cours en rejetant donc ces deux options dominantes, tant la société de concurrence généralisée que l’égalité des chances, comme étant des réponses pertinentes à la crise de l’égalité.
Il en appelle à un retour aux sources de la Révolution, avec une égalité focalisée sur celle des relations autour de la singularité, de la réciprocité et de la communalité, propos qu’il devrait développer dans un prochain livre…
(1) C’est une coalition sociale entre les conseils d’administration et les directions qui aurait permis cela (livre de Palomino – Cepremap - Éditions de la rue d’Ulm - Comment faut-il payer les patrons)

2 oct. 2012

100% DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE

Vers un monde de la compétition et du jeu ? (Démocratie 5)
Dans ce monde de la singularité, Pierre Rosanvallon évoque trois croyances clés :
- Le mérite : « J’ai gagné, mais je le méritais ». Les différences sont justifiées au nom d’un écart objectif. Mais comment peut-on le mesurer ? Ce n’est facile à définir que négativement.
- Le hasard : « J’ai gagné, parce que j’ai eu de la chance. ». Les différences sont justifiées au nom de la chance et du hasard.
- La responsabilité : « J’ai gagné, mais je vais aider les autres. ». Les différences sont explicables, mais doivent être compensées. Elle revient en ce moment et fait le rapport entre action et volonté. Elle se traduit par le besoin de réparation d’un nombre croissant de sinistres et d’indemnisation.
Pour aller plus en avant, Pierre Rosanvallon évoque alors Roger Caillois qui classe les jeux en quatre catégories1 :
- La compétition : le sport, les examens,
- L’aléa ou la chance : les loteries, la spéculation boursière,
- Le simulacre : le spectacle, le carnaval, le cinéma, la reconstruction de la réalité,
- Le vertige : la griserie, le test de ses limites, l’alpinisme, la vitesse, la drogue
Le monde du simulacre est celui des artistes. Ce sont des êtres singuliers, intrinsèquement liés à la singularité. Ils ont tous les autres comme public, et ont l’écho de tous. Les inégalités sont spectaculaires (les écarts de revenus), mais elles sont acceptées, car il y a une légitimation particulière, et une concurrence par l’originalité : on peut mépriser ceux qui vendent beaucoup de livres, on peut être reconnu en n’étant apprécié que par un. On a alors le sentiment d’appartenir à une aristocratie, et si le succès est incertain, il peut dépendre à la fois du mérite et de la chance.
Le monde du vertige n’est pas celui du social, il est juste celui des extrêmes, de ceux qui sont à la marge du monde.
Restent donc les deux premiers qui sont essentiels dans les sociétés modernes, et sont de plus en plus liés : on parie sur le sport. La compétition sportive qui est récente, représente la concurrence salutaire, l’apprentissage du « struggle for life », le respect du gagnant et du perdant, la justification des inégalités. Dans la compétition, comme dans l’aléa, ce sont les règles qui ont importantes pour l’égalité des chances. Apparaissent aussi les courses à handicap.
Faut-il alors aller vers une société de concurrence généralisée, en faisant de l’idée de compétition la forme sociale généralisée, ou vers une égalité radicale des chances avec la constitution d’un anti-hasard, avec des individus débarrassés de leurs conditionnements sociaux ?
(à suivre)
(1) Voir son livre « Les jeux et les Hommes »

1 oct. 2012

COMMENT ÊTRE ÉGAUX TOUT EN ÉTANT DIFFÉRENTS

Vers une humanité d’amis solitaires ? (Démocratie 4)
Comment penser donc l’égalité dans un monde de la singularité ?
Pierre Rosanvallon distingue d’abord individuation, individualisation et singularisation :
- Individuation : le processus par lequel un enfant devient un individu, et qui distingue le soi du non-soi,
- Individualisation : les processus juridique (l’individu comme sujet de droit), politique (l’individu comme base de la souveraineté) et économique-sociologique (l’individu comme sujet économique) qui relie l’individu et l’ordre social
- Singularisation : les processus psychologique et sociologique de soi par rapport aux autres.
Ce dernier est un processus relatif, alors que ceux de l’individualisation sont absolus : la singularisation est relationnelle.
Il propose ensuite trois modèles de référence pour penser l’égalité et la singularité :
- Le rapport d’amitié : c’est un sentiment de similarité forte et voulue, et une égalité non arithmétique et non économique. Il y a une compensation affective des différences, liée à un rapport de confiance.
- Le rapport d’humanité : c’est se reconnaître membre d’une même humanité. Dans ce cas, la différence peut être maximale et le sentiment d’égalité y est faible, car on appartient seulement à la même espèce. Seuls les extrêmes sont interdits : la mort de faim, l’extermination, l’humiliation, …
- Le rapport de communauté des solitaires : c’est la revendication de la solitude, comme dans l’essai de l’Émile de Rousseau. Nous sommes infiniment singuliers, infiniment égaux.
Il s’agit alors pour progresser vers plus d’égalité de :
-  Se mettre à distance de l’égalité abstraite, car c’est elle qui nie la possibilité de singularité, et de l’égalité comme qualité sociale, car le propre de l’être singulier ne peut être pensé comme partie d’un tout, il existe toujours dans la relation et la confrontation.
- Prendre en compte les nouvelles conditions économiques : les inégalités ont changé de nature dans notre monde, car la dispersion est au sein de chaque profession et non plus entre catégories. Elles sont à la fois mieux acceptées car on n’est pas enfermé dans sa condition, mais moins bien car on est perturbé dans sa représentation de soi liée à la personnalisation.
Apparaissent alors trois croyances clés : le mérite, le hasard et la responsabilité…
(à suivre)

28 sept. 2012

MOITEUR FERROVIAIRE


Promenade en terres indiennes (4)
« L’air qui passait par les barreaux des fenêtres était chargé d’humidité, comme si la nature elle aussi transpirait. Tout était eau. Les molécules d’oxygène avaient du mal à passer au travers et accédaient difficilement à ses poumons. Le couloir était rempli de corps suants, assis sur un patchwork de paquets de toutes sortes. (…)
En plus de sa sensation d’étouffement, elle détestait se voir enfermée comme derrière des grilles de prison. Le monde extérieur qui défilait sous ses yeux, lui était inaccessible, séparé par des tubes de métal qui remplaçaient le vitrage. Si seulement cela avait permis le passage d’un peu de fraîcheur…
« Je ne supporte plus d’être recluse comme cela, dit-elle à Jean en se tournant vers lui.
- Calme-toi. C’est toi qui as voulu voyager dans ces conditions. Alors détends-toi, et à défaut d’apprécier, ce que je comprends tu n’arrives pas, dis-toi qu’il y a pire. Imagine-toi par exemple être vraiment en prison. Ces barreaux ne seraient pas là pour quelques heures, mais pour des années !
- Tu en as de bonnes ! Maintenant, pour m’aider à supporter ce qui se passe en ce moment, tu veux m’enfermer à vie !
- Tu sais très bien que ce n’est pas ce que j’ai dit. Pour ta gouverne, ces barreaux ont une utilité. Ils sont là pour empêcher que des passagers clandestins ne pénètrent lors des arrêts en gare, ou que des voleurs à la tire ne s’en prennent aux passagers.
- Tu tiens cela d’où ?
- D’un Indien avec qui je viens de discuter dans le couloir. Nous ne sommes pas enfermés, nous sommes protégés. Un peu comme ces maisons dont toutes les ouvertures sont garnies de grilles pour les garantir contre les cambrioleurs.
- Peut-être, mais je ne le vis pas comme cela. Pour moi, c’est nous les détenus, je ne me sens pas du tout à l’abri. A tout moment, je m’attends à voir arriver un garde-chiourme. » »