L’art de la lecture repose sur celui du recyclage et du bricolage (Neurosciences 2)
A tout seigneur, tout honneur, il
était normal de commencer cette pérégrination au pays des neurosciences, ce
guidée par la main experte de Stanislas Dehaene, par les mots et la lecture. En
effet, comme j’ai eu souvent l’occasion de l’écrire, les mots ne sont pas
d’abord un enjeu de communication, mais la structure même de notre
pensée : nous pensons indissolublement au travers de nos mots et nos
langages.
Comme en écho à cette conviction,
Stanislas Dehaene a choisi de faire porter ses cours de 2007 au Collège de
France sur les mécanismes cérébraux de la lecture.
La question qu’il pose d’emblée
et qui va structurer toute sa recherche et son propos, est la suivante :
comment pourrions-nous posséder des régions spécialisées pour la lecture,
sachant que l’écriture est une invention très récente, environ 5400 ans,
quasiment un instant en terme d’évolution ?
En effet, dans cette échelle de
temps, la sélection naturelle, celle qui conduit l’évolution des espèces
vivantes, n’a pas eu la possibilité d’adapter notre architecture cérébrale aux
difficultés particulières que pose la reconnaissance des mots.
Pour le formuler plus
prosaïquement, comment arrivons-nous à lire avec un cerveau qui ne sait pas que
l’écriture existe ? Ou encore, comment partager les émotions de Nabokov ou
Proust en parcourant les feuilles qu’ils ont écrites, ce avec un cerveau de
primate conçu pour lire les feuilles de la savane ? Déroutant, non ?
La réponse apportée par Stanislas
Dehaene est la suivante : nous n’avons pas un aire spécialisée pour la
lecture, nous avons recyclé une aire prévue pour autre chose, et qui finalement
fait l’affaire. Bref, nous avons bricolé, nous avons fait avec ce que nous
avions sous la main.
De quelle aire s’agit-il ? Celle
qui nous permet de décoder le monde qui nous entoure, celle qui sait analyser
un paysage pour y distinguer là le cours d’une rivière, ici le tronc d’un
arbre, ailleurs la silhouette d’un lion en train de foncer sur nous.
Mais alors comment pouvons lire
des lettres avec des neurones qui n’ont pas été fait pour les
reconnaître ? Réponse simple à nouveau : parce que ces lettres ont
été conçues à partir des formes du monde qui nous entoure. En effet si l’on
observe attentivement une image du monde, nous y verrons de nombreuses formes
élémentaires en rond, en T ou en Y…
Et c’est vrai pour toutes les
écritures. Nos ancêtres n’ont pas vraiment appris à lire des lettres : ils
ont appris à les extraire du monde, elles étaient déjà là. Ils sont passés de
la lecture de formes réelles, des traces d’un lion laissées dans le sol à des
signes et des traces abstraites permettant de parler du monde.
Pour apprendre à lire, il a fallu
quand même perdre quelque chose : le sens de la symétrie. Dans le monde
réel, il est important de savoir qu’un tigre est le même qu’il se présente du
côté gauche ou du côté droit. Pour les lettres, par contre, il faut savoir
distinguer un J d’un L, sinon impossible de lire. On a ainsi gagné en
abstraction, mais perdu en symétrie…
Étonnants donc débuts de cette
humanité qui, pour s’extraire de sa condition animale, pour disposer d’un
langage capable de penser et construire des abstractions, pour pouvoir se
retirer du monde réel qu’elle habitait, pour l’analyser et le comprendre, pour
naître finalement, a dû extraire du monde les signes élémentaires les plus
fréquents, les simplifier, en faire des lettres… et disposer ainsi d’un langage
accessible au cerveau d’un primate, mais lisible seulement par le sien…
(à suivre)
(Pour plus d’éléments, vous
pouvez vous référer au cours disponible sur le site du Collège de France, ou au livre de Stanislas
Dehaene, les Neurones de la lecture, livre dont j’ai donné des extraits dans un
article daté du 14 mars 2011, et intitulé « Les usagers de l’écriture ont choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature »)
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