Promenade en terres indiennes (9)
Bénarès
est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés
et pourtant entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord
du Gange, c’est le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y est omniprésent
et balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour
s’en protéger, juste des berges en pierres, nues et sans artifice. Aucune ombre
ne vient se déposer sur le serpent liquide. Rien pour se cacher de lui. Tel
Caïn assujetti pour toujours au regard de Dieu, nous n’avons aucune chance de
nous soustraire ici à celui du fleuve. Être au bord du Gange, c'est être entre
les mains d’un géant, soumis à sa puissance et sa force.
Sa
vigueur et son énergie, c’est avec calme qu’il les exprime. Son cours est lent
et majestueux. Le long de son parcours, les rives se font respectueuses et
silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes,
des femmes et des enfants qui marchent, prient, chantent, méditent, et, plus
prosaïquement, se lavent ou lavent. Quelques animaux aussi, des buffles, des
vaches et des chiens, s’y déplacent sans bruit. Sont-ils conscients de
l’importance de ce qu’ils côtoient ?
A
l’autre extrémité du monde, se trouve la rue. Elle serpente en hauteur, mimant
sinistrement le cours du fleuve. Ici ce n’est plus de l’eau qui est charriée,
mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui règne, mais le noir
éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes. Étroite
et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur
d'elle-même, coincée entre des maisons qui l'obstruent, encapuchonnée de toiles
multiples, la protégeant de son ennemi, le jour.
Elle
est le règne du sale, de la cacophonie et des heurts. Des déchets de toutes
sortes conchient le sol. La pluie, loin de la nettoyer, transforme le tout en
un cloaque de boue innommable et répugnante. Les bruits qui résonnent et se télescopent,
ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour y
avancer, les motos et les vélos se créent leur chemin, fendent la foule,
taillent dans la jungle humaine et inhospitalière. Tel l'univers des hommes,
celui de la fange. C'est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Dans le
noir de ce bourbier, les propos de Michel Serres prennent tout leur sens : « À l'imitation de certains animaux qui
composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et
salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le
deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété
me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de
résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions
profondes et une motivation première. »
Régulièrement,
ruptures dans cet égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont des
voies qui descendent vers la lumière. Passerelles entre la noirceur des hommes
et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi. Pour
rejoindre la vertu, il suffit de se laisser glisser. Il n’est besoin ni de lutter,
ni de faire des efforts. Le salut n’est pas dans la douleur, mais dans la joie.
Il est dans la compréhension que la nature des hommes est d’accepter de se
soumettre à l’attraction des Dieux, et que le Gange, témoin infatigable de leur
bonté infinie, attend tous ceux qui voudront s’y plonger.
Une
fois ce paradis atteint, si la nostalgie vous assaille, si la fange quittée
vous manque, si la chaleur animale vous fait défaut, alors il vous faudra
escalader péniblement, marche après marche, le ghât, puis vous hisser dans le
boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à
s’éteindre, les bruits du monde vous envahiront progressivement, les odeurs
vous nourriront. Vous ne serez plus soumis à la puissance des Dieux, mais à
quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.
Étrange
métaphore que Bénarès, là où liberté rime avec bruit, nuit et violence, et
soumission avec silence, lumière et calme. Il y est facile d’être croyant, et
difficile d’être un homme.
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