29 déc. 2021

COMMENT VIVRE APRÈS

Bienvenue à Abou Ghraib

Mon premier a torturé, un peu, beaucoup, et a aimé cela. Parce qu’il avait été photographié, il a été en prison. Depuis, il compte un peu tout, emballe le monde pour ne plus le toucher, court de casino en casino, protégeant son anonymat.

Mon second a lui aussi torturé, mais en professionnel et théoricien, et il aime toujours cela. Parce qu’il était resté dans l’ombre, il est dans la lumière. N’ayant aucune raison de changer, il poursuit sa carrière de consultant en sécurité musclée.

Mon troisième n’a pas torturé, mais son père si. Parce que ce dernier ne s’en est pas remis, il a été battu par lui, ainsi que sa mère. N’ayant pas de projet autre que celui de se venger, il est obsédé par la poursuite du professeur de l’horreur.

Mon tout est le dernier film de Paul Schrader, The card counter.

 


 

PEUT-ÊTRE RIEN... À JAMAIS

La beauté de la panthère des neiges

Allongé dans le froid, aux côtés de Sylvain Tesson et de Vincent Munier, j’attends la panthère des neiges. Viendra-t-elle ? Peut-être oui, peut-être non.

La question est là en suspens, devant nos yeux. Les heures et les jours passent. Progressivement, la force du vent, la beauté des paysages, tel ou tel animal entraperçu la gomment et la rendent sans importance. C’est alors que la panthère acceptera de se révéler.

C’est à ce voyage essentiellement immobile que nous convie le film, La panthère des neiges. La voix de Sylvain Tesson et sa poésie y accompagnent les séquences filmées par Vincent Munier et sa compagne Marie Amiguet.

On y apprend que tout voyageur est constamment vu et observé par la nature et la multitude de ses habitants. Quand il accepte de s’arrêter longuement, quand il a la modestie de se fondre dans le paysage, alors parfois, celui qui l’observe acceptera d’être vu à son tour.

Car l’affût est l’inverse de la publicité : la publicité, c’est tout, tout de suite, le mythe de l’association de l’abondance et l’immédiateté ; l’affut, c’est peut-être rien… à jamais, l’acceptation du moment et du vide.

 


 

24 déc. 2021

JETÉ

Tu m’as jeté, 
Un plan d’un soir,
Juste un plan. 
 
Téléphone muet, 
Internet muet, 
Juste un plan. 
 
Souvenir de ta sueur, 
De ta peau, 
De ton sexe.
 
Tu t’es mouché dans mon corps, 
Juste un kleenex, 
Juste un plan.

© Robert Branche

22 déc. 2021

ÉCRIRE

En deçà de mes pensées,

Ni heurté, ni touché,

Juste effleuré, juste imaginé,

Tu te caches, toi que je ne connais pas.

 

 
Je sens sur ma peau le flot de tes baisers,
Je marche la nuit à tes côtés,
Je cours dans la foulée de ta vie,
Je ris des télescopages de notre rencontre.

Avec les touches de ce clavier,

Mettre des mots sur ce qui n’en a pas,

Faire exister ce qui n’est que rêvé,

Rendre réel ce qui n’est point encore vécu.

En faire les liens qui vont t’attacher,

Jeter le charme qui va te faire t’arrêter,

Te laisser répondre à ces mots,

Pour en devenir la chair.

© Robert Branche

 

20 déc. 2021

TOUT, TOUT DE SUITE

Tout, tout de suite, 
De l’un à l’autre,
De corps en sexe,
De bar en backroom.
Ne pas comprendre,
Ne pas admettre,
L’échec comme le succès,
Le non comme le oui. 
 
N’être qu’un flux, 
Un requin en mouvement,
Pas de poumon,
Pas d’autonomie,
Juste la course.

Jusqu’à ce mur,

Pris dans ma face,

Pris dans mon sang,

Pris dans ma peau,

Blessé à vie,

Pour toujours.

Tout, tout de suite.

© Robert Branche 

(Photographie course Figaro 1990)

 

17 déc. 2021

TENTATION

Le vide devant moi, 
Le laisser venir,
L'accompagner peut-être.
Tentation d’un saut ultime,

Dépasser ma vie par le néant.

Pourquoi ? 
Pourquoi pas ? 
 
 
Un geste, 
Juste un geste à faire,
Un coup de volant,
Un pas de plus,
Et ne plus rien avoir à penser, ni à faire.

Fatigue, lassitude,

Ennui, séduction du vide.

Faut-il une raison,

Pour me laisser glisser ?

Faut-il une envie

Pour continuer ou en finir ?

© Robert Branche

 

15 déc. 2021

À DEUX DOIGTS


Une main me serre et m’attrape le cœur.

M’arrêter, là, tout de suite, maintenant,

Ne plus pouvoir courir, plus de bosses enchaînées.

Marcher lentement, et sentir la douleur qui s’efface,

Une eau qui refroidit et cesse de brûler.

Ne pas comprendre que la mort est là, à un pas.

 

Ne pas m’asseoir et courir à nouveau.

La sentir revenir la douleur ennemie,

Qui me cloue et m’arrête.

Regarder la pente impossible,

M’obstiner sans savoir contre quoi je lutte.

Et finir à deux doigts d’en finir.

© Robert Branche

14 déc. 2021

SANS DIVERSITÉ GÉNÉTIQUE, PAS DE PERFORMANCE

Au pays des abeilles, sans diversité, aucune ruche ne peut fonctionner correctement, et cette diversité doit reposer sur un patrimoine génétique ouvert et se renouvelant. (1)

Et si la performance de nos organisations supposait aussi une diversité génétique entretenue ?

J’ai comme l’impression que cette interrogation résonne avec le début de notre campagne présidentielle...

1.    La puissance collective naît-elle des similitudes ?

Qu'est-ce qui ressemble plus à une abeille à miel que sa sœur voisine ? Impossible de les distinguer.

La force de la ruche semble venir de cette gémellité apparemment parfaite : aucun conflit potentiel, pas d'étranger à surveiller, chacune n'a qu'un seul et même objectif, contribuer à la puissance du groupe. Grâce à la merveille du collectif, naît ce que l'on appelle "l'esprit de la ruche".

On a longtemps pensé que ceci reposait sur l’unicité de la reine : un seul patrimoine génétique, d’où une tribu de jumelles.

Or il n'en est rien, car si les abeilles ont bien une seule mère, elles n'ont pas le même père : lors de son vol nuptial, la reine est fécondée par une vingtaine de mâles, ce qui garantit une diversité génétique.

Mais est-ce si important, ou n'est-ce pas plutôt une source de faiblesse ? Une ruche ne serait-elle pas d'autant plus puissante que les abeilles qui la composent sont plus identiques ?


C'est sur cette question que portait l'émission "Sur les épaules de Darwin" de Jean-Claude Ameisen, le 14 septembre 2013 : quel est le rôle du renouvellement permanent de la diversité.

2.    La performance collective suppose des différences

Parmi les problèmes complexes que doit résoudre une ruche, il y a celui de la température : il est vital de maintenir la zone centrale de la ruche, là où se trouvent les larves, le plus proche possible de 35 °C.

A cette fin, les abeilles ventilent si la température au sein de la ruche devient trop élevée, ou vont chercher de l'eau pour qu'elle s'évapore. Si jamais le centre est trop froid, elles frissonnent pour produire de la chaleur.

Comment ceci est-il possible ? Parce que les abeilles sont "programmées" pour agir ainsi : dès que la température dépasse une certaine valeur, elles ventilent ; dès qu'elle devient inférieure, elles frissonnent. Efficace et simple.

Mais si toutes les abeilles réagissaient exactement à la même température de déclenchement, la température varierait brutalement et de façon trop importante.

Or, parce que toutes les abeilles ne sont pas identiques, elles n'ont pas exactement la même température de déclenchement : au départ, seules, quelques-unes vont intervenir. Si c'est suffisant, les autres n'interviendront pas. Si c'est insuffisant, le nombre d'abeilles intervenant augmentera progressivement. Et ainsi la température est efficacement régulée.

La performance collective vient des différences, et non pas des similitudes. Ou plus exactement, des variations autour d'un comportement commun.

Mais ceci vient-il d'un processus d'adaptation et d'apprentissage, ou est-ce génétique :
la performance collective suppose-t-elle une hétérogénéité structurelle et initiale, ou peut-elle être issue d'individus initialement identiques, et qui ont appris à être complémentaires ?

3.    Sans diversité génétique, pas de survie collective

L'expérience la plus frappante est celle menée par Heather Mattila et Thomas Seeley (2) : qu'advient-il si la colonie provient d'une reine ayant été inséminée par un seul mâle, versus une où elle a été inséminée par quinze mâles différents ?

La réponse est sans appel :

- Au bout de deux semaines, les colonies issues d'un patrimoine génétique plus divers ont construit un tiers de rayons de cire en plus, et les butineuses y ont collecté 40 % de réserves supplémentaires,

- Au bout d'un mois, lorsque la floraison est maximum, le nombre des ouvrières des colonies génétiquement diverses est multiplié par trois, versus une augmentation de seulement 50 % pour les autres,

- Fin août, une baisse de température provoque la disparition de la moitié des colonies génétiquement homogènes, alors que toutes les autres survivent.

- À la fin de l'hiver, toutes les colonies génétiquement homogènes ont disparu, alors qu'un quart des autres ont réussi à survivre et seront toujours en activité au printemps.

Ainsi l'évolution élimine ce qui est génétiquement homogène : c'est la diversité des gènes qui apporte la puissance à l'esprit de la ruche.

Être confronté à des expériences diverses ne suffit pas : si l'on est initialement homogène, on ne sait pas en tirer parti… et l'on disparaît.

4.    La résilience naît des différences

Il peut sembler hasardeux de sauter directement des abeilles à miel aux organisations humaines et à nos sociétés.

Mais pourquoi ce qui est vrai pour elles, ne le serait pas pour nous ? L'espèce humaine est née par évolution, est un construit du monde, et il y a fort à parier que ce qui est vrai pour les abeilles l'est aussi pour nous.

Aussi quelle erreur quand des dirigeants croient que la performance viendra de la consanguinité ! Il peut être rassurant de s'entourer de camarades issus de la même école, et avec lesquels on a de nombreux points communs, mais, comme pour les abeilles à miel, ce n'est vraiment pas la meilleure solution pour construire une entreprise résiliente…

Et quand je vois dans nos sociétés, et singulièrement en France, avoir peur de celui qui est différent, et croire que notre futur est dans l'enfermement et dans la fermeture, quel aveuglement !

La France ou l'Europe ne seront pas fortes en se protégeant de la diversité, mais au contraire, en relevant le défi d'une construction collective qui s'appuie sur les différences.

Et pour être efficaces, ces différences ne doivent pas être acquises, mais innées : celui qui n'est pas né ici vient nous apporter la richesse de ce que nous ne sommes pas.

(1) Cet article est la reprise d’une première parution qui a eu lieu en 4 billets entre le 1er et 7 octobre, en commençant par « La puissance collective naît-elle des similitudes ? ».

(2) Geneticin Honey Bee Colonies Enhances Productivity and Fitness, Heather R. Mattila, Thomas D. Seeley, July 2007