26 janv. 2010

L’INCERTITUDE DE NOTRE NEUROMONDE : HYPER-CONNEXION, HYPER-DÉPENDANCE ET HYPER-FLOU

Tout est dans tous et réciproquement

Depuis qu'elle est apparue, la vie avance de possibles en possibles, et, plus l'univers s'est développé, plus il s'est complexifié et moins on peut facilement prévoir les évolutions futures : trop d'interactions entre trop de paramètres, trop de phénomènes régis par des lois du chaos et impossibilité de connaître parfaitement les conditions initiales, présence de la vie et de l'auto-organisation, capacité du monde animal à construire des stratégies adaptatives, apparition de l'homme et de son libre-arbitre, …
Dernièrement avec les technologies de l'information, cette hypercomplexité a franchi un nouveau stade : tous connectés, nous sommes tous codépendants. De plus, nous sommes six milliards d'êtes humains et bientôt neuf. 
Dans le même temps, « notre savoir-faire s'adonne, de plus, depuis un temps assez récent, au façonnage des objets-monde. Un satellite, pour la vitesse, une bombe atomique, pour l'énergie, l'Internet, pour l'espace, les résidus nucléaires pour le temps... voilà quatre exemples d'objets-monde. » (Michel Serres, Hominescence). Aussi l'impact de chacun de nous est-il : grâce aux « objets-monde », il suffit de quelques hommes pour agir sur le monde tout entier. 
Résultat, comme l'écrit toujours Michel Serres (cette fois dans le Temps des crises), « nous dépendons enfin des choses qui dépendent de nous. (…) Ladite mondialisation me paraît aujourd'hui au moins autant le résultat de l'activité du Monde que des nôtres. » Qu'est-ce à dire ? Que nous sommes pris dans les mailles de l'effet de nos propres actes, que la boucle d'interaction entre l'action et ce sur quoi on agit devient prépondérante. Témoin les débats actuels sur le climat et le réchauffement de la Terre, l'eau, la pollution, l'énergie…

Conséquence, l'horizon du flou se rapproche et il devient de plus en plus aléatoire de voir précisément au-delà d'un horizon proche. Très vite, nous ne pouvons prévoir que les grandes tendances, et plus les évolutions précises… et encore.
Plutôt que parler d'horizon de flou, je devrais parler de flou progressif : plus je m'écarte du présent, moins je vois clair. A un moment, le flou est tel que je ne perçois plus que les grandes lignes.
Plus rien n'est certain. Au mieux, nous pouvons probabiliser des scénarios d'évolution, mais, le plus souvent, nous ne pouvons que les dessiner. Et de plus en plus, nous sommes dans le flou total : impossible même de dessiner des scenarios d'évolution…

25 janv. 2010

DANS QUELLE CATÉGORIE, METTRE UN YODA ?

Est-ce une œuvre d'art, un jouet ou seulement un objet en latex ?

« Dans quelle catégorie, allons-nous bien pouvoir le mettre? Vous me dites que c'est un Yoda. Mais qu'est-ce que c'est au juste un Yoda ? »
Celui qui venait de me poser cette question étrange était un fonctionnaire chargé du dédouanement à l'aéroport d'Orly. Pourquoi venait-il de me la poser ?

Parce que je suis un fan de la Guerre des Etoiles, et surtout de Yoda (voir « Que la force soit avec toi » et  « Non, Ronald Mc Donald n'est pas un Jedi ! ».  J'apprécie singulièrement deux répliques de Yoda faites lors de sa première apparition (dans le deuxième film qui est en fait le cinquième – les initiés comprendront …) :
- Lors de sa rencontre avec Luke Skywalker, celui-ci lui dit être à la recherche d'un grand guerrier. Alors Yoda lui répond en riant : « Ahhh ! Un grand guerrier. Personne n'est devenu grand grâce aux guerres. »
- Un peu plus tard, à Luke qui n'arrive pas à soulever par la pensée son aéronef enlisé dans les marécages, et qui a fini par lui avouer qu'il ne croît pas que ce soit possible, il lui dit : « C'est pourquoi tu échoues ».

Je suis suffisamment fan pour que, il y a plus de dix ans, à l'occasion d'un voyage aux États-Unis, j'ai fait l'acquisition d'un Yoda en latex, grandeur nature (ce qui restait d'une taille raisonnable, Yoda étant grand par la pensée et la force, mais pas par sa taille comme tout un chacun le sait… ou devrait le savoir). Comme je faisais un voyage professionnel avec plusieurs haltes, j'ai alors dû me le faire expédier à Paris.
Ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'une fois arrivé, j'allais avoir à le faire dédouaner. Et me voilà donc dans ce bureau situé dans la zone de fret de l'aéroport d'Orly, ayant cette conversation quelque peu surréaliste, conversation dont l'objet était de déterminer dans quelle catégorie, on pouvait mettre un Yoda.
Mais était-ce un objet en caoutchouc, une œuvre d'art, un jouet … ? Par respect pour ce qu'il représentait, il ne pouvait être question d'accepter qu'il fut considéré comme un jouet.
Le fonctionnaire, amusé, fut conciliant et accepta de choisir finalement la catégorie pour lesquels les droits de douane seraient les moins élevés. Conscient du crime de lèse-majesté, mais voulant en finir, j'acceptais. 

Depuis ce Yoda, trône au-dessus de ma télévision…

22 janv. 2010

SANS COMPRÉHENSION NI VISION COLLECTIVES, NOUS RÊVONS D’UN PASSÉ, D’UN PRÉSENT ET D’UN FUTUR, TOUS TROIS IMAGINAIRES

______ Éditorial du vendredi ____________________________________________________________________________________

Rappel du patchwork de la semaine :
- Lundi : Toute interprétation est contingente. Si nous n'y prenons pas garde, nous cherchons dans ce que nous observons ce que nous croyons savoir. Aussi les mêmes faits ne seront-ils pas compris de la même façon, et seule une « approche d'historien » peut-elle s'approcher du réel.
- Mardi : En prenant appui sur le système Facom qui reposait sur un catalogue et des camions apparemment inutiles, on peut prendre conscience que des approches simplistes de productivité peuvent conduire à la mort : l'anorexie n'est pas une preuve de bonne santé.
- Mercredi : Nous naissons en continu et non pas seulement le jour de l'accouchement ou de la fécondation. Entreprises comme individus se composent sans cesse au hasard des rencontres, des décisions et des apprentissages. Notre identité est ce sentiment de continuité qui nous fait relier nos états passés à notre présent et notre futur possible.
- Jeudi : La vision et la compréhension des risques futurs ne doivent pas nous amener à rester dans notre landau. Fort de leurs expériences et de leurs expertises, entreprises comme individus, doivent sentir où sont les mers et se lancer dans le mouvement des flots qui les y conduisent.

Bon nombre des réflexions et travaux portant sur l'évolution de la société française pêchent par une mauvaise prise en compte de ces différents éléments :
- L'évaluation de l'efficacité des structures publiques : Bien peu d'analyses sont menées en prenant le soin d'une approche de type « historien » qui va s'en tenir au maximum aux faits et qui va confronter les points de vue. Souvent les analyses expriment les a priori de ceux qui les mènent, sans parler des manipulations… Attention aux approches simplistes de productivité : comme pour les individus et les entreprises, un État anorexique n'est pas un État en bonne santé. Nous sommes ainsi en déficit d'une compréhension commune et partagée de notre présent.
- La réflexion et le débat sur l'identité française : Ils tombent à tout moment dans le risque de vouloir figer cette identité, au lieu de la penser en dynamique. En quoi la notion même de France est-elle porteuse de sens pour demain ? Comment relier cette idée d'un futur, cette mer que collectivement nous visons, à notre passé ? Comment notre identité collective peut-elle nous aider à vivre cette transformation ? 
- Le principe de précaution : Nous sommes tellement en déficit d'adhésion à un projet collectif, nous ne savons tellement plus quelle mer viser, nous avons tellement peur du futur, que nous refusons collectivement de bouger tant que nous ne sommes pas certains de ne courir aucun risque. Faisons attention, car si cela continue, nous n'apprendrons plus les nouvelles « marches » nécessaires à notre évolution et nous nous anesthésierons dans le rêve d'un landau fictif et perdu.

21 janv. 2010

N’AYONS PAS PEUR DU MOINDRE BATTEMENT D’AILE D’UN PAPILLON

Attention à la paranoïa paralysante

« Il se met à marcher, à parler, à adopter cent attitudes inutiles par lesquelles il espère s'en sortir. Non seulement il ne s'en sort pas, mais il empire son cas. Plus, il parle, moins il comprend, et plus il marche, plus il fait du surplace. Très vite, il regrettera sa vie larvaire, sans oser se l'avouer. (…) C'est la vie qui devrait être tenue pour un mauvais fonctionnement. » Ainsi s'exprime Amélie Nothomb, dans la Métaphysique des tubes

Il est vrai que, compte-tenu de tous les risques, est-il vraiment raisonnable de sortir de son landau ? (voir « Non, je ne marcherai jamais : c'est beaucoup trop dangereux ! ») Pourtant, il va bien falloir le faire, non ? On ne peut pas rester immobile, tétanisé dans son landau.
Au moment d'évaluer une stratégie, il faut développer suffisamment de paranoïa pour identifier les ruptures majeures improbables, mais il faut ensuite savoir se décider à agir et choisir les risques que l'on va accepter de courir.

Premier moyen pour éviter de tomber dans la paralysie de l'action : ne pas tomber dans la paranoïa du signal ultra-faible. On ne doit prendre en compte dans l'analyse des risques que les ruptures majeures. 
Inutile d'avoir peur au moindre papillon qui viendrait à battre des ailes (voir « Ne nous laissons pas berner par la magie des battements de l'aile d'un papillon »). Avez-vous peur quand vous marchez dans les rues d'une ville quelconque de prendre un météorite sur la tête ? Non, n'est-ce pas ? Vous marchez confiant, sans lever les yeux vers le ciel sans arrêt pour voir si un météorite n'est pas en train de tomber. Vous savez que cet événement hautement improbable, mais statistiquement possible, est suivi par les télescopes. 

Ensuite, avoir suffisamment d'expérience, de professionnalisme et de connaissance de l'entreprise et de ses marchés, pour faire confiance à la capacité de réaction et d'adaptation.
Plus l'équipe de direction sera récente, et le poids des actionnaires centrés sur le court terme, moins l'entreprise ne bougera : un réflexe de précaution excessif va jouer. Au vu de certains comportements provoqués par la crise, on a même parfois l'impression que, face à tous les risques potentiels, certains voudraient pousser l'entreprise à retourner dans son landau !
A l'inverse, plus l'équipe de direction sera en place depuis longtemps, plus les actionnaires auront une préoccupation à long terme, et meilleure sera la prise de risque. 

(Sur le même thème, voir aussi : « Seuls les paranoïaques y arriveront… »)

20 janv. 2010

COMMENT SAVOIR QUAND NOUS SOMMES NÉS ?

L'identité n'est pas figée, mais se construit continûment

Une question : Quand sommes-nous réellement nés ? La réponse est évidente, non ? Au moment de notre naissance, c'est-à-dire lors de l'accouchement de notre mère. 
Certes, cette réponse est juridiquement incontestable. Mais, si l'on prend ceci comme définition, cela veut donc dire que nous acceptons de faire démarrer notre origine d'un élément qui nous échappe. De plus, en quoi le fait que l'accouchement ait lieu un jour plus tôt ou plus tard, change-t-il en quoi que ce soit notre existence propre ? Notre naissance débute-t-elle vraiment au moment où l'on coupe le cordon ombilical ? Est-ce cette notion d'autonomie et d'indépendance qui compte ? Pourquoi ne pas prendre le sevrage alors ? 
Après notre naissance, nous allons continuer à évoluer et à changer continûment : acquisitions successives du langage, de la motricité, de l'écriture… Chaque étape de notre vie va nous transformer, et notre identité n'est jamais fixe : chaque événement vient modifier le circuit de nos synapses, des connexions cérébrales se renforcent, d'autres s'affaiblissent, de nouveaux neurones apparaissent,… Comment décider que ce que nous sommes aujourd'hui a commencé un jour précis : je ne parle pas depuis le jour de ma naissance mais depuis le jour où j'ai effectivement commencé à parler, idem pour la marche, … Nos origines sont multiples et nous sommes l'enveloppe de toutes ces origines.
Si l'on remonte en amont de l'accouchement, nous aurons tendance à rattacher notre naissance au moment de notre conception, quand un spermatozoïde a fécondé un ovule. Notre naissance serait celle de l'œuf à l'origine du fœtus. C'est effectivement ce qui a défini notre patrimoine génétique. Mais à nouveau, notre identité est largement conditionnée par ce qui va se passer en aval, entre ce moment de la conception et l'accouchement : le développement du fœtus va dépendre de l'alimentation de sa mère et de toutes les variables d'environnement. 
Finalement on peut faire l'analogie avec un fleuve : la Seine prend sa source à Source-Seine, sur le plateau de Langres en Côte-d'Or, et donc en ce sens, on peut dire que c'est là que la Seine est née. Mais si je regarde toute l'eau qui passe à Paris, sous le pont Mirabeau, quasiment aucune de ces molécules ne vient de cette source. Si une de ces molécules pouvait parler et réfléchir, accepterait-elle que l'on dise qu'elle est « née » à Source-Seine ? Probablement non ! Pour nous, c'est différent, car nous avons une sensation de continuité et de responsabilité au cours du temps : nous nous sentons être celui que nous étions une semaine, un mois ou un an avant. Nous acceptons même d'être responsables de notre passé…

Il en est de même pour une entreprise : elle se transforme sans cesse, elle consomme des produits et en crée d'autres, elle intègre des individus et se séparent d'autres, elle crée des alliances avec certaines entreprises et en attaque d'autres… Elle vit. Quand est-elle née ? Qu'est-ce qui est à l'origine de son existence actuelle ? Y a-t-il une continuité historique et un sentiment de responsabilité dans le temps et l'espace ? Comment existe-t-elle en tant que système collectif, et non pas comme une collection d'individus juxtaposés ? Qu'est ce qui fait son identité ? Quand IBM devient une entreprise centrée sur le software et sur la prestation intellectuelle, est-elle toujours IBM ? Après avoir absorbé successivement Fina, puis Elf, Total est-il resté Total ? 
Quand Veolia nait à partir de la scission des activités environnement issues de la Générale des Eaux redevient-elle la Générale des Eaux sous un autre nom ? Quand France Telecom cesse d'être une entreprise publique et s'internationalise de plus en plus, est-elle toujours France Telecom ? Quand BSN devient Danone s'agit-il d'une création nouvelle ou d'une transformation d'une identité ?

19 janv. 2010

POURQUOI DÉPENSER AUTANT D’ARGENT DANS UN CATALOGUE ET DES CAMIONS QUI NE VENDENT RIEN

Un avantage marketing ne doit pas financer des usines obsolètes

Facom a été pendant de longues années l'entreprise leader de l'outillage à main. Sa force reposait sur la qualité de ses outils, et leur adéquation aux besoins des ouvriers, notamment de maintenance. Cette performance était soutenue essentiellement par deux leviers marketing : le catalogue et les camions de démonstration.

Le catalogue était « la bible de l'outillage » pour les ouvriers et techniciens : il comprenait non seulement toutes les offres Facom, mais surtout des explications générales pour chaque famille d'outils, avec photos à l'appui. Doté d'une couverture de qualité et extrêmement résistante, réalisé avec soin par des spécialistes, il était donné gratuitement dans toutes les usines. Quand on circulait dans les ateliers, il n'était pas rare de voir un ouvrier en train de le feuilleter.

Remplis d'outils présentés comme sur un linéaire de magasin, les camions sillonnaient la France, allant d'usine en usine. Leur visite était attendue par les ouvriers et techniciens de maintenance, car elle leur permettait de toucher directement les outils et d'avoir une discussion avec un spécialiste de la marque. Les camions étaient de fait des catalogues vivants et itinérants.

Or ni le catalogue, ni les camions n'étaient des moyens de vente directe : on ne pouvait pas commander à partir du catalogue, on ne pouvait pas acheter dans les camions. Toutes les commandes passaient par des distributeurs indépendants et spécialisés : le catalogue comme les camions renvoyaient vers eux. Catalogue et camions étaient là pour soutenir le premium de la marque, donner envie aux ouvriers d'acheter et faciliter les ventes pour les distributeurs.

Grâce à cela, Facom pouvait défendre des prix nettement plus élevés que ses concurrents directs (au moins 50% d'écart de prix). Cet écart de prix n'avait pu être créé, puis défendu que, d'une part à cause de la qualité des outils, d'autre part de ce double apport marketing. C'est cet écart de prix qui permettait à Facom de financer catalogue et camions, tout en conservant in fine une meilleure rentabilité.

Mais comme, dès les années 80, Facom a laissé déraper ses coûts industriels et a consacré une part croissante de l'écart de prix au comblement de ce handicap de prix de revient, elle a insuffisamment développé le catalogue et les camions. Quand, dans les années 90, la situation a commencé à se dégrader, il a été tentant de commencer à diminuer les dépenses qui ne créaient pas directement du chiffre d'affaires : à quoi bon, dépenser autant d'argent pour un catalogue et des camions qui ne vendent pas ? Le cercle fatal était enclenché. Aujourd'hui Facom a perdu son indépendance et a été rachetée en 2005 par Stanley.

« Moralité » : attention aux approches simplistes de productivité. Certaines, comme les mauvais régimes alimentaires, peuvent conduire à la mort.

18 janv. 2010

ON EST TROMPÉ PAR SES CONVICTIONS OU SES INTÉRÊTS

Quatre récits, quatre interprétations, une seule vérité

Dans "Le Cercle de la croix", Iain Pears donne successivement quatre interprétations des mêmes faits : Nous sommes en 1663 à Oxford et le professeur Grove a été assassiné. Que s'est-il passé ? Pourquoi a-t-il été tué et par qui ? Quels sont les rôles respectifs de tous les personnages qui tournent autour ? …
Quatre personnes présentes à ce moment-là à Oxford, et directement impliquées dans les faits, vont tour à tour expliquer ce qui, selon elles, s'est passé.
Parmi les quatre récits, seul le dernier approche la vérité : c'est celui d'un historien qui détient directement une partie de l'énigme, et qui sait, sans affect et sans biais personnel, analyser la situation et les agissements de chacun. 
A l'opposé, le premier récit est faux, mais, non pas parce que celui le fait se trompe, mais parce qu'il veut nous tromper : il n'a pas écrit sa version des faits pour donner les clés de la réalité, mais pour contribuer à la dissimulation de ses propres actes.
Les deux autres récits sont aussi inexacts, mais « de bonne foi » : trompés par la force des émotions qui les animent – la volonté de blanchir à tout prix l'honneur de son père pour l'un, l'obsession du complot pour l'autre –, ils ne regardent les faits sans a priori, mais sont à la recherche de ce qui peut nourrir leurs causes.
Au-delà de la qualité intrinsèque du livre – à la fois excellent roman historique et suspense policier –, il montre brillamment comment une même situation peut être vue différemment et comme il est facile de se laisser embarqué par ses propres convictions ou intérêts.

A garder en mémoire dans la vie quotidienne des entreprises : seule l'attitude d'un historien qui s'en tient aux faits et confronte les analyses peut permettre d'approcher le sens caché…

15 janv. 2010

COMMENT IMAGINER UN MONDE PEUPLÉ DE 50% D’HOMMES EN PLUS, AVEC LE MAINTIEN DES ÉGOÏSMES ET L’ABSENCE DE PROJETS COLLECTIFS ?

______ Éditorial du vendredi ____________________________________________________________________________________

J'inaugure à partir d'aujourd'hui une nouvelle rubrique hebdomadaire : « l'Éditorial du vendredi ». Son objet : reprendre les articles de la semaine en les rapprochant de l'actualité et/ou des débats de société actuels (en France et ailleurs). Il s'agira donc à la fois d'une synthèse reliant les quatre articles précédant et d'une remise en perspective de l'ensemble. Si vous avez des remarques sur cette rubrique, ou sur tout autre sujet concernant mon blog, n'hésitez pas à écrire un commentaire !

Rappel du patchwork de la semaine : 
- lundi : Face à l'accroissement de l'incertitude, nous sommes ballottés entre deux types de réponses extrêmes. D'une part, le renforcement du contrôle : l'incertitude est la preuve d'un manque d'efficacité, il faut plus de volonté et d'anticipation. D'autre part, le laisser faire : il est illusoire de construire un projet, il faut seulement tirer parti en temps réel de ce qui se passe. Comment peut-on sortir de cette tenaille ? Ma réponse en forme de teaser : se fixer pour objectif une mer qui sera un attracteur stable dans les aléas de l'incertitude…
- mardi : Quand un fleuriste lyonnais invente le package de la naissance à la mort.
- mercredi : La théorie de la complexité apprend que, quelle que soit la situation, toute pensée, analyse ou action est contingente. Personne - dans l'entreprise ou ailleurs - ne peut prétendre détenir à lui seul une quelconque vérité absolue. L'efficacité suppose la prise en compte de la partialité de son propre point de vue et de la nécessité de la confrontation.
- jeudi : Dès 1955, Claude Lévi-Strauss mettait l'accent sur les risques liés à l'accroissement de la population humaine et sur ceux de la fermeture des espaces et des frontières (l'immigration voulue comme levier de progrès par les premiers habitants de la Nouvelle Angleterre versus la capacité de la France à s'ouvrir au monde musulman) 

Tout ceci vient en écho de trois questions majeures actuelles :
- La montée des questions relatives à l'environnement : Ne sont-elles pas d'abord largement liées à la croissance accélérée de la densité humaine (2,5 milliards en 1950, 6 en 2000, 9 prévus pour 2050) ? Ne devrions-nous d'ores et déjà penser comment faire face au défi d'un monde peuplé de 50% d'hommes et femmes supplémentaires ?
- Le débat sur l'identité française et la montée de l'anti-islamisme: Essayons de prendre le temps d'imaginer ce que nous serions si nous avions suivi la recommandation de Claude Lévi-Strauss faite en 1955 : si la France avait ce pari de l'ouverture en direction du monde musulman, nous serions certes différents, mais ne serions-nous plus riches et moins vulnérables face à toutes les tensions qui montent actuellement ? Avons-nous gagné en ayant choisi la fermeture et le repli sur l'hexagone ?
- Le flou du discours politique et son incapacité à fixer des objectifs : Encore plus que les entreprises, les États n'oscillent-ils pas entre les deux tentations, celle du sur-contrôle et celle du laisser-faire ? Comment pourrait-on créer les élans collectifs nécessaires à la prise des transformations en cours (accroissement de 50% de la population, mouvements migratoires, environnement…) si on reste dans des projets centrés sur le court terme sans perspectives ? Comment pourrait-on redonner son lustre à la prospective et à l'identification des mers vers lesquelles convergent les évolutions ?

14 janv. 2010

« EN DEVENANT TROP NOMBREUSE, UNE SOCIÉTÉ NE SE PERPÉTUE QU’EN SECRÉTANT DE LA SERVITUDE »

Plus de cinquante ans après, Tristes Tropiques est toujours d'actualité…

La lecture de Tristes Tropiques, le célèbre livre de Claude Lévi-Strauss, montre à quel point, il a pu être visionnaire et poser à l'avance de bonnes questions. 
Lisez ces quelques extraits ci-dessous, en gardant en tête que ceci a été publié en 1955…

Sur les conséquences de l'accroissement de la densité humaine 
« (Ce mélange de méchanceté et de bêtise) se mettait à sourdre comme une eau perfide d'une humanité saturée de son propre nombre et de la complexité chaque jour plus grande de ses problèmes, comme si son épiderme eût été irrité par le frottement résultant d'échanges matériels et intellectuels accrus par l'intensité des communications. (…) Toutes ces manifestations stupides, haineuses et crédules que les groupes sociaux sécrètent comme un pus quand la distance commence à leur manquer. »
« Ce grand échec de l'Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu'en secrétant de la servitude. (…) Ce qui m'effraie en Asie, c'est l'image de notre futur, par elle anticipée. Avec l'Amérique indienne je chéris le reflet, fugitif même là-bas, d'une ère où l'espèce était à la mesure de son univers et où persistait un rapport adéquat entre l'exercice de la liberté et ses signes. »

L'écriture a-t-elle été un levier de progrès ou d'asservissement ?
«  La possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir (…) Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. (…) Cette immense entreprise (de création de l'agriculture, de domestication des animaux et d'autres arts) s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. 
« Telle est, en tout cas, l'évolution typique à laquelle on assiste, depuis l'Égypte jusqu'à la Chine, au moment où l'écriture fait son début : elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. (…) Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. (…) L'action systématique des États européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l'extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n'est censé ignorer la loi. »

Sur le besoin d'ouverture de la France
« En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l'intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s'en rendent coupables ; car s'ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c'est le plus grave) incapables de supporter l'existence d'autrui comme autrui. (…) Chez les musulmans comme chez nous (Français), j'observe la même attitude livresque, le même esprit utopique, et cette conviction obstinée qu'il suffit de trancher les problèmes sur le papier pour s'en être débarrassés aussitôt. A l'abri d'un rationalisme juridique et formaliste, nous nous construisons pareillement une image du monde et de la société où toutes les difficultés sont justiciables d'une logique artificieuse, et nous ne nous rendons pas compte que l'univers ne se compose plus des objets dont nous parlons. »
« Si, pourtant, une France de quarante-cinq millions d'habitants s'ouvrait largement sur la base de l'égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n'entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l'Amérique dut de ne pas rester une petite province de monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d'autoriser l'immigration provenant des régions les plus arriérées de l'Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l'enjeu était aussi grave que celui que nous refusons de risquer. »

13 janv. 2010

« LE MANAGER DOIT ÊTRE CONSCIENT QUE LES CLÔTURES IMPOSÉES ONT UN CARACTÈRE ARTIFICIEL »

Extraits d'un document du programme européen « Modélisation de la complexité »

L'Association pour la Pensée Complexe a mis en ligne toute une série de documents issus du Programme européen MCX "Modélisation de la Complexité" (http://www.mcxapc.org/)
On peut notamment trouver là un document intitulé « Stratégie des organisations et complexité : quels principes et quelles modalités d’action pour le management stratégique dans la complexité ?  » (http://www.mcxapc.org/docs/dossiermcx/dossier14.pdf). C'est un dossier construit par M.J. Avenier, F. Lacroux, L. Nourry, à partir d'échanges entre treize spécialistes européens du management stratégique des organisations, pour la plupart enseignants-chercheurs, au cours d'une Journée d'étude et d'échanges organisée sur le thème " Stratégie et Complexité " à l'initiative de l'Atelier n°1 du programme MCX, avec le concours de l'Institut du Management d'EDF et de GDF, le 11 avril 1996.
En voici quelques extraits :

Tout est contingent
« La contingence généralisée de la gestion est une implication directe du postulat d'inachèvement. L'impossibilité que l'on a de maîtriser le fonctionnement des systèmes complexes conduit de facto à une remise en cause du statut de la gestion et, par suite, des gestionnaires. »
« Ce qui pourrait caractériser cette action, c'est justement cette idée de contingence. Une contingence qui ne serait pas restreinte, réduite à quelques facteurs prédéterminés ou préformatés, mais plutôt généralisée. Contingence de l'action, certes indispensable, mais dont on ne pourra jamais être certain de l'efficacité ; contingence de la solution choisie, dont on sait qu'on ne pourra attester de sa robustesse dans le long terme, entre autres à cause des phénomènes d'apprentissage ; contingence du contexte, dont on sait qu'il sera toujours susceptible d'affecter les résultats futurs ; contingence des perceptions des acteurs, et donc des représentations qu'ils construisent etc, etc... »
« Cela signifie que pour agir, le manager, en permanence, simplifie, clôture, établit des limites, définit des règles précises, ou réduit ses modélisations. Dans une problématique couplage/découplage, il s'efforce de " découpler ", c'est à dire de concevoir des " îlots de certitude ", temporairement prévisibles et certains. »
« D'un autre côté, pour mieux appréhender une situation complexe, le manager s'efforce d'aller vers des modèles plus complexes, plus riches, prenant en compte des dimensions jusque là négligées. Cette complexification passe aussi par la création de conditions facilitant l'émergence de nouveaux modes de gestion. »
« L'enjeu est plutôt dans l'équilibration, ou l'incessant arbitrage des actions relevant de l'un ou l'autre de ces pôles. Il est aussi dans la conscience de ce pari, ou du choix d'un mode au détriment de l'autre. Le manager doit être conscient que les clôtures imposées au phénomène, bien qu'indispensables pour décider, ne doivent avoir qu'une existence transitoire, partielle, partiale... et surtout peut être qu'elles ont un caractère artificiel, voire arbitraire ; qu'il les a " délibérément et cognitivement construites " » 
« In fine, on peut aboutir à un principe d'action : pour construire ou choisir le modèle qui simplifie " moins mal que les autres et qui lui permet de décider ", ou qui permet l'action la plus rapide, le praticien est conduit à se construire et à se reconstruire en permanence une réflexion sur les présupposés et les conséquences de ses actions. »

Pourquoi faut-il développer la confrontation dans l'entreprise
« Dans la complexité, aucun des acteurs de l'organisation ne peut se targuer de posséder une représentation complète de l'entreprise et de son environnement. Aussi, rechercher et favoriser des " processus de délibération collectifs " permet d'enrichir mutuellement les compréhensions individuelles, de favoriser la création, sinon d'une représentation commune, au moins d'un " cadre référentiel " partagé, et in fine, met les acteurs concernés en situation de décider et d'agir de façon plus éclairée et mieux coordonnée. »