12 nov. 2012

ÊTRE LÀ, SANS VOULOIR CHANGER QUOI QUE CE SOIT

A la découverte d’un prophète de l’acceptation de soi et de l’abandon
A l’occasion de l’émission littéraire La Grande Librairie animée par François Busnel, j’ai découvert le philosophe Alexandre Jollien. Une rencontre étonnante avec quelqu’un qui sort de l’ordinaire, un homme qui a su dépasser son handicap physique et être l’apôtre du lâcher prise et de l’acceptation de soi. Au bout de quelques secondes, j’ai été captivé par la profondeur et la légèreté de sa pensée – avec lui, les deux ne sont plus incompatibles ! –, et ai oublié le caractère haché de sa diction.
J’ai aussitôt après, fait l’acquisition de son dernier livre, « Petit traité de l’abandon, pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose » et m’y suis plongé avec délices. C’est une merveille d’intelligence, d’ouverture et d’humanité dont je vous recommande la lecture.
En voici quelques phrases piochées au hasard de ma lecture :
Il s’agit donc davantage de « laisser être » que d’accepter. Accepter, c’est encore du travail pour le moi.
« Ma femme n’est pas ma femme, c’est pourquoi je l’appelle ma femme » : c’est seulement à partir du moment où je sais que les étiquettes enferment les choses et les gens – et que cela les tue –, que je peux en faire usage.
Je ne rencontre jamais deux fois ma femme parce qu’elle change instant après instant.
On reprocha au philosophe Diogène le Cynique d’avoir faussé la monnaie. Il répondit en substance : « C’est tout à fait vrai, et quand j’étais petit, je faisais pipi au lit, mais cela ne m’arrive plus. » (…) Et l’amour inconditionnel, c’est peut-être cela. Aimer sa femme, ici et maintenant, sans l’enfermer dans ce qu’elle a été.
Un contradicteur de Spinoza, Blyenbergh, lui opposa l’exemple, ô combien fameux, de l’aveugle, objectant à peu près ainsi : « Mais l’aveugle n’est pas parfait. Il lui manque quelque chose. La vue, précisément. » Spinoza lui rétorque en substance : « Est-ce qu’il vous manque des ailes ? » Si l’on me demandait cela en effet, je répondrais d’emblée : « Non, bien sûr, il ne me manque pas d’ailes. »
Ne rien vouloir changer. C’est, paradoxalement, ce qui m’a le plus aidé à changer. Essayer d’être là. Même pas essayer, être là, sans vouloir changer quoi que ce soit.
Ce qui nous sauve, c’est de savoir que l’on ne peut pas guérir de ses blessures mais que l’on peut vivre avec, que l’on peut cohabiter avec elles sans qu’il y ait nécessairement de l’amertume.
Car une chose est certaine : au terme de la vie, nous perdrons tout. Alors autant tout lui donner. Autant considérer la santé des enfants, notre propre santé, nos amis, comme des cadeaux immenses et non comme un dû. En somme, la gratitude, c’est revisiter tout ce que l’on reçoit avec une liberté nouvelle et en profiter encore plus, sans s’accrocher, sans s’agripper.
Et l’on prête à Gandhi cette formule merveilleuse : « Il faut vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre. »

9 nov. 2012

ÉCRIRE CE QUE JE NE VEUX PAS VIVRE

Qui suis-je ?
Jeux de mots, jeux de vies…
EN DEÇÀ DE MOI
Comment mettre des mots sur ce qui n’en a pas ?
Comment parler de l’indicible, de ce qui est caché,
De ce qui n’existe peut-être que parce que non exprimé,
De ce qui est moi, mais n’est jamais dit ?

Tout au fond, en deçà de mes pensées,
Dans le noir de ce qui n’est ni vécu, ni touché,
De ce qui n’est qu’effleuré, qu’imaginé,
De ce qui n’est que fantasme, que refoulé,
Parfois j’ai joué de l’idée de le faire,
J’ai senti sur ma peau les plaies de mes rêves,
J’ai été l’esclave de ce qui n’était pas.

Alors des touches de ce clavier, des lettres de cet écran,
Du jeu de ces phrases, de l’enchaînement de ces lignes,
J’ai fait les liens qui ne m’ont pas attaché,
Les coups que mon corps n’a pas endurés,
Les humiliations que mon esprit n’a pas ressenties,
Et j’ai pu continuer, intact et protégé.

8 nov. 2012

SORTIR DE SES HABITUDES POUR RESTER CONNECTÉ AU RÉEL

Pour avoir une chance de sentir ce qui se passe ou ce qui risque de se passer, il nous faut désapprendre ce qui s’est passé, et voir le monde non plus seulement depuis l’endroit où nous nous trouvons (2)
Personnellement, je me déplace physiquement pour prendre du recul et de la distance. Voyages multiples, et alternance entre Paris et ma maison en Drôme provençale. Quand je pose des pierres pour construire un mur en pierres sèches, quand je retourne la terre pour aider un jeune chêne à émerger du chiendent, quand je tronçonne des arbres pour dessiner un chemin dans le bois, mon esprit flotte sans but, sans aspérités, sans raison. Je regarde celui que je suis à Paris, je repense à un dossier en cours, je vois se dessiner avec un relief différent les situations. J’ai tourné un peu dans mon planisphère personnel et les perspectives sont changées.
Si nous ne faisons pas ces efforts de décentrage, de remise à distance, nous risquons de nous retrouver prisonnier de nos habitudes, de notre vision du monde. Posons-nous la question suivante : dans nos activités quotidiennes, professionnelles comme privées, est-ce que nous analysons toujours une situation telle qu’elle est avec ses nouvelles potentialités, ou est-ce que nous la lisons au travers de notre prisme et cherchons à retrouver en elle ce que nous avons déjà rencontré et vécu ?
Pour une entreprise, plus son histoire est longue et riche, plus elle aura tendance à lire les situations au travers de ce prisme. Plus les managers seront expérimentés, plus ils auront tendance à rechercher dans le présent ce qu’ils ont déjà vécu et plus ils risqueront de jeter l’eau chaude.
Faire le vide, sortir de ses habitudes, oublier ce que l’on sait un moment pour ne pas penser à partir de soi. Si l’entreprise ne le fait pas, si elle reste centrée sur sa propre vision, si elle ne se méfie pas de ce prisme déformateur, elle peut manquer des évolutions majeures et même se trouver menacée. Plus l’incertitude se développe, plus ce risque est grand.
Attention aussi aux dirigeants qui se laissent enfermer dans leurs habitudes, ne fréquentent que les mêmes restaurants ou les mêmes cercles, ne rencontrent plus que les mêmes personnes. Ils vont se déconnecter du réel et auront de moins en moins la possibilité de vérifier la pertinence de leurs interprétations et de comprendre le monde dans lequel s’inscrivent leurs actions. Certes on peut faire des affaires sur les parcours de golf, mais on peut aussi s’y couper du monde.

(Extrait du livre "Les Mers de l'incertitude")

7 nov. 2012

ACCEPTER DE NE PAS ÊTRE LE CENTRE DU MONDE

Pour avoir une chance de sentir ce qui se passe ou ce qui risque de se passer, il nous faut désapprendre ce qui s’est passé, et voir le monde non plus seulement depuis l’endroit où nous nous trouvons (1)
Centré sur le développement de son système d’exploitation et de sa suite office, Microsoft n’a pas vu initialement la montée en puissance d’Internet; bon nombre d’opérateurs historiques de télécommunications ont sous-estimé la portée de la téléphonie mobile, laissant le champ libre à de nouveaux acteurs ; des transporteurs aériens trop focalisés sur le développement des segments de clients à forte contribution ont été déstabilisés par l’apparition d’opérateurs à bas coût… La liste est longue des entreprises qui, centrées sur elle-même, n’ont pas vu ou compris ce qui se passait.
En introduction de l’Atlas des Atlas, Christine Chameau et Philippe Thureau-Dangin écrivent : « Cet atlas ne cherche pas à donner une vision cohérente, européo-centrée du globe. Il invite au contraire à décentrer le regard, en prenant d’autres points de fuite et d’autres angles.» Dans ce livre, selon le continent auquel on appartient, le planisphère tourne et chacun se voit toujours au cœur du monde. Chaque rotation modifie la compréhension, et masque ou révèle des proximités : ainsi notre vue depuis l’Europe nous masque la proximité entre la Californie et l’Asie.
Tant que nous ne prenons pas le temps de nous décentrer, nous ne pouvons pas comprendre la réalité d’une situation. Il faut désapprendre pour apprendre, il faut sortir de nos habitudes. Michel Serres écrit : « En traversant la rivière, en se livrant tout nu à l’appartenance du rivage d’en face, il vient d’apprendre une tierce chose. L’autre côté, de nouvelles mœurs, une langue étrangère certes. (…) Car il n’y a pas d’apprentissage sans exposition, souvent dangereuse, à l’autre. Je ne saurai jamais plus qui je suis, d’où je viens, où je vais, par où passer. Je m’expose à autrui, aux étrangetés. »
François Jullien passe lui par la Chine pour mieux nous comprendre : « Passant par la Chine, j’y trouve là un point d’écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensée qui est la nôtre, en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans la vie, est de prendre du recul dans son esprit. Or la Chine nous permet ainsi de remettre à distance la pensée d’où nous venons, de rompre avec ses filiations et de l’interroger du dehors (…), éclairer de biais, à partir du dehors chinois, les choix implicites, enfouis, qui ont porté la raison européenne. »
(à suivre)
(Extrait du livre "Les Mers de l'incertitude")

6 nov. 2012

TROIS MODES D’ACTION À PRIVILÉGIER

Agir dans l’incertitude : Diriger en lâchant prise? (4)
1. Rechercher la facilité : Nous sommes naturellement poussés à faire l’éloge de la sueur et de la difficulté. Mais parce qu’on ne peut pas lutter longtemps contre le cours des choses, et que le pire ne peut jamais être exclus, si l’on n’agit pas initialement dans la facilité, c’est-à-dire en s’appuyant sur ce que l’on sait faire, on n’ira pas au bout du marathon.
2. Ajuster la vitesse à ce que l’on fait : S’il suffisait de courir pour être efficace, comme chacun se précipite de partout, toutes les entreprises le seraient ! Ainsi que l’a écrit Jean-Louis Servan-Schreiber, « Nous travaillons sans recul. Pour un canon, c’est un progrès. Pas pour un cerveau ». Que faire ? Adapter son rythme à ce que l’on fait, et ne pas oublier que l’on ne peut pas penser vite à long terme.
3. Être un paranoïaque optimiste : Dans le monde de l’incertitude, il est impossible de probabiliser le futur. Ce qu’il faut, c’est identifier les scénarios les plus dangereux par leurs conséquences (1), s’y préparer, et faire tout pour qu’ils ne se produisent pas.

(1) Voir Le Cygne Noir de Nassim Taleb