12 avr. 2013

IMMOBILE

En Thaïlande, sur les rives du Mékong (2007, 2009, 2011)
Un endroit perdu tout au Nord de la Thaïlande, au bord d’une petite route qui sinue le long du Mékong. Quelques bungalows, un potager qui fournit à la cuisine ce dont elle a besoin et surtout quelques tables ancrées sur une terrasse en teck face du fleuve.
Tout y est délicieusement immobile, suspendu en dehors du temps et de l’espace, entre-deux, un peu irréel. Les collines qui ferment l’horizon sont celles du Laos, à portée de main, séparées par la masse d’eau qui s’écoule lentement et majestueusement.
Je l’ai découvert à l’été 2007, au hasard d’une promenade solitaire et un peu mélancolique, au bord du Mékong.
Occasion d’un arrêt à l’abri d’un des parasols pour y poursuivre, pendant quelques heures, la lecture d’A la Recherche du Temps Perdu. La lenteur, la beauté et les zooms infinis des mots de Proust ont rebondis alors sur ceux de ce paysage, résonance parfaite et improvisée.
Deux ans plus tard, nouvel arrêt, mais cette fois prolongé. Quelques jours immobiles à profiter de ce calme. Découverte aussi l’autre rive de l’endroit : le Mékong d’un côté et sa majesté silencieuse, la rizière de l’autre et sa verdeur ondoyante.
Sur celle-ci, une passerelle en bois, sente mimant les méandres d’un fleuve, mini-reproduction du grand frère opposé.
Au bout de cette sente, quelques autres bungalows où j’ai laissé les jours passer.
Encore deux plus tard, je suis revenu. Fasciné par le lieu, c’est plus d’une semaine que je me suis attardé… à ne rien faire à part lire, écrire, et regarder.
Mon ordinateur s’est lui-même pris au jeu, devenant un miroir de ce que je regardais, reflet de l’eau et des lignes brisées de mon balcon. Confusion et fusion, effacement des limites.
La pluie de la mousson était au rendez-vous, lessivant constamment tout ce qui se trouvait à sa portée et nourrissant la force du lieu, ce Mékong qui capte les énergies et les fournit en rebonds…
Je sais que cette magie m’attend et que j’y retournerai… bientôt…
(Rai Saeng Arun, 2 Moo 3 Baan Phagub Rim Khong 57140 Chiang Khong Thaïlande,  http://www.raisaengarun.com)

11 avr. 2013

PEUT-ON ÊTRE SAUVÉ PAR CE QUE L’ON NE COMPREND PAS ?

Les fourmis de feu sont sauvées par des radeaux qui les dépassent (2)
Nous voilà donc avec des fourmis de feu qui, tout en ne sachant pas nager, élaborent un radeau insubmersible. Mais au fait, comment est né le premier radeau ? Les fourmis de feu ont-elles été fatiguées de se voir décimées, année après année, par les inondations à répétition ? Ont-elles un jour mis sur pied un bureau d’études pour chercher quelle pouvait être la meilleure réponse à ces cataclysmes récurrents ? Après avoir débouché sur quelques idées, ont-elles construit des prototypes, avant de retenir le principe du radeau ? Se sont-elles ensuite entraînées à le réaliser le plus rapidement possible ? Non, n’est-ce pas… La solution a dû naître au hasard des télescopages de la vie. Les seules fourmis qui sont passées au travers des aléas de l’évolution sont celles qui ont acquis cette propriété. Impossible de savoir comment cela s’est passé.
D’ailleurs, posons-nous alors une question « simple » : une fourmi de feu est-elle capable de comprendre, ou simplement de percevoir des propriétés qui la dépassent, mais auxquelles elle participe, et qui n’existeraient pas sans elle ? Sait-elle ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait ? Imaginez-vous à l’intérieur du corps d’une fourmi de feu en train d’agripper votre voisine : comment pourriez-vous conceptualiser ce que vous êtes en train de faire, ce d’autant plus que vos capacités cognitives individuelles sont très limitées ?
Dommage que je ne puisse pas interroger une fourmi pour avoir la réponse ! Mais il est quand même peu probable qu’elle soit à même de comprendre ce qui la dépasse au sens strict du terme. Même nos chercheurs les plus émérites ont du mal à modéliser ces radeaux flottants et leur caractère quasiment indestructible

10 avr. 2013

LA FORCE DE LA TRIBU DES FOURMIS

Les fourmis de feu sont sauvées par des radeaux qui les dépassent (1)
Les fourmis de feu vivent essentiellement, en Amérique du Sud, où elles sont nées et prospèrent. Elles sont des forces de la nature, capables de se déplacer rapidement et de tout ravager sur le chemin.
Comme tous les êtres vivants dans ces régions, elles sont soumises à un phénomène chronique et destructeur : les pluies diluviennes et les inondations. Tant que la pluie ne dépasse pas une certaine intensité, tout va bien elles peuvent continuer leur progression. Mais quand l’inondation survient, elles vont être emportées comme des fétus de paille et leur toute puissance n’est rien face à la puissance des courants.
Comment font-elles donc pour survivre ? Ont-elles individuellement appris à nager ? Voit-on les unes partir en un crawl réinventé, les autres à la brasse ? Non, dès que le risque d’une inondation est patent, avant d’être submergées par le flot, elles s’agrippent les unes aux autres, emprisonnent, chacune et ensemble, un maximum d’air, et forment une sorte de radeau qui a la souplesse et la résistance d’une balle de tennis. Cette structure de forme quasi circulaire a une double propriété : elle est résistante, et elle est insubmersible. Toutes ensemble, les fourmis sont devenus un radeau qui flotte quoi qu’il arrive.
Au cœur du radeau, bien protégée par toutes ses ouvrières, se trouve la reine. Avec l’air embarqué, non seulement tout le monde flotte, mais respire. Les jours peuvent passer, rien de grave ne survient : même si le radeau heurte une souche emportée par le courant, il n’est pas détruit ; s’il est pris dans des torrents ou des vagues, il ondule dans le courant. Probablement quelques fourmis périront au cours du voyage, mais comment les compter et qui s’en préoccupe ? Seul vrai risque, les poissons qui, s’ils repèrent un tel radeau, vont s’en nourrir. Aucun système n’est pas parfait, et la probabilité d’une rencontre avec un poisson est faible. Un jour, au gré des courants, le radeau en vient à se trouver heurter la rive. Alors les fourmis du bord s’y agrippent, la reine est transportée, les liaisons se dénouent et la marche conquérante des fourmis de feu reprendre.
(à suivre)
(Photo David Hu and Nathan J. Mlot)

9 avr. 2013

OBSERVONS, ANALYSONS, INTERPRÉTONS, SOYONS EN QUÊTE DE SENS, ET LE MEILLEUR SERA AU RENDEZ-VOUS

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (5)
Quel est le rôle du facteur temps dans ce « trépied » ?
Le temps est le ciment commun, ce dans quoi s’inscrit l’action. Les emboîtements se multiplient, les émergences naissent, l’incertitude s’accroît en s’inscrivant dans le temps. Le temps est aussi cette matrice dont nous aimerions maîtriser le cours, pour l’accélérer ou le ralentir, ou parfois pour effacer les actions passées. Mais si le temps pouvait ainsi être remodelé, les attentes et les desseins des uns et des autres seraient au mieux distinctes, et le plus souvent contradictoires. Nous cesserions d’être synchrones, d’habiter le même monde et de pouvoir agir ensemble. Le temps est donc bien la source d’un pacte commun : pour le meilleur et le pire, nous habitons le même monde, et nous dépendons les uns des autres. Le temps impose ainsi sa mesure et ne peut pas être considéré comme une variable d’ajustement, extensible et contractable à souhait, y compris en management : ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on la fera pousser plus vite !
La stratégie repose in fine sur le décideur, qui doit selon vous « être stable pour pouvoir se diriger et diriger ; être fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer ». Une telle posture ne gagnerait-elle pas à être davantage diffusée dans la société ?
Bien sûr. Nous vivons une transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, comme l’expliquait déjà Michel Serres, dès le début des années 2000, avec son livre Hominescence. Nous ne vivons pas une crise, nous n’inventons pas un nouveau mode de production : nous sortons de nos cavernes mentales et cloisonnées. Après les ères du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, nous entrons dans ce que j’appelle le « Neuromonde » - ce monde de connexions et d’échanges dans lequel nous sommes soumis aux incertitudes de tous. Apprenons donc collectivement la responsabilité et la modestie. La responsabilité, car chacun de nous joue un rôle dans ce Neuromonde. La modestie, car personne ne le comprend vraiment. Et là n’est pas l’essentiel. Observons, analysons, interprétons, soyons en quête de sens, et le meilleur sera au rendez-vous. Agissons sans but, affirmons, répétons, soyons en quête de pouvoir, et le pire sera au rendez-vous.
Qu’est-ce qu’un chef, un dirigeant, ou même un actionnaire « éclairé » dans ce Neuromonde ? Davantage un philosophe ou un historien qu’un technicien. Un créateur de sens et de stabilité, qui sait fixer un cap et s’y tenir, déterminé, dans la durée… Un véritable stratège en somme !  

8 avr. 2013

LA QUESTION CENTRALE DU MANAGEMENT N’EST PLUS LA DÉCISION, MAIS LA CAPACITÉ À FAIRE CONVERGER DES PROCESSUS CHAOTIQUES ET ÉMERGENTS

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (4)
Votre prochain ouvrage traitera plus particulièrement du « management par émergence ». Qu’entendez-vous par là ?
Je pars de deux constatations simples. D’une part, l’entreprise n’est pas un produit hors-sol, elle n’est pas née de nulle part. Elle est le produit d’un monde. Si l’on veut progresser dans sa compréhension et dans la façon de la diriger, il est donc nécessaire de s’intéresser à la dynamique du monde, à ce qui sous-tend l’entreprise depuis son origine. D’autre part, le poids réel des décisions du dirigeant d’une grande entreprise est finalement modeste au regard de la somme des décisions qui sont prises constamment dans son organisation, et au sein de son environnement. Certes, certaines décisions sont essentielles, notamment s’agissant du choix de la méta-stratégie, du cadre stratégique et des principes d’actions exposés précédemment. Mais ce qui fait au quotidien la performance d’une entreprise, c’est le résultat d’un foisonnement, c’est-à-dire d’un phénomène d’émergence. La question centrale du management n’est donc plus la décision, mais la capacité à faire converger des processus chaotiques et émergents, qui sont la nature même de toute vie.
Dès lors, comment « manager par l’émergence » ? Trois conditions me semblent nécessaires. Tout d’abord, une stratégie articulée en poupées russes avec la mer au pourtour (ou la méta-stratégie), contenant le cadre stratégique et les principes d’actions. Ces deux « peaux » constituent l’enveloppe structurellement stable de toutes les initiatives émergentes et chaotiques. Ensuite, une ergonomie de l’action émergente qui articule la recherche de la facilité et du geste naturel avec la confiance, le calme et l’acceptation sereine de la confrontation - laquelle permet notamment de dégager une culture commune. Enfin, il faut un dirigeant porteur de sens et de compréhension, qui se concentre réellement sur l’enveloppe stratégique et sache faire preuve de stabilité émotionnelle, en acceptant le monde tel qu’il est. Un monde marqué à mon sens par un triple phénomène : la croissance de l’incertitude, la multiplication des emboîtements, l’émergence de nouvelles propriétés.
(à suivre)

5 avr. 2013

RÊVES DE BOUDDHA

Thaïlande 2006-2007
Voilà si longtemps que je suis couché, là, immensément immobile, que j’en ai perdu le compte. Les yeux fermés, je sens la présence inutile et vaine de la foule qui, presque quotidiennement, se masse à mes pieds.
Que vient-elle regarder ? Comment pourrait-elle me comprendre, ou même simplement m’effleurer, elle qui n’est que la trace de celui que je fus ?
Comment ont-ils pu faire de moi cette masse dorée qui se répand dans un temple de Bangkok ? Comment peuvent-ils imaginer se rapprocher de mes enseignements, au sein de ces palais luxueux ?
Je sens profondément encore ce jour lointain, où enfin, après tant de tentatives infructueuses, après un long cheminement m’amenant à découvrir le néant, à associer perception et non-perception, j’ai pu m’abstraire de la souffrance et des apparences.
Et je me retrouve engoncé d’or. Quelle dérision !

Heureusement, il est des terres où je me sens moins absurde, où le calme qui m’entoure et la dévotion de ceux qui me contemplent, sont plus en harmonie avec l’essence de mon témoignage.
Dans les terres du Nord, pour ceux qui se laissent perdre dans les montagnes, au-delà des jardins de Doi Tung, pour ceux qui savent que la longueur de la route, la rudesse de la déclivité, et la multitude des marches sont autant de prémisses aux vraies rencontres, ils me trouveront, assis. 
Seuls des draps me recouvrent. Comme pour mieux montrer la vacuité de mon apparence, en arrière-plan, se dresse un tissu de plastiques. Quelques statuettes ont été posées à mes pieds, je ne les vois pas, mais je sais leur présence.
L’humidité est partout, saturant l’air. A quelques mètres, une jungle de bambous peuple les collines. L’eau ruisselle autour de moi et en moi, me lavant quotidiennement des pensées inutiles.
Parfois l’un de vous s’arrête, de temps en temps un touriste perdu, mais le plus souvent, un des prêtres qui officient ici. Je connais le glissement de chacun de leur pas, le souffle de chacune de leurs exhalaisons, le silence de leurs prières muettes.
Et je me dissous. Quel bonheur !

J’aime ces mikados géants que l’on dresse à mon intention, prières de bois, partant du sol et s’appuyant sur les branches de mon voisin végétal. Béquilles inclinées, elles évoquent le parcours des âmes vers le ciel. Elles sont aussi de nouvelles racines aériennes pour la frondaison de l’arbre.
La nuit, quand le lieu m’est seul réservé, quand les hommes sont partis dans les torpeurs de leurs rêves, je joue avec ce mikado. Doucement, je déplace une tige, en faisant attention, de n’en effleurer aucune autre.
A quelle fin, me direz-vous ? Mais pour jouer, simplement pour jouer. Qui a dit que moi, Bouddha, j’avais perdu les plaisirs de mon enfance ? Au contraire, avoir abandonné l’illusion du monde m’a rapproché de la spontanéité de mes débuts.
Et à l’instar de mon frère crucifié sur une colline de Palestine, je laisse venir en moi l’enfant du Dieu que je suis devenu…

4 avr. 2013

LE MANAGEMENT EST UN ART DE LA CONTINGENCE

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (3)
Dans Les Échos du 4 mars 2013, l’éditorialiste Jean- Marc Vittori rappelait la nécessité d’être « à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire ». Que vous inspirent ces conseils en leadership ? Quelles sont les entreprises, et plus généralement les organisations, qui arrivent à créer vraiment de la valeur dans la durée ?
Certes on ne peut qu’être d’accord avec une proposition qui affirme qu’il faut être « à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire » ! Mais l’expérience montre que si l’intention et la volonté sont là, la réalité l’est beaucoup moins souvent… Pourquoi ? Parce que l’on confond zapping et performance, que l’on croit que si un dirigeant a réussi quelque part, il réussira ailleurs, ou encore parce que l’on imagine que c’est le changement des actionnaires et du management qui permettront l’agilité et la poursuite de la création de valeur. Je pense exactement le contraire. Tout d’abord, le management est un art de la contingence : si un dirigeant a réussi ici et maintenant, la seule conclusion qu’il faut en tirer est qu’il a réussi ici et maintenant ! Toute transposition à d’autres situations est purement spéculative.
Ensuite, les processus de décisions relèvent majoritairement de l’inconscient. Nous pouvons en constater les effets, mais sans en comprendre précisément les modalités concrètes. Ceci est vrai pour les actionnaires, le conseil d’administration, le comité de direction, et plus généralement pour l’entreprise. La performance tient donc dans l’ajustement de ces processus inconscients, ce qui n’est possible que si tout ce petit monde a grandi ensemble. La création de la valeur dans la durée repose d’abord sur la stabilité du management et des actionnaires. De ce point de vue, les entreprises détenues ou contrôlées par un actionnariat familial disposent d’un atout indéniable.
(à suivre)

3 avr. 2013

POUR UNE ENTREPRISE STRUCTURELLEMENT STABLE DANS LA DIRECTION QU’ELLE VISE, ET SANS CESSE CHANGEANTE AU QUOTIDIEN

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (2)
Clausewitz affirmait qu’« en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire ». Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre.
Comment concilier concrètement la nécessité du pilotage au long cours avec l’acceptation de l’imprévisibilité de notre environnement ? Pourquoi préconisez-vous plus particulièrement de « diriger en lâchant prise » ?
Précisons d’abord que le « lâcher prise » n’est pas le « laisser-faire », ou l’abandon au simple jeu des forces qui nous entourent. Il est la reconnaissance de ces forces, leur acceptation et leur compréhension, afin de s’y inscrire et d’en tirer parti. Comment, tout en lâchant prise, concilier le pilotage effectif au long cours et l’acceptation de l’imprévisibilité ? En concevant les actions de l’entreprise comme des poupées russes dont l’extérieur est stable et le cœur changeant. Tout comme une armée, à ma connaissance, s’articule autour de quatre niveaux de décision (politique, stratégique, opératif et tactique), l’entreprise s’organise selon un processus d’emboîtement de quatre poupées russes.
À l’extérieur, la mer visée relève de la « méta-stratégie » : c’est un point fixe choisi pour la vie. La beauté pour L’Oréal, « l’information du monde » pour Google… En sont déduits les « chemins stratégiques », qui comprennent à la fois le cadre stratégique et les principes d’actions - c’est-à-dire les « voies et moyens » à emprunter et à mobiliser pour atteindre cette mer. Le troisième emboîtement est « le dessin dynamique des chemins stratégiques » : il permet de passer de l’intention à la concrétisation (choix des marques, de leur positionnement, du portefeuille produit, des marchés-cibles…). Le quatrième et dernier emboîtement est celui des actions immédiates, quotidiennes, concrètes. Elles vont inscrire tous ces emboîtements dans le réel pour proposer des produits et des services tangibles aux clients visés : quels produits ? Avec quelles formules, quelle communication, quels packagings ? À partir de quelles usines, à quels prix, selon quelles promotions, avec quelles animations de la force de vente… ?
On aboutit bien de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ce qui la rapproche chaque jour un peu plus de sa mer, en donnant corps et réalité à sa méta-stratégie. L’on obtient ainsi, comme dans le cas de L’Oréal, une entreprise structurellement stable dans la direction qu’elle vise, et sans cesse changeante au quotidien : le chaos apparent des initiatives de chacun contribue à la résilience globale du système !
(à suivre)

2 avr. 2013

LA RÉPONSE À L’INATTENDU N’EST PAS L’ABANDON DE SON OBJECTIF STRATÉGIQUE, MAIS LE CHOIX D’UNE NOUVELLE VOIE POUR L’ATTEINDRE

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (1)
La Lettre mensuelle AETOS dans son numéro de mars, m'a interviewé. Aetos est la revue du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l'Armée de l'Air. Elle veut être un lieu de retours d’expérience, réflexions, regard sur les idées et défis du moment. Elle s'adresse à l’ensemble de la société.
Occasion de revenir sur ma vision du management dans l'incertitude, et de commencer à parler de mon prochain livre, sur le management par émergence.
Je publie sur mon blog, cet interview en cinq parties à partir d’aujourd’hui.
Dans Les mers de l’incertitude (cf. AETOS hebdo n°13, 01/2012), vous estimez que, pour construire une stratégie, toute organisation doit d’abord oublier le présent et partir du futur en cherchant sa destination, « tel le fleuve sa mer ». Est-ce si facile de s’affranchir de la pression du présent pour conserver une vision claire de l’avenir ?
Sommes-nous certains que cette « pression du présent » soit si impérieuse ? S’il suffi sait de courir pour être plus efficace, toutes les entreprises le seraient, car je ne vois que des gens qui courent de tous côtés ! Plus fondamentalement, il m’apparaît indispensable de s’affranchir du bruit inutile et vain. Ce n’est pas en étant pris dans les turbulences d’un fleuve que l’on peut comprendre où il va, et ce qui l’attire. Quand on est captif de mouvements vibrionnaires, on ne perçoit plus rien, et un méandre peut être aisément pris pour un mouvement de fond.
Par exemple, que veut dire cette focalisation sur les taux de croissance ? Je ne conteste pas, bien sûr, que la croissance doive être mesurée. Mais comment croire que c’est possible au travers d’un taux qui est la dérivée d’un PIB, qui n’est lui-même qu’une approximation de l’activité réelle du pays, avec des transactions par Internet en plein essor mais non modélisables ? Toute erreur de 1 % sur le calcul du PIB conduit donc à ne pas savoir si, pour un taux de croissance annoncé de +1 %, on se situe à -1 % ou à +3 % de croissance ! Il faut donc savoir ne pas se laisser emporter par l’absurdité de raisonnements purement mathématiques, de théories économiques qui n’ont en fait jamais démontré leur validité. Leur seule force est de relever de la « pensée-perroquet », répétée sans fin d’un media à un autre, d’un expert à l’autre. Alors que depuis plus de 10 ans les décisions dans le monde réel sont prises en fonction d’indicateurs virtuels, il vaudrait mieux en revenir à des données tangibles, dont on comprend le sens, comme le volume de béton coulé prêt à l’emploi ou des valeurs de la consommation des ménages.
Clausewitz affirmait qu’« en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire ». Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre. 
(à suivre)

29 mars 2013

À HAMPI, ON ARRACHE LA VIE POUR RETROUVER UN PASSÉ DISPARU

Promenade en terres indiennes (7)
Voilà près d’une heure qu’ils regardaient fascinés la démolition en cours. Sous les coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques s’effondraient, les fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ne restait plus que l’ossature du bazar depuis longtemps disparue. Des colonnes brutes, des dalles à vif, des restes de sculptures. Ils voyaient le travail de dizaines de générations être ôté sans considération.
Année après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des marchands avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la splendeur des années quinze-cents, mais ils s’étaient tenus droit : contre toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, en butte à tous les conquérants, ils avaient fait front et maintenu debout la vie et le commerce. Avec honneur et détermination. Tout au long des années, Hampi avait fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il vibrait de marchandages infinis. Tel coin était connu pour ses épices, tel autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre eux. Le regard ne savait pas sur quoi se poser.
C’était cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayés d’un revers de bulldozer. Chacune des maisons détruites étaient imprégnées d’une sueur légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre arraché. Chaque colonnade retrouvée l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain qu’allait-il en rester ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé révolu. Des allées redevenues anciennes et à ce titre perçues comme authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne signifiait rien pour eux, à part peine et douleur.