7 févr. 2024

Pai (Thailande)

Faux-semblants et dissemblances,

Regard de dupes, tromperies.

Pai, tu te caches derrière des touristes anonymes.

Tes rues se sont remplies d’hôtels, de restaurants et bars.

Tes street food n’ont plus le goût du passé.

Je marche à la recherche de ce que j’ai perdu.

 

Et pourtant quand le jour se tait,

Quand l’alcool remplit mon verre,

Quand je glisse dans un bar obscur,

Quand l’odeur d’une herbe prohibée,

Quand le son d’un rock éraillé me heurtent,

Quand autour de moi, les sacs à dos sont de retour,

Je te retrouve.


Allongé plus qu’assis, 

Ta main fouille ma nuque,

La musique enivre nos corps.

Prélude à ce qui adviendra.

Dans un moment,

Dans plusieurs.

Savoir attendre,

Laisser mijoter,

Cuire et recuire.

Ta main, tes doigts, ta bouche.

Et la musique.

Encore et encore.

11 mars 2022

TATOUAGE

Je marche maintenant dans une ville inconnue. Depuis combien de temps ? Je ne sais pas, mais certainement depuis longtemps. Pourquoi ? Pour trouver un nouveau corps à tatouer. Je tourne en rond. Les murs sont gris, ternes, les rues étroites, sombres. Et vides. Je suis seul. Aucun bruit, aucun mouvement autour de moi. Un peu de vent, c’est tout. Chaud, désagréable, chargé de poussière. 
J’ai soif. À droite, justement, l’enseigne d’un bar luit faiblement. Je jette un coup d’œil à l’intérieur : glauque, quelques tables, un petit comptoir dans un recoin. Je n’aperçois personne. Trop soif. Je pousse la porte. 
Aussitôt une musique de rock se déchaîne, un éclairage au néon s’allume, quelques danseurs se déhanchent sur une petite piste. Je m’approche du barman qui, sans un mot, me tend une bière. Je la saisis et me tourne vers la salle. Que des hommes. Une ambiance sexe, la plupart sont torse nu. 
Vais-je trouver ici celui que je cherche ? Ce soir, je le veux captif, rebelle, révolté. Je le veux criant, se débattant, se refusant. En vain, car il sera solidement attaché sur un lit. 
Écrire dans sa peau ne sera pas intellectuel, mais physique : mes mots pénétreront son corps. Littéralement. Au sens propre. 
D’abord, avant de commencer, lentement, je pincerai sa chair, la soulèverai et la relâcherai. Puis je recommencerai, encore et encore. Comme certains joueurs de tennis font rebondir la balle avant de servir, je ferai rebondir sa peau avant de la tatouer. 
Puis avec mon stylet, je le violerai en franchissant la résistance de son derme pour entrer en lui. Le glissement ne sera pas une caresse, mais une griffure. L’encre sera rouge, le sperme ensanglanté de mon sexe scriptural. 
Envie de provoquer une douleur vraie et non plus superficielle. Envie de le faire souffrir. Envie de l’entendre gémir. Envie de le soumettre à ma volonté sadique. 
Mon stylet sera un fouet, le rouge son sang. Je le frapperai régulièrement et méthodiquement. Jusqu’à plus soif. Jusqu’à ne plus avoir la moindre énergie. Jusqu’à ne plus tenir debout.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

7 mars 2022

BALLET DE MAINS

Sur le côté, un peu en retrait, dans un coin de verdure habillé de deux hamacs, un petit groupe a une conversation animée. Je m’approche. Étrange, aucun bruit. À la place, un ballet de mains. Des sourds-muets pratiquant le langage des signes. (…) 
Comment cela se passerait-il si un sourd-muet étranger arrivait et ne parlait pas leur langue ? Y a-t-il des traducteurs ? Probablement oui. Un ballet de mains supplémentaire. Embouteillage visuel. Difficile d’imaginer un assistant traducteur pour smartphone : il faudrait un logiciel capable d’analyser le mouvement des mains, de les interpréter, puis d’émettre un film donnant la traduction dans l’autre langage des signes. Pas réaliste. 
Ont-ils un accent en signant ? Pourquoi pas. Un accent californien, new-yorkais, texan, ou de l’Amérique profonde. Ou snob. Ou chantant. Ou 93, Neuilly, provençal en France. Faire un mouvement plus ou moins rapide, modifier l’inclinaison des doigts, ajouter un tremblement de la tête ou un balancement des hanches. 
Est-il possible de signer en verlan ? Difficile car, toujours selon mon iPhone, ce n’est pas un langage syllabique. 
Leur conversation s’anime, leurs gestes se font plus rapides. Est-ce leur façon d’élever la voix ? Peut-on couper la parole en signant ? A-t-on le droit de saisir les doigts de celui qui s’exprime, pour l’empêcher de continuer ? 
Quand plusieurs personnes parlent en même temps, la conversation se transforme en cacophonie. Ici, c’est une cacovision, car il est impossible de suivre tous les gestes qui se déroulent simultanément. Comment zapper suffisamment rapidement pour ne rien perdre de l’essentiel ? 
Leurs échanges silencieux sont plus que jamais chahutés. Certains se lèvent, et illustrent les mouvements de leurs doigts par celui de leurs corps. Des visages se tordent pour souligner ou compléter tel ou tel propos. Ils y mettent tellement d’énergie que j’ai peur qu’il se fasse une entorse de doigt. Risque-t-on un claquage musculaire en signant ? 
Que ferais-je si je ne pouvais plus ni entendre, ni parler ?

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

4 mars 2022

PORTES

En contrebas, l’eau de la Seine. Paisible écoulement, un rythme qui sied à un fleuve capitale qui se doit de faire la revue des façades et des ponts. Du haut du quai, je prête à peine attention à elle, et suis plus intrigué par le chapelet des portes massives et closes qui s’égrène à ma gauche. Qu’y a-t-il derrière ? 
Je repense à Bernie et à Malik. Tous deux en ont franchi une. 
Bernie, au début du film Tetro de Francis Ford Coppola, frappe à une porte derrière laquelle il espère retrouver Tetro, son frère chéri qui l’a abandonné. Ne t’inquiète pas, je serai toujours là pour toi, lui avait-il dit. Et pourtant il était parti, trahissant sa promesse. 
Malik, dans Un Prophète de Jacques Audiard, lui, n’a pas besoin de frapper : la porte de la prison lui est grand ouverte, et c’est contre sa volonté qu’il est projeté dans l’univers carcéral. Nous ne savons rien de son passé et le regardons se soumettre à la puissance de la loi qui s’est abattue sur lui. 
L’un a choisi de passer de l’autre côté, l’autre pas. L’un est dans un uniforme de marin blanc immaculé, vierge et naïf, l’autre en survêtement gris et sans illusion. L’un croyait savoir ce qu’il cherchait, l’autre ne cherchait rien. 
Pour tous les deux, rien ne se passera comme prévu : Bernie gagnera un nouveau père en perdant son frère, Malik deviendra caïd en trahissant celui qui l’avait initié. (…) 
Les portes de la vie sont plus subtiles : cachées, immatérielles, mais ne marquant pas moins un avant et un après, un retour en arrière difficile, voire impossible. 
Combien en ai-je déjà franchi ? Impossible à savoir. Par choix ? Non, je ne crois pas. Plutôt par facilité, en suivant la ligne de pente, sans rien décider, sans même les avoir cherchées. Juste parce qu’elles étaient là et moi aussi. Parce que non seulement elles ne m’offraient aucune résistance, mais que ne pas les franchir aurait supposé une décision et demandé un effort. 

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

28 févr. 2022

CALLIGRAPHIE

Une silhouette frêle et longiligne, 
Un long pinceau, 
De l’eau sur un pavage, 
Une composition fugace. 
Éléments de langage et traces visuelles, 
Hybride de sens et de formes. 
Rencontre. 
 
Pour arriver à m’abandonner, 
Répéter sans fin le même geste. 
L’intérioriser, 
Le ressentir, 
Le vivre et non plus le faire, 
Simplement, directement, instinctivement. 
Apprentissage. 
 
Sans pensée, 
Sans filtre, 
Sans contrôle, 
Avec mon maître, 
Nous balayons les airs, 
Pour nous incarner sur le sol. 
Accomplissement. 
 
(poème inspiré par mon livre Par hasard et pour rien)

25 févr. 2022

GRANDE MURAILLE

Avant mon retour en France, une dernière étape : la Grande Muraille. Envie de me confronter à la seule création humaine visible depuis l’espace. Une trace indélébile, aux antipodes de l’évanescence des tatouages aqueux.

Les empereurs ont uriné de la pierre pour marquer les limites de leur territoire. Définitivement. Matérialisant à jamais la bordure de leur empire, ils ont circonscrit le Pays du Milieu. La Chine a existé parce que tatouée. Sans cercle, sans bordure, pas de centre.

La première fonction de la Grande Muraille n’est pas de protéger la Chine, mais de la définir : elle commence là où l’on rencontre la Muraille, et finit si l’on s’en extrait. Comme la membrane d’une cellule. Mais une membrane voulue étanche et impénétrable. Une cellule coupée du dehors. (…)

Autour de moi, les cimes sont couronnées par un serpent de pierres qui court sur leurs crêtes. Hérissé de miradors, il domine le vide ambiant. Apparemment endormi, sentinelle depuis deux millénaires, caméléon habillé dans les tons des montagnes, il se fond dans le paysage. Un regard rapide ne prêterait pas attention à lui. Tapi, il guette de telles erreurs. Je ne les ferai pas. (…)

Je poursuis ma montée. Arrivé à un point d’où la vision est à trois cent soixante degrés, je m’arrête, saoulé par la force de la bise et la pureté de l’air.

Me reviennent les mots de Dominique A tirés de sa chanson Le Courage des Oiseaux :

« On imagine pourtant très bien voir un jour les raisons d'aimer perdues quelque part dans le temps. Mille tristesses découlent de l'instant. Alors, qui sait ce qui nous passe en tête ? Peut-être finissons-nous par nous lasser ? Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé ! »

Oui, si seulement, j’avais le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

23 févr. 2022

TIAN’ANMEN

Devant, derrière, à droite, à gauche, une nuée de badauds en mal de selfies. Rien d’original : les smartphones ont rendu folle l’humanité. Chacun voit grâce au truchement d’un écran de poche, et accumule des milliers de photos que la plupart du temps il ne regardera pas ; chacun se complaît dans l’auto admiration de son faciès, ici se détachant sur un pont, là sur un château, ailleurs sur un plat de spaghettis ; chacun, au lieu d’être immergé dans la réalité de l’espace qu’il occupe, nourrit une discussion continue avec de prétendus amis que le plus souvent il ne rencontrera jamais.

Mao Tsé-Toung domine la scène et se prête à la futilité de ce jeu de bonne grâce : devenu star du numérique, avec un sourire à peine esquissé, il accepte de figurer aux côtés des centaines de Chinois qui mitraillent autour de moi.

Les toisant de haut, lui, il se souvient de la silhouette dérisoire du jeune étudiant qui, à ses pieds, s’était dressé face aux chars. Lui, il sait les rivières de sang qui ont entaché le sol de la place Tian’anmen.

Pour eux, il n’existe que le récit officiel. Pour eux, Mao est un grand-père sympathique, le premier empereur communiste, le guide suprême et attentionné. Pour eux, il n’y a aucune indécence à juxtaposer son propre portrait au sien. Au contraire, c’est un honneur et une joie. (…)

En contrechamp de la Cité Interdite, l’immensité massive et ennuyeuse du Palais de l’Assemblée du Peuple. Ambiance mussolinienne. En grand. En beaucoup plus grand.

Au milieu de la place, un jeune militaire raidi dans un garde-à-vous impeccable, visage creusé, nuque rasée. Seule sa tête bouge : un coup à gauche, un coup à droite, elle tourne et revient. Lentement, méthodiquement. Parfait métronome, il rythme le surplace du temps. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de lui. Je le regarde, il ne me voit pas. Tic-tac, tic-tac, tic-tac.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

21 févr. 2022

TOUTE DÉCISION EST FAUSSÉE

L’art de la décision est un art paradoxal, car à y bien réfléchir, toute décision est faussée...
Qu'est-ce que décider ?
C’est parmi un ensemble de choix possibles, choisir l’un au nom d’un objectif ou d’une vision que l’on a en tête, implicitement ou explicitement, et ce parce que l’on pense que ce choix est celui qui est le plus en cohérence avec cet objectif, ou, a minima, à égalité avec d’autres options possibles.
Arrêtons-nous d’abord sur cette proposition de définition.
Pourquoi faut-il qu’il y ait plusieurs choix possibles ? La réponse est évidente : car sinon, il n’y aurait aucune décision à prendre. Remarquons toutefois que certains parlent de décisions, alors que, en fait, ils n’ont fait que choisir la seule option possible. Mais qui en viendrait à dire qu’un morceau de bois qui suit le cours d’un fleuve, et est ballotté au gré du courant décide ?
Ensuite l’objectif et la vision. Pourquoi faut-il qu’il y ait un objectif ou une vision pour qu’il y ait décision ? La réponse est là aussi, me semble-t-il, assez évidente : si ni je ne vise un objectif, ni je n’ai une vision de la situation, comment pourrais-je parler de décision, alors que je n’ai fait que choisir au hasard une option parmi d’autres ? Attention choisir volontairement de se laisser guider par le hasard, est bien une décision.
En effet, on fait ce choix au nom d’une vision de la situation qui est que tous les choix se valent, ou que l’on n’a pas assez d’informations pour pouvoir faire un choix, ce qui revient au même ; c’est donc bien au nom d’une vision que l’on décide de choisir au hasard (1). Notons aussi que, derrière une absence de décision consciente, il y a peut-être une décision inconsciente : même si je ne sais consciemment que j’ai un objectif ou ai construit une vision du monde, mes processus inconscients en ont et ont orienté mes choix. Mais, ce n’est pas une décision au sens conscient du terme.
Enfin l’analyse des options et le choix de celle qui est la plus adéquate. Cette dernière étape est elle aussi nécessaire : même si, dans les cas simples, elle est très rapide et quasi immédiate, c’est bien cette analyse qui conduit au choix, et fait la décision. Car si cette analyse n’existait pas, ce serait de fait comme n’avoir ni objectif, ni vision, et nous serions ramenés au cas du paragraphe précédent.
Dernière remarque préalable : pour qu’il y ait décision, il faut qu’existe un sujet qui décide, sujet qui peut être selon les cas, soit une personne seule, soit un groupe de personnes. C’est ce sujet qui est confronté aux trois étapes indiquées ci-dessus : il fait face à plusieurs options, il poursuit un objectif et à une vision de la situation, il choisit l’option la plus adéquate.
Toute décision suppose donc : un sujet qui décide, la présence de plusieurs options, l’existence d’un objectif et d’une vision de la situation, et l’analyse de ces options par rapport à cet objectif et cette vision. Alors pourquoi puis-je affirmer que toute décision est faussée ?
Pour cela, je vais reprendre chacune des quatre composantes de la décision.
1) Le flou du décideur : qui décide ?
A tout seigneur, tout honneur, commençons par le sujet, celui qui décide… ou qui croit décider.
Comme je l’ai notamment expliqué dans ma série d’articles, L’iceberg de l’inconscient (2), nous ne percevons que la surface de nos processus mentaux, et notre identité est beaucoup plus complexe qu’elle ne nous apparaît. Ainsi ce "je" qui est sujet de la décision, qui est-il ? Est-il réellement le même que celui qui a fait les analyses a fixé les objectifs ? Sait-il pourquoi il préfère ceci ou cela ? Difficile de répondre brutalement par l’affirmative. Au mieux, je dirais : oui, peut-être et probablement… mais comment en être sûr ? Et même si les modifications sont mineures, peut-on affirmer qu’elles ne sont pas suffisantes pour engendrer des différences importantes ?
Or souvent, en entreprise, le sujet n’est pas unique, mais est un groupe, un comité, ou un tandem. Occasion d’indéterminations supplémentaires. Et parfois ces comités ne sont que des chambres d’enregistrement, où l’on apporte un cachet officiel à des décisions prises dans d’autres cénacles…
Mais je vous l’accorde, ce flou sur l’identité du sujet qui décide, n’est pas de nature à lui seul à entacher le processus de décision, et c’est insuffisant pour pouvoir affirmer que la décision est fausse. Disons que son attribution à un sujet donné est moins nette qu’il n’y paraît.
Il reste à examiner les trois autres composantes de la décision.
2) Le flou des options : existent-elles toutes réellement ?
Donc le sujet qui décide est incertain et flou. Son image est brouillée par la puissance des processus inconscients, et par la complexité des organisations.
Qu’en est-il du premier objet de sa décision, à savoir l’existence de plusieurs options ?
Un souvenir lointain me revient. Il date d’un peu plus de vingt ans. J’étais en charge d’une mission de conseil pour le compte d’une grande entreprise française, appartenant alors au secteur public. L’objet de la mission était de bâtir la stratégie de ses activités de distribution : cette entreprise commercialisait elle-même ses services au travers d’un réseau d’agences, et se posait la question légitime de leur devenir.
Au lancement de la mission, une réunion avec mon interlocuteur au sein de l’entreprise eut pour but de préciser le champ de l’étude, et les différentes variables à prendre en compte. Au milieu de la réunion, il me dit : "Robert, il est important que vous étudiiez un scénario où nous n’aurions plus aucune agence en propre".
Je l’ai regardé, interloqué, et lui ai demandé : "Certes, mais avez-vous une quelconque chance de mettre en œuvre un tel scénario ? Est-ce que les contraintes s’imposant à vous ne le rendent pas impossible ?
– Effectivement, me répondit-il.
– Alors, pourquoi vouloir étudier ce qui ne pourra jamais être appliqué ?"
Il me regarda en souriant, et conclut qu’effectivement, il ne servait à rien d’étudier une telle variante.
Pourquoi est-ce que je raconte maintenant cette anecdote ? Parce qu’elle illustre une tendance que j’ai souvent constatée : nous nous inventons des options qui n’existent pas vraiment, et par là nous créons des décisions fictives. Il peut en effet être rassurant de croire que l’on a plus de marges de manœuvre que la réalité ne nous accorde. Qu’il est bon d’avoir l’illusion de choisir ce que les circonstances nous ont en fait imposé ! (3)
Un sujet qui décide flou, des options qui n’existent peut-être pas… Décidément la clarté de la décision commence à se brouiller de plus en plus. Mais je sens que vous pensez que ceci reste marginal et secondaire : le plus souvent, vous savez qui décide, et les options sont réelles.
Oui probablement, mais il reste encore deux composantes à examiner : le couple objectif/vision et l’analyse de la situation
3) Le flou de la vision : que voit-on ?
Un décideur qui n’est pas toujours aussi clairement défini, des options qui sont parfois fictives, qu’en est-il maintenant de l’objectif et de la vision de la situation ?
Une autre façon de se poser la question de la clarté de l’objectif est de se demander si l’on est en capacité de relier cet objectif avec la situation présente, c’est-à-dire la décision à prendre, et surtout dans un délai de temps compatible avec la vitesse d’évolution de la situation présente. En effet, si ce délai est largement supérieur au temps disponible avant le moment où il faut décider, cela revient à dire que l’on n’a pas d’objectif. La disponibilité effective de cette connaissance et la capacité pour le sujet qui doit décider à l’intégrer à temps sont essentielles.
Notamment avoir des piles d’études détaillées, des prévisions multiples et complexes, ou des armoires de simulations diverses sont de bien peu d’utilité. L’objectif doit être mobilisable, donc simple, clair et présent dans la conscience de tous ceux qui participent à la décision.
Un objectif est une chose, mais faut-il aussi pouvoir lire la situation actuelle. Or, cette lecture est, ainsi que je l’ai indiqué à de multiples occasions dans mes différents articles, une affaire d’interprétation : même si rien ne nous est caché, nous n’avons pas accès directement à ce qui se passe autour de nous, car les informations brutes n’accèdent jamais telles quelles à notre conscience ; dans tous les cas, elles sont enrichies de notre connaissance passée, de nos émotions, et des inférences faites par nos processus inconscients (4). Certes, cet enrichissement est source de connaissance et d’accélération, mais il est aussi source d’erreurs, ce singulièrement dès qu’une rupture surgit.
Souvent en plus, nous ne voyons que partiellement la situation. Une partie nous est cachée par des obstacles, ou déformée par le brouillard de la distance. En effet, le ou les décideurs ne sont pas en prise directe sur la totalité des faits, mais uniquement au travers d’autres personnes, donc en étant dépendants de leurs interprétations personnelles, et au travers de systèmes, donc avec le filtre de ce qui a été programmé dans les systèmes en question.
Donc pour qu’une décision ait une chance d’être exacte, il faut que le sujet qui prend la décision soit défini, que l’objectif soit clair et mobilisable dans un délai compatible avec la vitesse d’évolution de la situation, et que cette dernière puisse être correctement interprétée. Pour parler trivialement, "C’est pas gagné"… mais possible.
4) Le flou des conséquences : comment prévoir ?
Certaines personnes ont un sens aigu du diagnostic, et avec peu d’informations, sont capables de procéder aux bonnes inférences. Pour peu alors que l’objectif visé soit accessible, elles sont donc à même de décider en connaissance de cause. Mais est-ce si certain, car il reste à examiner la quatrième et dernière composante : l’analyse des options… et de leurs conséquences.
Car pour que la décision soit exacte, il faut que les conséquences issues de celle-ci soient conformes avec l’objectif visé et l’analyse faite. Or, comme l’a indiqué le Général Vincent Desportes dans son livre, Agir dans l’incertitude, en reprenant les propos de Clausewitz, et son "brouillard de la guerre" : "la guerre est le royaume de l'incertitude, trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l'action restant dans les brumes d'une plus ou moins grande incertitude" (5).
C’est la même chose pour toute entreprise, et encore pire : comment pouvoir prétendre modéliser tout ce qui va se passer ? Comment prévoir les conséquences de ses actes ? Comment anticiper les mouvements de la concurrence ? Comment savoir qu’elles seront les comportements des clients ? Comment avoir une vision mondiale de tous ces enchevêtrements ?
Impossible.
Voici donc ce qu’est, de fait, la situation idéale d’une prise de décision :
– Le ou les décideurs sont clairement identifiés, et savent que leurs processus conscients ne sont que la partie émergée de l’iceberg de leurs identités.
– L’objectif est connu et clair, c’est-à-dire que le ou les décideurs savent ce qu’ils visent, et l’ont dynamiquement à l’esprit.
– La situation est aussi bien que possible analysée, tout en sachant que cette analyse repose sur des lacunes multiples et des a priori non moins multiples.
– Les conséquences des choix éventuels sont évaluées, sans se perdre inutilement dans les détails, puisque la seule certitude, c’est que l’on n’a aucune chance d’anticiper réellement ce qui va se passer.
Bref, toute prise de décision est un pari sur le futur, et donc c’est en cela que j’ai dit au départ qu’elle était faussée, car l’une ou l’autre des hypothèses, et très certainement un grand nombre, se révéleront inexactes.
Est-ce à dire qu’il est illusoire et dangereux de décider, et qu’il ne faut se confier qu’au hasard ? Non, ce n’est pas du tout ce que je pense, mais il faut être conscient de ces limites, et en tirer toutes les conséquences.
(1) C’est ce que font bon nombre de joueurs de loto qui laissent le système générer pour eux le ticket de loto. Il s’agit bien d’une décision, car ils auraient pu le remplir eux-mêmes en s’inspirant d’une date de naissance, d’une plaque d’immatriculation, ou d’une séquence de chiffres quelconque.
(3) Par exemple, une étude a soumis deux équipes travaillant en atelier, à des bruits aléatoires et pénibles. Dans la première équipe, personne ne pouvait rien faire pour lutter contre ce bruit ; dans la deuxième, chacun était doté d’un bouton avec lequel il pouvait arrêter le bruit. Les résultats ont été les suivants : les membres de la première équipe ont été fortement perturbés par ces bruits, alors que ceux de la deuxième pas du tout… et pourtant aucun d’eux n’avait appuyé sur les boutons de contrôle. Comme quoi, nous supportons ce sur quoi nous pouvons agir, beaucoup mieux que ce qui nous est imposé.
(4) Voir la série d’articles que j’ai consacrés aux travaux de Stanislas Dehaene, et singulièrement les derniers portant sur le cerveau bayésien : Toute décision suppose une inférence bayésienneNous imaginons le monde avant de le vivre et Nous ne voyons pas ce que regardent nos yeux.
(5) Voir l’article que j’ai consacré à son livre : Être discipliné ne veut dire ni se taire, ni éviter les responsabilités.

(Article paru sur le Cercle Les Echos le 18 février , et sur mon blog en 5 parties entre le 30 janvier et le 6 février 2013)

TENTATION (suite)

Besoin de bouger, de faire quelque chose, n’importe quoi pour ne plus penser. Me mettre en pause. Si j’avais plus d’énergie, j’irais courir sur les quais. Mais je n’ai aucun influx. Pourquoi pas la voiture ? Rouler au hasard. Me laisser guider. Je sens les clés de contact dans ma poche, mon parking est à cinq minutes. 
Sortie sur le boulevard Saint Germain, puis les quais. Je roule le long de la Seine. Rive gauche, vers l’ouest. L’image d’Étretat et ses falaises se superpose à la Tour Eiffel que je viens de dépasser. Moins de trois heures de route. J’arriverai avant quinze heures. Horaire parfait pour une promenade. 
Une fois Versailles passée, l’autoroute se vide et j’accélère. J’aime la vitesse. Cent cinquante kilomètres-heure. Je continue à accélérer. Cent soixante. Cent quatre-vingt. Ronflement de mon six cylindres souligné par la musique minimale d’Underworld. Rythmique circulaire, pulsion corporelle et tribale. Personne devant moi. Deux cents. Deux cent vingt. Je monte un peu plus le son. Deux cent quarante. 
À cette vitesse, le monde est figé. Toutes les autres voitures sont immobiles. Habillé de métal, lancé à toute allure, je suis le seul vivant. Voyage au pays des morts. 
 Sur ma gauche, la glissière de sécurité brille. Elle guide ma trajectoire. Elle m’attire. Je pourrais m’appuyer contre elle, et la laisser me guider. Inutilité du volant. 
Je me décale un peu plus. Elle n’est plus qu’à quelques centimètres. Je la regarde. Envie de la toucher. Est-ce pour me charmer qu’elle brille autant ? Pour m’inciter à en finir, à devancer l’appel, à faire de l’instant à venir mon dernier futur ? 
Si je disparaissais maintenant, à qui manquerais-je ?

 

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

 

18 févr. 2022

TENTATION

Cent soixante, cent quatre-vingt. 
Ronflement de mon six cylindres, 
Musique minimale d’Underworld. 
Deux cents, deux cent vingt. 
 
Tout est immobile. 
Habillé de métal, 
Je suis le seul vivant. 
Voyage au pays des morts. 
 
Sur ma gauche, un rail. 
Envie de le toucher, 
De devancer l’appel, 
De vivre mon dernier futur. 
 
(poème inspiré par mon livre Par hasard et pour rien)