30 sept. 2010

LE REFUS DE L’INCERTITUDE CONDUIT À UN ÉTAT DE DÉPRESSION COLLECTIVE

Ce ne sont plus seulement les trajectoires élémentaires qui sont imprévisibles…

Dès le début de notre univers, l'incertitude était là : loi de l'entropie, relativité, trajectoires chaotiques. Mais l'incertitude se situait essentiellement au niveau élémentaire des particules : il était impossible de prévoir où quelques particules allaient se trouver et comment elles allaient se comporter. Par contre, à un niveau plus global – un gaz, un liquide, un grand nombre de particules –, on pouvait appliquer des modèles et prévoir relativement ce qui « collectivement » allait se produire.

C'est cette vision qui reste encore très présente dans l'esprit de nombre de ceux qui veulent prévoir l'évolution du monde : certes ils savent que le comportement de chacun de nous est imprévisible, mais ils pensent que, globalement, tout ceci – comme pour un gaz – va déboucher sur des systèmes modélisables, dont l'évolution est prévisible, ou, a minima, peut être mis en forme au travers de scénario assorti de probabilités.
Or il n'en est rien. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons.
D'abord parce que les mathématiques du chaos nous ont montré que des divergences élémentaires – c'est-à-dire infiniment petites – pouvaient déboucher sur des écarts macroscopiques considérables : le « collectif » ne lisse plus les écarts, mais les amplifient.
Ensuite parce que les hommes sont de plus en plus dotés d' « objets-monde » (*), c'est-à-dire d'objets qui permettent à quelques individus d'avoir des actions à longue portée et susceptibles à elles-seules d'agir à l'échelle du monde. Comme le comportement de ces agents est imprévisible, la conséquence de leurs actes l'est aussi. Or la portée de ces actes est celle du système global. Les actualités sont peuplées de tels exemples.

Ainsi devons-nous accepter le fait que ce ne sont plus seulement les trajectoires individuelles qui sont imprévisibles, mais aussi les évolutions globales du système qui le sont : des écarts locaux ne sont pas lissés, mais amplifiés ; des décisions individuelles ont des conséquences globales.

Si, comme Jean-Paul Sartre l'a écrit dans Le Diable et le Bon Dieu, on préfère le désespoir à l'incertitude, on n'est pas prêt d'espérer quoi que ce soit et on sombre dans une mélancolie et une dépression collective.
Si, à l'inverse, on comprend qu'il ne peut pas y avoir d'espoir vrai sans incertitude, car elle est l'expression de nos libertés individuelles et la garantie de l'existence de marges de manœuvre collectives, alors on est stimulée par elle et on est gagné par un optimisme collectif.
Au choix...

(*) Expression créée par Michel Serres, dans Hominescence (2001)

29 sept. 2010

SE CONFRONTER POUR RESTER ENSEMBLE CONNECTÉS AU DEHORS

Sans confrontation, l'entreprise implose ou se calcifie

« Une entreprise est faite d'une multitude d'hommes et de femmes, de fonctions, de services, de pays, de filiales… Elle est immergée dans des marchés multiformes, des réglementations multiples et des environnements changeants.
Cette capillarité de l'entreprise et cette diversité sont la richesse qui vont permettre d'appréhender le complexe et de saisir ce qui se passe et émerge. A une double condition essentielle :
- Que l'entreprise fonctionne comme un réseau interne qui vit et échange : cet échange va permettre les ajustements et la construction d'une compréhension commune. Le commun émergera alors dynamiquement de ces frottements.
- Que l'entreprise respire avec l'extérieur : nourrie par les informations sur ce qui survient, elle pourra ajuster ses interprétations et piloter son parcours en eaux troubles.

Tel est le double but : éviter d'une part l'implosion de l'entreprise, d'autre part sa calcification en un dinosaure inadapté.

Ceci rejoint la vision de François Jullien : pour lui, l'universel est souvent une forme de l'impérialisme d'une pensée, l'uniforme est appauvrissement, alors que le commun est la recherche de ce qui peut tous nous unir, tout en respectant nos différences et nos richesses individuelles : « la solution n'est pas dans le compromis, mais dans la compréhension. (…) Une telle tolérance ne peut venir que de l'intelligence partagée. (…) Chacun s'ouvre également, par intelligence, à la conception de l'autre » (*)
C'est bien de cela dont il s'agit dans la confrontation : s'ouvrir par l'intelligence à la conception de l'autre, parce que le point de vue de l'autre est complémentaire et nécessaire. Tout est aléatoire, tout est chaotique, rien ne se produit selon ce qui est prévu, donc seule une compréhension fine et commune peut amener l'entreprise à comprendre ce qui se passe, à se remettre en cause et à agir efficacement. »

(*) François Jullien, De l'Universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, p.220-221

Extrait des Mers de l'incertitude p.135-136

28 sept. 2010

NE RIEN SAVOIR À L’AVANCE POUR POUVOIR DÉCOUVRIR

Seul dans les rues de Calcutta

Voyager seul, c'est se rendre plus disponible, plus ouvert à l'endroit où l'on passe. Qu'on le veuille ou non, dès que l'on est deux, on commence à être en soi. Les autres viennent moins vous parler. Peur de déranger. Être seul, c'est comme lancer un appel, inviter l'autre à venir vous parler. Quant aux voyages en groupe, c'est un peu comme ces séjours linguistiques que bon nombre d'entre nous avons fait enfants en Angleterre : nous passions plus de temps entre Français qu'avec des Anglais !
Non seulement, j'aime voyager seul, mais j'aime me laisser glisser, sans savoir où je vais, ni ce que je vais faire ou trouver. Je n'aime pas lire à l'avance ce qu'il faut faire, ce qu'il faut voir, ce qu'il ne faut pas manquer. Je ne veux pas vivre l'histoire des autres, je veux vivre la mienne. Si je passe des heures et des jours à préparer mon voyage, je vais être ensuite à la recherche de ce que j'ai lu, je ne serai plus disponible à l'imprévu, à ce qui advient, à ce qui est réel. Certains me disent : « Oui, mais vous risquez de manquer quelque chose d'essentiel. ». Que veut dire essentiel ? Pourquoi devrais-je me conformer à un système de valeurs préétabli ?

Seul, solitaire, sans informations, je suis comme une éponge, plein d'un vide que les rencontres vont combler. Marcher sans poser de questions, éviter toute projection, juste observer, regarder, repérer l'insolite, ce que l'on ne comprend pas pour s'y arrêter, un moment, avant de reprendre son mouvement. La chanson de Gérard Manset, « Il voyage en solitaire » résonne en moi : « Il voyage en solitaire. Et nul ne l'oblige à se taire. Il chante la terre. »
Ainsi, je me laisse perdre dans les méandres de la vie, dans les aléas des rues. Vais-je tourner à droite ou à gauche ? Pousser la porte de ce café pour un thé ou une bière ? M'asseoir par terre pour rêver et regarder ce qui se passe autour ? Je ne sais pas, du moins pas à l'avance. Je regarde ce qui se passe autour de moi, essaie de ressentir vers quoi peut me conduire mon choix, j'hume les possibles instantanés.
Depuis le temps que je pratique ces navigations au jugé, j'ai appris à lire les villes, les courants, les flux d'énergie. Savoir par exemple regarder les flux des passants, interpréter leurs façons de marcher ou leurs habillements, se sentir se refroidir ou se réchauffer comme dans son jeu où l'on guide quelqu'un vers un but en lui disant : « Là, c'est froid. Là, c'est chaud. ». Simplement ici personne ne me guide à part mon inconscient. Je ne marche pas consciemment, je laisse mes émotions et mes sensations m'emmener là où elles veulent.

27 sept. 2010

« L’INTERCULTUREL N’EST PAS INSCRIT DANS NOS NEURONES. L’AUTRE, L’ÉTRANGER, EST UNE MENACE EN PUISSANCE PERMANENTE »

Nous venons seulement de sortir de la jungle

Patchwork tiré du livre de Martine Laval (*), N'écoutez pas votre cerveau.

Peut-on regarder sans déformer ?
« Notre société d'image a une médecine de prises de vues. Elle intervient quand l'événement est là, en train de se dérouler sous ses yeux, sinon elle répond aux abonnés absents. (…) Notre médecine en ce qu'elle a d'éphémère et de précipité est le reflet de nos propres pratiques et de nos exigences désordonnées, excessives, et sans cohérence globale. »
«  « Si tu comprends, les choses sont comme elles sont, si tu ne comprends pas, les choses sont comme elles sont » dit un proverbe zen. Comprendre permet d'agir à partir de ce qui est, et non à la place. »
« Manager consiste dans un premier temps à savoir mettre ses certitudes temporairement à distance, afin d'avoir accès à l'autre sans jugement, car le jugement tue l'écoute, et il ne peut y avoir de véritable communication sans écoute préalable. Puis dans un deuxième temps, il s'agit de revisiter ses a priori car ils ferment la porte aux réalités. »
« Qui nous habite ? : S'agit-il de souvenir ou de conditionnement ? (…) Un rien peut les réveiller (…) Si Marcel Proust n'avait pas fait le lien entre l'odeur merveilleuse des gâteaux de la boulangère et les madeleines que sa maman chérie cuisinait amoureusement, peut-être aurait-il fini par épouser la boulangère. »

L'autre est-il d'abord une menace ?
« L'interculturel n'est pas inscrit dans nos neurones. L'autre, l'étranger, est une menace en puissance permanente. »
« (La colère) se connecte lorsque nous avons l'impression que nos territoires réels ou symboliques sont attaqués, méprisés, convoités, ou quand nous sommes en état de manque, de désirs non assouvis et d'attentes non comblées. »
« Comment interrompre ces courses de « mammifères repus » qui connectent l'énergie de la colère pour une cause aussi triviale que celle d'être premier ? »

Sommes-nous le cancer de notre planète ?
« Notre société porte en elle tous les stigmates du cancer. La similitude de comportement entre ces cellules qui en veulent toujours plus et absorbent tout ce qu'elles trouvent, et nous qui n'arrêtons pas de consommer tout et n'importe quoi, est troublante. Biologiquement dérégulées, elles sont le miroir de nous-mêmes. Sans interventions précises, rien ne les arrête. Il en faut beaucoup pour stopper l'être humain dans ses prédations incessantes. Cette maladie, cette épidémie plutôt, nous montre par mimétisme combien nous faisons fausse route au point d'en perdre la raison. Pareil à ces cellules déréglées, l'homme apparemment civilisé, en réalité tueur en série de l'autre et de lui-même, est déjà en chemin en train de faire disparaître les éléments de la planète avant d'être éliminé à son tour avec. »

(*) Martine Laval est psychologue, consultante et coach en entreprises depuis plus de trente ans. Elle dirige et anime un cycle d'enseignement pour managers à HEC

23 sept. 2010

DE « LOST IN TRANSLATION » À « LOST IN CONNECTIONS »

Se protège-t-on vraiment en érigeant des barrières ?

Il y a quelques jours, alors que je marchais dans le forum des Halles à Paris, mon regard fut arrêté par l'aspect des projecteurs d'éclairage : ils étaient tous dotés de pics verticaux, leur donnant une allure de porcs-épics technologiques. Voilà la réponse qui a été trouvée, comme en beaucoup d'autres endroits, pour se protéger contre les pigeons.

Ceci me rappelle cette maison proche de la mienne en Provence qui, pour lutter contre les cambriolages, avait été recouverte de grilles et de portails métalliques. La solution fut effectivement efficace : la maison n'a plus jamais été cambriolée. Mais sa façade est défigurée et qui a vraiment envie de vivre à l'intérieur d'une prison ?

Bill Murray, dans le film Lost in translation, refuse de se plonger dans le Japon qui entoure son hôtel et qui, dans son esprit, l'assiège. Il s'enferme dans la double barrière de son hôtel et de sa langue pour garder à distance ce monde qui lui fait peur. Comme le projecteur, il se couvre de pics pour que personne ne vienne se poser. Comme la maison en Provence, il condamne la moindre ouverture pour n'avoir aucun contact.

Ne serait-il pas temps d'avoir une autre approche et de s'ouvrir un peu plus aux autres et aux différences ? 
Plutôt que « Lost in translation », ne serait-il pas souhaitable d'être « Lost in connections » ?

22 sept. 2010

DIRIGER ATTENTIVEMENT POUR RÉUSSIR DANS L’INCERTITUDE

Comment diriger en lâchant prise

Je reprends la publication d'extraits de mon dernier livre en abordant maintenant les questions liées à la mise en œuvre.

« Diriger différemment pour réussir, dans l'incertitude, à atteindre la mer si longuement choisie, voilà le challenge. Même si les courants de fonds sont favorables, même si on peut prendre appui sur les potentiels de situation, la route sera longue et difficile. Comment faire pour que la traversée ne tourne pas au cauchemar, ni au naufrage ? Comment diriger pour que l'entreprise ne se désagrège pas ou, à l'inverse, ne se rigidifie pas ? Comment obtenir que l'énergie collective progresse et ne s'épuise pas ?
Dans le titre de ce livre et l'avant-propos, j'ai déjà indiqué quelle était ma réponse : il faut diriger en lâchant prise. Diriger pour donner du sens et garder le cap, lâcher prise pour prendre appui sur ce qui advient et faire du voyage une expérience positive. Atteindre ce cocktail miracle de sens et de plaisir qui conduit au bonheur individuel et à l'efficacité collective.

Certes, mais concrètement qu'est-ce que cela signifie ?
- En termes de bonnes pratiques à encourager, j'en vois une centrale et essentielle : la culture de la confrontation. C'est elle qui va maintenir la cohésion interne sans tout souder en un seul bloc rigide et cassant. C'est elle qui va assurer les respirations entre le dehors et le dedans, respirations qui rendront l'entreprise capable de sentir ce qui se passe et d'en tirer parti effectivement.
- En termes d'organisation et de structure de l'entreprise, je vais recommander de la penser comme un jardin à l'anglaise, respectant les différences et laissant émerger la cohérence. L'existence de ces différences couplées avec le maintien d'un minimum de flou dans les systèmes permettra de donner vie à l'organisation.
- Enfin, en termes de comportement du dirigeant lui-même, ma réponse est de manager dans le calme et la durée, s'interdire le zapping et ne pas changer d'entreprise trop souvent. Cette stabilité du management apportera la sérénité nécessaire face aux aléas. »

Extrait des Mers de l'incertitude p.133-134

21 sept. 2010

LA BIÈRE EST LE COMMUN DE L’HISTOIRE DES HOMMES

Où que j'aille, elle est toujours au rendez-vous !

Souvent pour s'amuser les hommes qui voyagent, prennent des bières, vastes boissons amères, qui suivent, indolents compagnons de voyage, leur errance glissant d'un pays à l'autre… Désolé pour cette paraphrase maladroite d'un poème de Baudelaire, mais ces mots voyagent – parmi d'autres – avec moi, et, sans raison évidente, ils ont surgi sous mes doigts au moment de parler de la bière, ou plutôt des bières.

Je suis toujours surpris, où que j'aille, de trouver cette boisson au rendez-vous. Et pas une bière d'importation, pas un produit de luxe pour touriste en mal de terre natale, mais bien une bière locale, ou plutôt des bières locales : Afrique, Chine, Thaïlande, Inde, Mexique, USA… A chaque fois elle est là entre les mains de tout un chacun.

Étonnant. Autant les alcools ou les vins ne sont pas universels – certes le champagne ou le whiskey se trouvent un peu partout, mais ce ne sont pas des productions locales –, autant la bière l'est… comme l'eau. Finalement Jésus-Christ, sur le plan marketing, a fait une erreur lors de la Cène : il aurait dû se saisir d'une chope de bière, plutôt que d'un verre de vin… mais il est vrai que le vin rouge a plus de parenté avec le sang… Peut-être une bière rousse… Mais je m'écarte de mon propos.

Je repense aux développements faits par François Jullien sur les différences entre l'universel, l'uniforme et le commun (*) : le Coca-cola, le whiskey ou le champagne sont des biens universels, et souvent uniformes ; la bière est un bien commun, partagé par nous tous, construit par chacun de nous.

Comme quoi en partant de nos cultures multiples et diverses, nous pouvons aboutir à des valeurs communes !

(*) Voir « La solution n'est pas dans le compromis, mais dans la compréhension »

20 sept. 2010

LES DEUX FACES DE BÉNARÈS

Quand le territoire des hommes est celui de la nuit et de la fange…

Cet été, j'ai passé plusieurs semaines en Inde entre Bénarès, Calcutta, Darjeeling et Puri. Occasion de télescopages multiples entre observations, souvenirs et réflexions. Voici quelques lignes écrites à l'occasion de mon séjour à Bénarès.

Bénarès est une hydre à deux têtes, ou plutôt un lieu fait d'un yin et d'un yang où sont, juxtaposées, des vies parallèles et entremêlées. Un côté lumineux, un côté noir, entre les deux, des séries de passages…
Le côté lumière est celui du Gange et des Dieux. Le soleil omniprésent vient balayer la moindre marche, le moindre recoin. Aucune ombre, aucun arbre, aucun abri. Juste des berges en pierres, rythmées par des grands escaliers, les ghâts. Même sous la pluie de la mousson, on sent le soleil et la lumière sourdre au travers des nuages. Pas moyen de se cacher du fleuve et du regard des Dieux. Être au bord du Gange, c'est être soumis à sa puissance, son calme et sa force. Au calme du fleuve mère, répond le calme des rives. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes, femmes et enfants qui marchent, prient, chantent, méditent… et aussi se lavent ou lavent. Quelques animaux, les incontournables buffles et vaches, des chiens, mais eux non plus se déplacent en silence. On peut voir ainsi à quelques mètres de distance prier, jouer et laver. Tout cela dans la lumière et la clarté.

Le côté obscur, est celui de la rue et des hommes et de la rue. Étroite, elle se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur d'elle-même, coincée entre des maisons qui semblent vouloir l'obstruer, encapuchonnée de toiles multiples, la lumière semblant son ennemi. Elle est le règne du sale, du bruit et des heurts physiques. Les déchets humains ou animaux jonchent le sol ; la pluie, loin de tout nettoyer, transforme le sol en boue et en fait du tout, une sorte de pudding répugnant. Les bruits résonnent et se télescopent, accumulations de cris, de radio et de pots d'échappement. Pour avancer, il faut se faire son chemin, fendre la foule, bousculer celui qui ne vous laissera pas passer spontanément, prendre garde à la moto ou au vélo qui arrivent… Tel l'univers des hommes. C'est là qu'ils vivent, travaillent et « prospèrent »… dans la fange.

Ainsi à Bénarès, le côté obscur est celui des hommes, le côté lumineux celui du fleuve mère. Entre les deux, des passages multiples, des chemins étroits ou larges, parsemés de marches. Pour aller vers le côté obscur, il faut monter ; pour trouver la lumière, il faut descendre. Étrange métaphore inversée où il est facile d'aller vers la lumière, difficile de rejoindre la fange. Comme une invitation du fleuve mère à se laisser glisser vers lui, une forme d'antithèse de notre culture judéo-chrétienne qui, elle, impose l'effort pour accéder à la rédemption.
Côté lumière, côté obscur. Comme un remake de la Guerre des Étoiles et du combat des Jedis pour ne pas tomber du mauvais côté de la force, du côté obscur. Georges Lucas est-il passé par Bénarès et a-t-il influencé par ce monde dual ? Faut-il éviter de tomber du côté des hommes ? Étrange et inquiétant !

Dans le noir de la terre des hommes, me reviennent quelques phrases de Michel Serres : « Or j'ai souvent noté qu'à l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. » (*)
Ici à Bénarès, on conchie et marque son territoire sans état d'âme. Mais les marques sont tellement confuses et multiples, que l'on serait bien à mal de dire qui a fait quoi. Et comme personne ne se préoccupe de ce que fait et a fait l'autre, pas de problèmes !

(*) Le Contrat naturel de Michel Serres, Éditions François Bourin 1990, p.59