27 févr. 2012

VEUT-ON ATTENDRE QUE LA FRANCE DEVIENNE LE TIERS-MONDE DE L’EUROPE ?

La mal français est notre déficit de confiance issu de notre culte de la hiérarchie et du statut
La lecture du dernier livre de Yann Algan, cosigné avec Pierre Cahuc et André Zylberberg, La Fabrique de la défiance, devrait être prescrit à tous les candidats à l’élection présidentielle, et les apôtres du « Produire en France ». Dans ce livre, Yann Algan met l’accent, à nouveau (1), sur les dégâts causés par le manque de confiance en France, et le relie à notre culte de la hiérarchie et du statut.
Citons-en d’abord quelques extraits :
« Un Français sur cinq est insatisfait de sa vie, ce qui est dix fois plus qu’au Danemark, trois fois plus qu’en Hollande et en Belgique, deux fois plus qu’en Italie ou en Angleterre, ou encore une fois et demie plus que nos voisins allemands. Seuls les habitants des pays de l’Est et les Portugais sont plus insatisfaits. (…) En fait, les Français considèrent les inégalités comme inacceptables, car ils ont de bonnes raisons de penser qu’elles sont illégitimes ; elles proviendraient de passe-droits, de collusions d’intérêts entre les puissants, d’une reproduction sociale particulièrement forte à l’école. Ont-ils tort ? Ils ont en tout cas le sentiment que la richesse est associée au statut plus qu’au fruit du travail : 45% pensent que travailler dur n’apporte pas nécessairement le succès, contre 23% aux États-Unis. En France, on n’aime pas les riches parce qu’on considère plus souvent qu’ailleurs qu’ils le sont non grâce à leur talent ou à leur travail, mais bien grâce à leurs connivences, le plus souvent liées à leur origine sociale. »
« En France, l’enseignant professe le plus souvent au tableau ; les élèves, assis en rang, écoutent et prennent des notes. L’enseignant, vers lequel toutes les attentions sont censées converger, doit être écouté en silence. La communication entre élèves est un parasite. (…) Éduqués dans une école où nous apprenons surtout à obéir aux ordres et très peu à coopérer, nous avons besoin d’une structure envahissante pour réaliser des tâches collectives. C’est notre déficit de confiance, produit par le système scolaire, qui nous condamne à travailler dans des entreprises où nous nous sentons opprimés par des chefs omniprésents. »
« « Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. » (Kenneth Arrow, « Gifts and exchanges », Philosophy and public affairs)  (…) Ce constat n’est pas surprenant, car la confiance favorise l’efficacité des entreprises. (…) Ils sont plus réactifs, mieux à même de s’adapter à l’environnement et d’innover. Ils facilitent l’adoption de méthodes efficaces : décentralisation des décisions, organisation horizontale des relations de travail, travail en équipe, valorisation de l’esprit d’initiative et d’innovation. »
Parallèlement à la publication de ce livre, sont mises en ligne sur le site de Sciences Po, des séries de tableaux statistiques permettant à tout un chacun de prolonger sa propre réflexion.
J’en ai extrait ceux qui me semblent les plus significatifs, et que je joins en illustration à cet article.
Qu’y voit-on ?

Dans le premier groupe de questions, l’accent est mis sur le déficit en France en matière de confiance collective : nous sommes les avant-derniers en matière de travail en groupe derrière l’Irlande (quatre fois moins de travail en groupe que les Américains, deux fois que les Danois, 50% de moins que les Allemands), et de satisfaction vis-à-vis de la démocratie, cette fois derrière le Portugal (plus de deux fois moins que les Danois, les Finlandais ou les Suisses, 25% moins que les Allemands et la moyenne des Européens). Et pour la confiance dans les autres et la confiance dans la justice, seuls deux pays font pire que nous, le Portugal, et respectivement la Grèce ou l’Espagne.


Les deux autres groupes de questions ont trait au monde du travail et de l’entreprise. Je vous laisse parcourir ces données en détail, et me contenterais de mettre l’accent sur :
-        Les problèmes vis-à-vis de la hiérarchie et des relations internes à l’entreprise : les salariés français se sentent sans influence sur ce qui se passe dans les entreprises, et ne perçoivent pas de collaboration avec leur hiérarchie (deux fois moins qu’en Europe du Nord, 40% de moins qu’en Allemagne). Avec le Portugal, nous sommes les « rois » en matière de distance sociale.
-        Ceci se traduit malheureusement logiquement par une moindre coopération (nous sommes là les derniers de la classe), plus de stress (à nouveau les derniers en Europe) et une moindre satisfaction au travail (seule, l’Espagne est derrière nous).
Comment face à une telle situation, s’étonner que la production en France décline ? En effet, si nous nous ne nous faisons plus confiance,  pourquoi ferions-nous confiance aux produits français ? Et surtout, comment produire en France serait-il rentable, si les relations au travail sont à ce point dégradées ?
Comme je l’ai déjà écrit à plusieurs reprises, dans le monde de l’incertitude, la performance économique des entreprises ne dépend pas d’abord du niveau de rémunération des salariés, mais de l’efficacité de l’organisation du travail et de l’engagement individuel et collectif. Une entreprise pour être efficace doit décentraliser son mode de management, développer une culture commune alliant compréhension de l’objectif visé, confrontation locale et prise d’initiative. La solution passe par le partage, l’engagement, et la responsabilité.
Il est urgent que nous prenions conscience que le mal français est enraciné dans ce déficit de confiance, lui-même issu de notre mode d’éducation et de l’organisation pyramidale de notre société. Faute de cela, tous les discours actuels ne seront que des incantations sans lendemain.
Les discours tenus actuellement ne sont pas pour me rassurer : affirmer que l’on veut renforcer l’autorité des maîtres et le respect de la hiérarchie va à contresens ; accroître le nombre des enseignants sans rebâtir l’école autour du travail collectif et non pas individuel ne sert à rien ; croire que l’on va réindustrialiser la France en relançant une politique industrielle centralisée est aller contre la décentralisation ; diminuer les charges salariales sans améliorer l’efficacité du travail est absurde ; ne pas voir que multiplier des referendum sans confiance collective est jouer à l’apprenti-sorcier…
Prenons garde à ne pas nous réveiller quand il sera trop tard. Continuons encore un peu, laissons des analyses aussi pertinentes que celles de Yann Algan ne faire que remplir des étagères, et nous serons le Tiers-monde de l’Europe.
Ou faut-il espérer que le salut ne vienne d’une Europe fédérale dans laquelle la France serait dirigée de l’extérieur…
(1) Voir son livre précédent « La société de défiance »


24 févr. 2012

DES MOTS POUR UNE ABSENCE...

Distance…
La ballade du vendredi dans mes mots se poursuit…
Illusion
Rêver, me laisser aller,
Sentir un courant,
Qui va, qui vient,
De mon épaule à ta nuque.
Nostalgie de ta présence, 
De ton rythme,
De tes draps froissés,
De tes lèvres qui frémissent,
De ton corps qui s’abandonne,
De ton corps que je pénètre,
De ton corps qui me pénètre,
De ton souffle qui s’accélère,
De mon énergie qui devenait la tienne,
De ton énergie qui avalait la mienne…
Et sentir simplement le vent sur ma peau.

I love you, I miss you
Tu es loin, tu es proche,
Tant de kilomètres entre nous,
Et ta peau dans ma tête.
Que faire ?
Aller chercher des corps,
Ou rester immobile et rêveur,
Me laisser envahir par d’autres,
Ou par ton absence et ton souvenir ?
Trouble plaisir, 
Séparation et mémoire,
Te reconstruire comme je peux,
T'allumer quand je veux,
Tu es proche, tu es loin,
I love you, I miss you

23 févr. 2012

LE PLUS SOUVENT, UN DIRIGEANT NE SAIT PAS POURQUOI IL DÉCIDE

Le double vertige du dirigeant - Le management par émergence (2)
Donc un Dirigeant ne décide pas, ou rarement… ou plus exactement, l’essentiel des décisions sont prises dans son entreprise sans lui, et sans qu’il le sache…
Dans mon article d’hier, je finissais sur l’interrogation suivante : Et si l'émergence était aussi au cœur du management dans l’incertitude ?
Avant d’aller plus avant, sur cette idée, arrêtons-nous un plus longtemps sur la décision, et sur pourquoi elle échappe quasiment inévitablement à tout processus conscient et rationnel.
Pour cela, je vais citer un passage de mon livre, Les Mers de l’incertitude, passage qui s’intitulait « Comment se prennent les décisions dans les entreprises ? » :
« Dans une entreprise, le processus de la prise de décisions est complexe et implique :
  • La mémoire collective : à l’instar de l’individu, une entreprise a une mémoire faite des habitudes et des souvenirs, positifs comme négatifs, qui va influencer les choix. Sans s’en rendre compte, elle va écarter une solution parce qu’elle rappelle un échec passé ou parce qu’elle ne correspond à aucune des habitudes acquises, et, à l’inverse, en favoriser une qui est en phase avec sa culture ( …).
  • La multiplicité des intervenants : interviennent toute une série d’acteurs, cachés ou visibles, qui peuvent peser sur le choix des options, ainsi que tous leurs processus inconscients individuels. C’est de cet ensemble d’influences qu’émergent les quelques options sur lesquelles portera la décision consciente.
  • Les tris cachés : La Direction ne tranche que sur les options qui lui sont présentées. Or, le fait de passer du quasi infini des possibles à souvent seulement trois scenarios est un choix majeur. D’où viennent-ils ? Des décisions implicites ou explicites prises par toutes les personnes impliquées en amont.
  • La partialité de la grille de choix : Pour choisir, on s’appuie souvent sur une grille qui va hiérarchiser les scenarios. Derrière l’apparente rationalité de la méthode, le choix des critères mis dans la grille et leur pondération sont affaires de conviction et d’intuition.
De toute façon, comme avait l’habitude de dire un dirigeant d’un grand groupe international : « Si deux options semblent crédibles, pourquoi perdre son temps à choisir, autant tirer au sort. On pourra ainsi arrêter de perdre son temps à des discussions sans fin et ne créant aucune valeur. » »
Double vertige donc :
  • Un vertige « vers le bas », vers l’intérieur de l’entreprise, dans tous ces lieux, ces bureaux, ces réunions, ces coups de téléphone où des décisions sont prises quotidiennement : l’entreprise comme tout organisme vivant échange continûment avec son environnement, respire, et avance.
  • Un vertige « en soi » où tout dirigeant doit se rendre compte de l’irrationalité de ses propres choix : comme tout homme ou toute femme, il n’est conscient que de la surface de ses propres motivations, et les raisonnements qu’il construit le sont le plus souvent a posteriori, pour expliquer ou justifier une décision déjà prise.
Double vertige qui correspond à une double émergence, dans l'entreprise et en soi.
Décidément, se poser la question de l’émergence est donc centrale…  
(à suivre)

22 févr. 2012

LE PLUS SOUVENT, CE NE SONT PAS LES DIRIGEANTS QUI DÉCIDENT

La décision émerge - Le management par émergence (1)
Décider, voilà bien la responsabilité d’un dirigeant… du moins, c’est ce qu’il croît. 
Mais la plupart des décisions prises dans l’entreprise, le sont quotidiennement et sans lui… et heureusement !
Imaginez un seul instant si toutes les décisions d’une grande entreprise devaient être prises par le Directeur Général, ce serait vite l’asphyxie, et plus rien ne bougerait. Sans parler du fait qu’il ne peut pas être omniscient.
C’est déjà ce que j’indiquais dans mon livre Neuromanagement, dans lequel je mettais l’accent sur l’importance des processus inconscients, c’est-à-dire de tout ce qui se passait dans l’entreprise non seulement sans intervention de la Direction Générale, mais sans qu’elle le sache.
J’y écrivais en  conclusion :
« Dérangeant de voir que, comme l’individu, l’entreprise ne peut fonctionner efficacement que si elle est majoritairement guidée par des processus inconscients ?
Et pourtant ils sont bien là : toutes ces décisions prises au sein de l’entreprise, sans que la Direction Générale intervienne ; tous ces résultats issus directement de la façon dont elle est organisée et des systèmes existants.
Ce sont eux qui donnent à l’entreprise rapidité et souplesse : elle sait conduire sans y penser et éviter les balles que la concurrence lui lance…
Ce sont eux aussi qui permettent à la Direction Générale de se centrer sur la gestion et le management de l’imprévu : sans eux, elle n’aurait pas de temps pour inventer de nouvelles stratégies et repérer des signaux faibles porteurs de rupture.
Ce sont encore eux qui nourrissent l’innovation et la veille stratégique : ils fonctionnent comme une « tête chercheuse » permanente et sont force de proposition. »
Ainsi Diriger, c’est décider par exception, et surtout mettre en place des processus qui vont permettre à la bonne décision d’émerger.
Émerger… Tiens, voilà qu’apparaît ce verbe qui est au cœur de l’évolution de l’univers, au cœur de la naissance successive des propriétés qui le constituent, au cœur du processus d’élaboration du vivant.
Et s’il était aussi au cœur du management dans l’incertitude ?
(à suivre)

21 févr. 2012

ON NE CHANGE PAS L’ÉCONOMIE PAR INCANTATION

« On peut sauter comme un cabri en disant… »
Le 14 décembre 1965, lors d'un entretien avec Michel Droit, entre les deux tours de l'élection présidentielle, le général de Gaulle prononce sa célébrissime "petite phrase" : « On ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe ! l'Europe !... mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète, il faut prendre les choses comme elles sont. »
Aujourd’hui presque cinquante ans plus tard, quand j’entends les différents candidats à l’élection présidentielle, parler de l’économie, de l’emploi et de la croissance, j’ai vraiment l’impression que l’histoire bégaie, et j’aimerais qu’un commentateur, paraphrasant le Général de Gaulle dise : « On ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant le coût du travail ! le coût du travail ! le coût du travail !, ou les PME ! les PME ! les PME !, ou encore produire en France ! produire en France ! produire en France !… mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète, il faut prendre les choses comme elles sont. »
Alors qu’elles sont elles, et pourquoi sommes-nous dans la situation actuelle ? J’ai déjà eu l’occasion d’aborder la plupart de ses points dans différents articles, je ne vais donc ici reprendre que les points essentiels, et les compléter.
1. Le coût du travail
La performance des entreprises dépend certes du coût du travail, mais celui-ci dépend d’abord d’autres paramètres que celui de la rémunération des salariés et du temps de travail. Ce coût est d’abord fonction du niveau d’engagement individuel et collectif, de la formation et son adéquation à la mission confiée, de la compréhension de la stratégie suivie et de l’efficacité des prises d’initiatives.
Croire en 2012 que l’on va redévelopper l’économie française en abaissant la rémunération des salariés (directement ou via la diminution des charges), c’est ignorer qu’en moyenne un français gagne quatre fois plus qu’un Brésilien, neuf fois plus qu’un Chinois et vingt-sept fois plus qu’un Indien (voir Faire face à la convergence des économies mondiales), et surtout se croire encore au temps des usines taylorisées. Les entreprises occidentales n’ont plus grand chose avec celles des Temps modernes de Chaplin…
Nos hommes politiques pensent-ils réellement que l’Allemagne a plus d’emplois industriels, car le niveau de rémunération y serait plus bas ? Si c’est le cas, c’est franchement affligeant. Si ce n’est pas le cas, savent-ils que l’écart avec l’Allemagne est constant depuis 1980 et qu’il ne s’est pas aggravé (voir Le coût du travail n'explique pas l'écart avec l'Allemagne) ? Ont-ils vu que toutes les politiques menées en France que ce soit sous les présidences de Mitterrand, Chirac ou Sarkozy n’ont rien changé ? Que faut-il de plus pour leur démontrer que l’on ne s’attaque pas au vrai sujet ?
2. Les PME
Depuis 1979, chaque gouvernement a lancé une politique en faveur des PME, et qui est peu ou prou la même. Comme il se trouve que j’ai participé à la définition de celle élaborée en 1979 – j’était alors chargé de mission à la Délégation à la Petite et Moyenne Industrie – et que j’ai une bonne mémoire, je suis formel : on retrouve toujours les mêmes idées autour de la création d’entreprises, l’innovation, le financement, l’exportation, les marchés publics… (voir Faut-il que les PME financent les grandes entreprises ?)
Pourquoi donc l’application des mêmes incantations viendraient miraculeusement apporter cette fois la solution ?
Autre leitmotiv : notre déficit en entreprises de taille moyenne, notamment versus l’Allemagne. Ce constat a été fait là aussi dès les années 1970, et rien n’a changé.
Comment les hommes politiques ne voient pas que le problème de fonds en France n’est pas tant la création d’entreprises – qui, selon les années, est plus ou moins en avance ou en retard –, mais l’incapacité des petites entreprises à se développer, à grossir pour devenir d’abord moyennes, puis demain grandes ? Que c’est ce déficit qui est à l’origine du retard en innovation et à l’exportation ?
Comment imaginer que c’est en sautant comme un cabri pour dire aux grandes entreprises « Aidez-les ! Aidez-les ! Aidez-les ! », et aux banques : « Financez-les ! Financez-les ! Financez-les ! » que tout va être réglé ?
Comment ne voient-ils pas que c’est le crédit inter-entreprises qui pompe la trésorerie des PMI au profit de la distribution et des grandes entreprises, et les rend dépendantes du système financier ?
3. Produire en France
La diminution de l’emploi industriel en France est une réalité, mais elle ne s’est pas effectuée plus vite en France que dans les pays voisins. Cette évolution touche toute l’Europe,  ainsi que l’Amérique du Nord, et sensiblement à la même vitesse. Simplement en France, nous partons d’une situation plus basse que nos voisins, car l’emploi industriel y était historiquement moins développé.
Aussi cette diminution n’a rien à voir avec les 35 heures ou un handicap en matière de rémunération du travail versus nos pays voisins. Elle est le fruit d’un rééquilibrage du monde et du transfert des emplois moins qualifiés vers les pays maintenant émergés. (voir Nous n'éviterons pas la baisse de notre niveau de vie)
Elle est aussi liée à notre difficulté historique à développer l’industrie en France, ce qui provient d’une part au déficit d’entreprises moyennes évoquées ci-dessus, d’autre part du déficit de confiance. Ce déficit de confiance, clairement montré par les différentes menées par Yann Algan, se corrèle  directement avec la croissance. (voir Construire une société de confiance...)
*
*     *
Alors que faut-il faire pour passer de l’incantation à l’action ?
Pour rester dans la limite d’un court article, et éviter de me disperser, je vais me centrer sur les quatre mesures qui me semblent essentielles.
1. Apprendre collectivement à ne plus dépenser plus que nous ne gagnons.
Certains en parlent – singulièrement François Bayrou –, mais aucun n’a, me semble-t-il, vraiment mesurer la portée de l’effort à faire : nous ne vivons pas un crise, mais un transformation, et nous devons nous préparer à ce monde qui émerge (voir Non, le futur n’est pas la reproduction du passé en pire).
Croire que la croissance va revenir rapidement et que le retour au temps passé est imaginable est un contresens (voir Est-il raisonnable de continuer à déraisonner en économie ?). C’est à un effort long vers un futur meilleur qu’il faut se préparer. Ceci suppose de le dire, de l’expliquer et de faire supporter l’essentiel des efforts aux plus favorisés, en arrêtant aussi les dépenses inutiles (voir Peut-on être élu en parlant vrai ? et Sortir du double dogme de la croissance à tous prix et de la compétition)
2. Revoir les règles juridiques du transfert de propriété, avec un transfert au paiement, et non à la livraison.
C’est la différence clé avec les pays anglo-saxons, et c’est ce point de droit qui est à l’origine des abus dans les délais de paiement. L’enjeu en matière de financement est un transfert de plus de cent de milliards au profit des petites entreprises industrielles, qui ne les rendra plus dépendantes des banques, et facilitera grandement leur croissance. (voir Qui arrêtera l’hémorragie financière des PME françaises ?)
Qui seront les perdants de ce transfert ? Massivement la grande distribution et le système bancaire, c’est-à-dire des emplois qui ne peuvent pas se délocaliser, et secondairement les grandes entreprises qui ne pourront plus se financer en partie sur le dos de leurs sous-traitants.
3. Créer un label allant de "Assembler en France" à "Tout en France"
J’ai déjà présenté en détail cette idée simple dans mon article « Label France : et si Bayrou avait raison ? ». Quelle est-elle ? Elle part d’un double principe :
-        Pour tout produit manufacturé, on peut facilement mesurer la part de valeur ajoutée faite en France, si l’on ne cherche pas l’exactitude à 1% près, et si l’on demande à tout producteur de l’indiquer sur ses factures (ainsi par un effet de cascade, on aurait la part finale).
-        On crée un label avec trois niveaux : "Assemblé en France" quand la part de valeur ajoutée est comprise entre 25 et 50%, "fabriqué en France" quand elle est entre 50 et 75%, et "Tout en France" si elle est de plus de 75%.
Quel sera l’impact d’un tel label ? Cela dépendra du point suivant, c’est-à-dire de notre capacité à reconstruire une confiance entre nous et en nous. Mais comprenons que le moindre déplacement en faveur d’un tel label, favoriserait effectivement l’emploi industriel en France, même s’il n’est que d’assemblage.
Rien n’empêcherait évidemment de promouvoir aussi un tel label au plan européen.
4. Reconstruire la confiance en France entre nous et vis-à-vis de nos institutions
C’est le point majeur et le plus difficile. Il suppose de remettre à plat notre façon de vivre ensemble dans les quartiers, dans les entreprises, et plus largement en France. Elle impose de ne pas procéder par opposition et exclusion, mais par confrontation et inclusion. Elle suppose aussi de comprendre que nous sommes riches de nos différences et de nos origines multiples.
Agir sur ce point mobilisera, comme l’indique bien notamment Yann Algan, les efforts de tous. En conclusion de son dernier livre écrit avec Pierre Cahuc et André Zylberberg, « la Fabrique de la défiance », il écrit : « La confiance peut se construire dès le plus jeune âge, à l’école, par un enseignement adapté ; elle peut se développer dans l’entreprise grâce aux méthodes de travail et au dialogue social. La transparence et l’exemplarité des pouvoirs publics, l’égalité face à l’État-providence, face à l’impôt, et la vitalité de la démocratie participative constituent aussi des éléments décisifs. (…) Faut-il tout changer ? Oui. Est-ce possible ? Oui. (…) La situation est urgente, tant la perception de la corruption a augmenté au cours du dernier quinquennat. (…) Il est impossible d’avoir confiance en autrui lorsque le manque d’exemplarité des dirigeants suscite l’incivisme. Rétablir la confiance dans nos dirigeants en faisant en sorte qu’ils soient le plus exemplaires possible est la première des nécessités. »
On ne peut mieux dire.
Ce n’est pas en sautant comme des cabris et en procédant par incantation, que les candidats à l’élection présidentielle se mettent en situation de réellement remettre la France sur les rails…


20 févr. 2012

LE CHAOS NAÎT DE L’ORDRE LE PLUS SIMPLE ET LE PLUS RIGOUREUX

Comment se fait-il que les prévisions soient toujours fausses, du moins dès qu’elles ne portent pas sur l’immédiat ? Pourquoi les meilleurs experts n’arrivent-ils pas à démêler les fils de l’incertitude ?
Une des raisons essentielles – pour ne pas dire la principale – est que la quasi totalité des phénomènes de notre univers suivent ce que l’on appelle des processus chaotiques, et que, dans un processus chaotique, la moindre erreur initiale, même la plus petite, provoque des divergences non bornées.
De quoi s’agit-il ?

Tout d’abord, il n’a rien à voir avec le sens commun du mot « chaos ». Le chaos dont il s’agit ici n’est pas un état de désordre total, bien au contraire : c’est un état qui est soumis à des règles rigoureuses et précises, mais dont l’effet est de rendre imprévisible l’évolution future. Ou plus exactement, il suppose une précision infinie pour pouvoir prévoir l’évolution : dans un processus chaotique, la moindre erreur est fatale, car elle va s’amplifier, et sans que l’on puisse même la borner.


Prenons un exemple : portez un nombre au carré, multipliez le par 2, puis enlevez 1, ce qui s’écrit sous la forme suivante, 2x2-1. Simple et précis, non ? Comment imaginer que ceci peut donner naissance à un processus chaotique. C’est pourtant le cas.
Comment s’en rendre compte ? Pas compliqué : il vous suffit d’effectuer ce même calcul sur le nombre obtenu, et de le reproduire un grand nombre de fois, disons cinquante fois, pour que le résultat final soit chaotique, c’est-à-dire sensible à la moindre modification de la condition initiale.
Vous ne me croyez pas ? Eh bien, faisons le calcul ensemble. (cf. la courbe ci-jointe)
Prenons d’abord comme nombre initial 0,6. A la première itération, on obtient -0,28. A la suivante,  0,8432. Si l’on observe la série des 50 nombres obtenus, ce qui est déjà surprenant, c’est le caractère erratique des résultats. Pour ne donner que les quatre derniers : -0,99445693, 0,977889172, 0,912534467 et 0,665438307.
Faisons maintenant varier le nombre initial d’un millionième en le passant à 0,6000006, et observons ce qui se passe.
Au début, rien de bien particulier, on obtient des écarts minimes : -0,2799986 au lieu de -0,28, puis -0,8432016 au lieu de -0,8432.
Puis à partir de la seizième itération, les courbes divergent, et n’ont plus aucun rapport entre elles. Regardons les quatre dernières valeurs : 0,954941863, 0,823827922, 0,35738489, -0,744552081. Les écarts sont respectivement de 196%, 16%, 60% et 211% !
Donc une erreur initiale de un millionième a non seulement généré des écarts considérables, mais erratiques. Or tout ceci repose sur une équation à la fois précise et simple. Voilà le chaos : il combine rigueur, simplicité et aléa.
Or ces phénomènes ne sont pas des curiosités mathématiques, car notre monde est peuplé de processus chaotiques : l’hydrodynamique, l’électronique, les lasers ou l’acoustique... Bien plus, des systèmes très simples peuvent avoir un comportement chaotique non prévisible. Contrairement à ce qui semblait jusque-là une évidence, un comportement compliqué ne résulte pas forcément d’un système compliqué.
Poincaré, dès le début du vingtième siècle avait montré qu’un système composé de trois corps en interaction gravitationnelle, (comme par exemple, celui composé du Soleil, de Jupiter et de Saturne) avait en général un comportement chaotique. Dans le problème des trois corps, l’on est face à un système à neuf degrés de liberté, et on a montré plus tard que trois degrés. Il s’agit donc de systèmes extrêmement simples.
En un mot comme en cent, le chaos est partout !

Et j’entends encore des « experts » venir nous assener leurs certitudes, parce que le taux de croissance serait passé de 1,6 à 1,7 % ! Mais savent-ils seulement qu’ils sont incapables de le mesurer aussi précisément (voir Est-il raisonnable de continuer à déraisonner en économie ?), et que, en admettant qu’une évolution soit vraie, les conséquences en sont inconnues ?

Si tout cela n’était qu’un jeu de Monopoly et si tous les billes étaient sans valeur, ceci ne serait pas bien grave. Mais c’est avec les emplois et les revenus de tout un chacun qu’ils jouent…


17 févr. 2012

SOUVENIR, SOUVENIR…

Pour un peu de temps passé ensemble…
Il y a un peu plus de dix ans, j’avais écrit quelques lignes de pastiches. Le temps a passé, le hasard de mes chemins numériques m’a fait les redécouvrir, et j’ai pensé qu’ils pouvaient constituer une illustration décalée de mes vendredis…
A la manière polar (de bas niveau ............) :
Tard ou tôt, au fonds d'un bar glauque à Pigalle, plus de clients, sauf un couple assis au fonds. Lui, la quarantaine, un costume à rayures voyantes, son chapeau mou posé à côté de sa bière. Elle, la vingtaine, une petite robe largement décolletée, un petit sac rouge à côté d'un verre de cognac.
« Dis Poupée,  t'es vachement sexy ce soir.
- Et toi mon loup, t'sais que t'es beau comme camion ce soir.
- Sûr ! Je m'suis mis sur mon 31 pour venir te voir. Putain de corps que t'as ! T'es vraiment roulée à faire enrayer une mitrailleuse.
- Arrête, flatteur.
- Mon cœur, si je t'dis tout ça, c'est que depuis que je t'connais, j'suis plus le même. Plus la tête à l'ouvrage. Tiens même que l'autre soir en sautant ma gonzesse - tu sais, celle qui travaille derrière la gare du Nord -, et ben, j'y prenais plus de plaisir. Rien que pour essayer de me remettre, j'lui ai balancé quelques claques. Rien n'y a fait. J't'ai dans la peau. J'y peux rien.
- Et voilà qu'tu recommences. J't'aime bien Charlie. Vrai qu'on s'est laissé aller ensemble y a quelques mois. Vrai que quand j'te regarde, cela fait quelque chose là au milieu du ventre. Mais vrai aussi qu'j'suis pas fait pour toi. J'suis qu'une gamine, et toi t'as déjà roulé pas mal ta bosse. Faut te faire une raison.
- Raison, raison, t'as toujours ce putain de mot à la bouche. Mais on s'en fout d'la raison. Y a rien à dire : on est fait l'un pour l'autre. J'peux pas te dire pourquoi, c'est juste que j'le sens. »
Les minutes passent. D'un œil distrait, le barman les regarde. Le bar se charge progressivement d'une atmosphère électrique, comme avant un orage ou un gros casse. La tension est partout.
« C'est pas croyable, ces deux là le cinéma qu'ils se font, pense-t-il tout bas. »
Dehors le jour se pointe. L'homme se redresse, enfile son chapeau. Elle remet sa robe en place. Un dernier regard au bar et ils sont dehors. Ils vont pour se séparer, mais leurs mains se frôlent, s'arrêtent, se saisissent. Leurs corps se rapprochent, et, sous la double lumière du réverbère et de l'aube, leurs yeux plongent l'un dans l'autre.
« T'as de beaux yeux, t'sais.
- Embrasse-moi. »

A la manière Rive Gauche (si l’on veut…) :
Une heure imprécise, un lieu imprécis aux contours mal définis, deux hommes ensemble. L'un debout la vingtaine, l'autre assis la quarantaine. Ils se font face. Leurs vêtements sont banals, gris à l'image du lieu.
«  Dur, non, dit celui qui est debout.
- Oui. »
Un silence de plusieurs minutes suit, rythmé uniquement par le mouvement des cigarettes et des volutes de  fumée.
« Alors ?
- Quoi ?
- Arrête.
- Si je veux. »
Nouveau silence. Boris - c'est celui qui était debout - en s'asseyant allume une autre cigarette. La lueur du briquet permet d'apercevoir un instant son visage tendu et nerveux.
«  Impossible, dit-il en soupirant.
- Pourquoi impossible ?
- Tu le sais bien.
- Peut-être que oui, peut-être que non.
- Mais je te l'ai déjà dit, il y a un an.
- C'était il y a un an. »
Silence à nouveau.
«  Et je ne suis plus tout à fait le même, dit Robert en se relevant.
- Peut-être, mais je n'ai pas changé d'avis.
- La question n'est pas d'avoir un avis. »
Un autre silence
«  Je ne peux pas. Je ne peux pas tout simplement.
- Je comprends ou j'essaie, mais je ne l'accepte pas. Notre rencontre est trop rare. »
Encore un silence.
«  C'est fou, non ?
- Quoi.
- Notre proximité qui est tellement forte qu'elle en crée presque une distance.
- Oui. »
Toujours un silence.
« Il est temps de partir, dit Boris en se levant.
- Où ?
- Ailleurs.
- Avec moi ?
- Non sans toi.
- Mais alors qui quittes-tu, toi ou moi ?
- Tu es vraiment trop compliqué.
- Non je ne crois pas. »
En disant ces derniers mots, Robert s'est rapproché de Boris. Leurs corps ne sont plus distants que de quelques centimètres. Un geste de trop, et leurs mains se heurtent.
« J'ai besoin de toi et toi aussi, dit Robert en saisissant la main de Boris.
- Peut-être. »

16 févr. 2012

TU NE TE CONTENTERAS PLUS DE PHOTOGRAPHIER

Comment évaluer en figeant ce qui est en mouvement ?
Autre habitude dangereuse de l’évaluation : la photographie.
Résumons comment on procède classiquement pour évaluer la performance d’une entreprise ou la solidité d’un projet : en parallèle ou non d’une évaluation de la pertinence des prévisions, on cherche à savoir si l’entreprise fait juste : quelle est la qualité du marketing (études, communication, suivi concurrence…), celle de la recherche-développement (temps de développement, nombre de produits, chiffre d’affaires fait par les produits lancés depuis trois ans,…), celle du commercial (connaissance des clients, qualité de la relation, niveau de pénétration,…)... On passe ainsi en revue toutes les fonctions et on examine aussi la qualité des relations en interne.
Ce type d’approche pose une première question, celle de la fiabilité de la mesure qui permet de dire si c’est juste, oui ou non. Il faut être sûr de la pertinence du mètre étalon. Or, compte-tenu de la multiplicité des paramètres et des interactions, il n’est pas évident que l’on puisse étalonner objectivement une performance. Ceci suppose a minima que celui qui porte ce jugement a le bon niveau de professionnalisme de la pertinence et que l’observation a été suffisamment longue.
En admettant que tout a été fait selon les règles et que le mètre étalon idéal a été employé à bon escient, reste la deuxième question : si l’audit conclut à une bonne performance de l’entreprise, comment savoir si cette performance est le résultat d’un hasard, quelle sera la capacité de l’entreprise à faire face à un aléa majeur, quelle est sa réactivité,… ?
L’univers est mouvant, incertain et ouvert. Évaluer via des photographies est incomplet. N’évaluer que par des photographies est dangereux : le plus important, ce sont les dynamiques et non pas les positions statiques. La photographie n’a de sens que comme un élément parmi d’autres, et non pas comme le juge de paix. Plus l’horizon de flou est rapproché, plus il est dangereux d’évaluer au travers de photographies instantanées.

15 févr. 2012

AU SECOURS, UN PAPILLON VIENT DE BATTRE DES AILES !

Arrêtons la fable des signaux faibles !
(Extrait des Mers de l’incertitude)
Tout part des analyses faites dans les mathématiques du chaos, analyses qui montrent qu’une faible modification des conditions initiales peut provoquer une modification très sensible à terme. Pour imager ceci, on a donc dit que, pour la météo, le simple battement d’aile d’un papillon peut modifier la météo à l’autre bout du globe, voire même provoquer un cyclone.
Mais il ne s’agissait que d’une métaphore, pas d’une réalité : personne n’a dit qu’un battement d’aile de papillon allait provoquer un cyclone.
Car, dans le monde réel, il n’y a pas qu’un seul papillon susceptible de battre des ailes, il y en a des millions et qui peuvent le faire de partout et à tout moment. Et il n’y a pas que les papillons, il y a tous les autres insectes, toutes les plantes, toute la vie…
Donc une infinité de perturbations qui se produisent constamment. En conséquence, il est impossible de relier le battement d’aile d’un seul papillon avec un cyclone : comment pourrait-on isoler cela de tout ce qui se passe entre les deux ?
Ainsi je n’ai jamais entendu une quelconque météorologue, même ceux qui officient à la télévision ou à la radio, dire : « Attention, nous venons d’apprendre que tel papillon a battu des ailes à Marbella. N’allez pas dans six mois à Phuket, car un cyclone va s’y produire. » Personne ne dit une telle absurdité.
En stratégie d’entreprises, parfois oui ! Cela s’appelle la théorie des signaux faibles et s’inspire directement du battement d’ailes de papillon.
Bon nombre d’entreprises, avec l’appui de consultants spécialisés, cherchent à repérer des papillons qui ont décidé de battre des ailes différemment et en tire des conclusions sur la transformation de leurs marchés.
Or, oui, il est vrai que, comme pour la météo, une faible modification dans la situation actuelle peut provoquer une transformation à terme, mais cette transformation est imprévisible et aléatoire : trop de papillons, trop de battements, trop d’incertitudes.
Car, comment le repérer le bon papillon, celui dont le battement d’aile sera fatal ? Vous avez devant vous la planète entière avec des papillons de partout, où est le bon ?
Alors je propose une grande économie collective : arrêtons de passer son temps à chasser les papillons de signaux faibles, et préoccupons-nous un peu plus des vraies ruptures, et des cygnes noirs, ces événements improbables, mais à effet disruptif !

14 févr. 2012

COMMENT COMPRENDRE CE QUI NOUS DÉPASSE ?

Retour à des histoires de fourmis
Allongée sur un sofa, les yeux perdus dans le vide, la fourmi Z-4195 rêve aux yeux langoureux de la princesse Bala, l’inaccessible fille de sa reine. Comment l’approcher ? Comment une pauvre et anonyme ouvrière, perdue dans l’immensité de la fourmilière, pourrait bien attirer son attention ? Angoisse métaphysique, vertige qu’un psychologue va essayer de traiter. Mais que peut-il bien faire ? Comment accéder à ce qui ne l’est pas ? Il va falloir la magie du cinéma et du film FourmiZ, la force apportée par la voix de Woody Allen pour faire que l’impossible devienne réalité.
Dans la pratique, que peut bien faire une fourmi à part suivre le troupeau de ses congénères ? Elle naît dotée de certaines propriétés, ouvrière, guerrière, ou agricultrice, et devra faire avec. Surtout que comprend-elle de ce à quoi elle participe ? Toute petite pièce d’une immense colonie, dépassée par la puissance et la sophistication de la collectivité à laquelle elle appartient et qu’elle contribue à construire, est-elle consciente de ce système global ? Un petit peu ? Beaucoup ? Pas du tout ? Comment savoir ? Nous n’avons pas accès à ses pensées, si jamais elle en a, et il serait bien imprudent de s’appuyer sur celle de Z-4195 pour cela. Finalement, nous sommes comme elle, dépassés par la complexité de notre monde, et nous ne pouvons que spéculer sur l’imaginaire des fourmis.
Un jour où le soleil de Provence avait endormi mes défenses, et m’avait incité à la rêverie,  une question avait surgi à propos des fourmis qui s’agitaient à mes pieds : venaient-elles, elles aussi, pour économiser de l’énergie, de passer à l’heure d’été1 ? Question stupide, pensez-vous. Peut-être, mais, après tout, face à la puissance de leur intelligence collective, ne serait-il pas imprudent d’affirmer que la notion de temps leur est étrangère. À force de vivre à nos côtés, elles ont peut-être synchronisé leurs activités avec les nôtres, et afin d’être le plus efficace possible, changent aussi d’heure deux fois par an.
Essayez donc de me démontrer le contraire…
(1) Voir Les fourmis passent-elles à l’heure d’été ?

13 févr. 2012

TU NE POUSSERAS PLUS À L’ANOREXIE

Un autre des commandements de la « Table de la loi » de l’incertitude
Extrait des Mers de l’incertitude
Quand on évalue, on mesure la productivité. Classiquement, on met en regard les dépenses allouées et les résultats obtenus. On se pose ensuite la question de l’efficacité, et notamment celle de la diminution des coûts en supprimant ceux qui sont les moins productifs.
Ceci présente deux risques majeurs qui, l’un comme l’autre, peuvent emmener l’entreprise sur la mauvaise pente.
D’abord la mort comme résultat ultime de la règle magique des 80/20 : quoi que j’observe, je vais constater que 80 % du résultat est obtenu avec 20 % des efforts faits, et si l’on zoome sur les efforts les moins efficaces, on constate que les derniers 5 % ont un impact très faible1. Alors, arrive la question inévitable : pourquoi l’entreprise ne supprime-t-elle pas ces efforts qui ne sont pas rentables ? Imaginons maintenant que l’entreprise, suite à cette étude, arrête effectivement ces efforts. Un an plus tard, la même étude est menée, et identifie à nouveau 5 % d’efforts « inefficaces », car la loi des 80/20 continue à s’appliquer. Que fait-on ? Coupe-t-on aussi ces efforts-là ? Si oui, il n’y a aucune raison que cela s’arrête, et, on va par étapes vers le système le plus productif, le seul qui ne consomme aucune ressource inefficacement, en fait celui qui ne consomme plus du tout de ressources : la mort. C’est ce que l’on appelle aussi le « syndrome du wagon de queue » : quoi que l’on fasse, il y en aura toujours un… même si on enlève celui qui l’est actuellement. Oui, bien sûr, je simplifie et je caricature. Mais, au cours de mes vingt ans de pratique de consultant, j’ai croisé bon nombre d’entreprises qui, ayant suivi des démarches successives simplistes de productivité, avaient entamé très fortement leur processus vital et leur capacité à se développer.
Ensuite, la rigidité comme résultat de la cure d’amaigrissement : par construction, une approche classique de mesure de la productivité ne peut prendre en compte que ce qui est déjà identifié. Elle va considérer comme non productif tout ce qui ne peut pas être relié à un bénéfice connu. Or, en milieu incertain, comme je l’ai indiqué à plusieurs reprises, la survie à long terme d’une entreprise va dépendre de l’existence de ressources disponibles, de redondances et d’un flou dans les systèmes.
Aussi l’application brutale et sans discernement d’une démarche de productivité va conduire à supprimer tout ce flou et rendre l’entreprise cassante : elle est tellement tendue qu’elle ne pourra plus s’adapter. Tout est mis en ordre, il n’y a plus de désordre, et donc plus de capacité à s’adapter à un changement de l’écosystème dans lequel vit l’entreprise. Ainsi ceci peut conduire à l’anorexie, anorexie qui est une maladie, et non pas le témoin d’une performance future : l’anorexie conduit au temps de dinosaures, ces méga-entreprises vulnérables au moindre changement climatique.