9 nov. 2015

AU TEMPS DES ENTREPRISES GLOBALES

Made in world (1)
Fin de journée à Bangalore, au cœur de l’Inde du Sud : l’équipe qui travaille sur le développement d’un nouveau logiciel vibre comme une ruche. À l’autre bout de la planète, la Silicon Valley dort : dans quelques heures, une autre équipe y prendra le relais. Entre les deux, dans une tour de la Défense, la supervision veille à la bonne articulation du travail collectif.
Développée initialement pour le marché allemand, la nouvelle ligne de produits coiffants de cette entreprise de cosmétiques s’est propagée comme une déferlante dans tous les pays. Amortissement mondial des dépenses de mise au point des formules et des coûts de conception du packaging et du film publicitaire, adaptation par les équipes locales aux spécificités culturelles, voilà la recette du succès.
Deux anecdotes choisies parmi la myriade des histoires qui, quotidiennement, se déroulent dans les entreprises. Car, plus celles-ci se sont développées, plus leurs réseaux sont devenus mondiaux. Difficile de savoir aujourd’hui où un objet a été produit. Bien sûr, on peut se contenter d’identifier à quel endroit et par quelle entreprise il a été assemblé. Mais d’où viennent ses composants ? Et les machines-outils qui ont permis son élaboration ? Et les équipes de recherche-développement ? Et ceux qui ont eu l’idée de la communication ? Chaque produit, chaque service, chaque transaction fait intervenir un nombre croissant de sous-produits, sous-services, sous-transactions.
(à suivre)

6 nov. 2015

BALLET DE DOIGTS

Communiquer
A quelques mètres de moi, un petit groupe ne fait aucun bruit. Seules, leurs mains bougent. Ils sont là et ailleurs. Physiquement présents, mais dans une autre dimension. Un monde parallèle, un nouveau continent commence. Leur différence est évidente : des sourds-muets et leur langage des signes. 
Mais ne dire que cela, c’est ne rien comprendre. Comme quelqu’un qui croirait qu’il suffit de dire des mots à voix haute pour en connaître le sens, de parler une langue étrangère pour en saisir la signification. Je regarde leur ballet de doigts, chorégraphie sans cesse renouvelée, où se combinent des figures de base que, petit à petit, j’essaie d’identifier. 
Leur conversation s’anime, les gestes se font plus rapides. Est-ce leur façon d’élever la voix ? Peut-on couper la parole en signant ? A-t-on le droit de saisir les doigts de celui qui s’exprime, pour accaparer la parole ? J’assiste à une cacophonie gestuelle.
Manifestement, tous viennent de banlieue. Au mouvement de leurs épaules et au choix de leurs vêtements, c’est évident. Est-ce qu’ils signent d’une façon différente ? Ont-ils un accent avec des gestes ? Savent-ils rapper en signant ? Je suis le témoin de la langue muette du Neuf Trois. 
Je rêve du défi de reproduire la sophistication de la prose de Proust avec des doigts qui dansent. Qui pourrait en faire partager la magie en la mimant ? La subtilité du récit de ses terreurs nocturnes, ses craintes concernant Albertine, ou les fastes du bal chez la Princesse de Guermantes, sont incompatibles avec toute simplification. 
Simplifier, c’est trahir. Parler aussi. Signer encore plus. Chacun communique comme il peut…

4 nov. 2015

L’INCERTITUDE GLOBALE

Le temps de la connexion globale (2)
Au sein du bruissement planétaire, une nouvelle, un jour, a fait la une de tous les journaux : le nuage de cendres de l'Eyjafjöll. Qui aurait cru que des poussières volcaniques islandaises provoqueraient une embolie du transport aérien, entravant ainsi le bon fonctionnement de l’économie contemporaine ? Quel a été l’enchainement fatal ? Au départ, des coulées de lave dans une zone quasiment désertique. Rien d’inquiétant donc, juste une éruption volcanique banale et sans danger, puisque personne ne se trouvait sur son chemin. Puis voilà qu’une très grande quantité de cendres a pris la voie du ciel pour y former un nuage, tout cela à cause d’un peu de fonte des glaces – normal, c’est chaud la lave ! –, et de gaz volcaniques capricieux. Là, pas de chance, des vents malicieux ont poussé le nuage vers l’Europe continentale. Et, hasard des courants, il s’est trouvé juste sur le chemin des vols aériens internationaux. 
Résultat, une congestion massive du transport aérien dans un des épicentres du commerce mondial : de nombreux dirigeants bloqués, qui aux États-Unis, qui en Europe ; une embolie économique à cause d’un caillot volcanique. Alors le monde entier a tonné : ne pouvions-nous pas prévoir cette catastrophe ? Comment était-ce possible ? Comment, avec nos armoires informatiques chaque jour plus imposantes, à l’ère du Big Data, être ainsi le jouet de ce qui ne pouvait pas être une fatalité ? 
Les responsables étaient tout désignés : dirigeants politiques et haut-fonctionnaires, tous des incapables, manifestement payés à ne rien faire, et avec nos impôts en plus. Citoyens de tous pays, unissez-vous pour chasser ces nuisibles incompétents ! Car comme Pierre Simon de Laplace l’a dit au XVIIIe siècle : « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces, (…) rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux.»  En plus de deux siècles, nous avons dû progresser, non ? Tous des incompétents et des menteurs, je vous dis !
Mais au temps de la connexion globale, est-ce si sûr ? L’incertitude ne serait-elle pas un moteur incontournable ?

2 nov. 2015

AU CŒUR D’UNE IMMENSE TOILE

Le temps de la connexion globale (1)
Assis dans mon jardin en Provence, j’observe une araignée. Tapie au cœur de son immense toile, elle se repose. Elle le mérite bien, tant son travail fut long, précis et répétitif : savoir emmêler finement les fils pour que l’ensemble constitue un tout parfaitement réticulé, n’est pas un travail de débutante. Le résultat est parfait, et la toile brille dans les rayons d’un soleil estival. Elle sait que, maintenant, elle n’a plus qu’à attendre : tout insecte qui heurtera la toile, se prendra dans les mailles du piège ; immédiatement, la vibration se propagera le long des fils, et ce sera l’ensemble qui frémira, transmettant l’information en tous points. L’araignée n’aura plus qu’à se saisir de sa proie.
Mon esprit glisse de cette toile à l’écran de mon iPad : s’y enchevêtrent des informations venant des quatre coins du monde, et je suis, grâce aux réseaux sociaux, des bribes de la vie quotidienne des amis glanés à l’occasion de mes voyages. Je vibre d’émotions lointaines : ma pensée quitte la Provence, se glisse à Calcutta pour suivre les dernières productions d’un photographe, puis à Bangkok où j’apprends le projet imminent d’un périple à Sydney. J’étais en train d’admirer la construction presque achevée d’une maison à Salt Lake City, quand un message m’annonce l’arrivée prochaine d’un ami américain. Vingt ans sont passés depuis la dernière fois où nous nous sommes vus, et bientôt je marcherai avec lui le long des quais de Paris. Je me sens physiquement ici et ailleurs : présent dans mon corps qui héberge mon cerveau et assure la mobilité des mains qui pianotent sur le clavier, et immergé dans le monde distant auquel je suis connecté. Tel l’araignée, je suis blotti au creux de ma toile, nourri de ce que je ne peux ni toucher, ni voir, et qui pourtant m’émeut et m’interpelle. Sous le soleil de la Provence, je suis enrichi de mes connexions.
(à suivre)

30 oct. 2015

UNE CARTE POSTALE VIVANTE

Au bout du bout du bout...
Tout au nord du cap Corse, à la fin d’une petite route, se trouve le village de Tollare.
Juste quelques maisons – probablement d’anciennes maisons de pêcheurs –, des rochers et la mer.
L’anse du petit port forme une piscine naturelle dans laquelle des enfants jouent et plongent. Sur le côté, une échelle a été scellée dans un mur pour leur faciliter l’entrée ou la sortie.
A part eux, peu de mouvements. Juste le clapotis de l’eau et un silence presque parfait.
Plutôt que de vous entasser sur les plages voisines, allez donc vous y promener, et jouir de cette carte postale vivante.

(Photos prises en août 2015 sur la route allant à Tollare)

28 oct. 2015

NOUS SOMMES LES PREMIERS PILOTES DE NOTRE CORPS, MAIS PAS LES SEULS

Décider sans savoir pourquoi (6)
Voici maintenant un résumé extrêmement succinct de nos processus mentaux :
1. Il nous est physiquement impossible d’avoir accès aux données brutes : nous ne voyons pas, nous extrayons des informations de ce que nos yeux ont vu ; nous n’entendons pas, nous analysons ce que nos oreilles ont entendu, etc. Nous ne pouvons pas bipasser notre « Photoshop » mental.
2. Notre cerveau induit spontanément à partir de rien, ou presque rien : il fait dynamiquement des calculs de probabilités, construit des hypothèses, les teste, et après validation, s’en sert pour la prochaine itération. Il sait ainsi repérer des règles sous-jacentes, ce sans avoir besoin de les connaître a priori. Utile pour l’apprentissage de sa langue maternelle par un nouveau-né. Ce processus a lieu en amont de nos processus conscients. (1)
3. Se souvenir, c’est reconstruire et déformer : la mémoire n’archive pas un événement en un seul élément, mais en le démontant en une multitude de morceaux. Plus pratique pour le stocker et le transporter. Comme un meuble en kit : rappeler un souvenir, c’est le remonter à partir des morceaux en suivant le plan. Problème souvent il en manque un, ou il parvient abimé, ou on force trop lors du montage, ou le plan est incomplet. Bref, la mémoire n’arrête pas de se déformer, et de déformer pour se reformer.
4. L’essentiel de nos processus mentaux sont non conscients : la plupart du temps, nous ne savons ni pourquoi nous pensons ceci plutôt que cela, ni comment nous agissons. Les mécanismes qui y ont conduit, nous sont inaccessibles : nous ne pouvons que constater les effets. Cela va beaucoup plus loin que ce que vise la psychanalyse, car c’est quasiment tous nos processus cognitifs et moteurs qui sont en jeu.
5. Nous avons un cerveau intestinal et un microbiote : comme nous venons de le voir, les deux ont leur mot à dire. Bref nos gargouillis intestinaux peuvent conduire réellement à des maux de tête ! 
De tout cela, notre « Je » émerge, un « Je » doublement perméable au monde extérieur : par les évènements qui se produisent et nous heurtent ; par les bactéries qui entrent et sortent. Nous baignons dans l’écosystème du monde, et le dehors nous pénètre continûment. 
François Varela va plus loin en affirmant que le « je » et le « nous » sont indissociables, et que l’identité individuelle nait du collectif : « C'est ce que j'entends lorsque je parle d'un moi dénué de moi (nous pourrions aussi parler de moi virtuel) : une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de simples constituants locaux, qui semble avoir un centre alors qu'il n'y en a aucun, et qui est pourtant essentielle comme niveau d'interaction pour le comportement de l'ensemble. (…) D'un point de vue purement fonctionnaliste, on peut dire que « je » existe pour l’interaction avec autrui, pour créer la vie sociale. De ces articulations dérivent les propriétés émergentes de la vie sociale dont les « je » dépourvus de moi sont les constituants élémentaires. » (2)
Aussi, si nous sommes les premiers des pilotes de nos corps, nous n’en sommes pas les seuls : nous ne connaissons que la partie émergée de notre iceberg. Nous sommes et serons à tout jamais des inconnus pour nous-mêmes. Nous devons apprendre à vivre avec les terres inaccessibles qui nous habitent.
(1) Voir les cours de Stanislas Dehaene au Collège de France, et singulièrement ceux de 2012 sur le cerveau statisticien. Tous ses cours sont accessibles en ligne sur le site du Collège de France. Voir aussi tous les articles que je lui ai consacré sur ce blog
(2) Quel savoir pour l’éthique

26 oct. 2015

LES BACTÉRIES QUI NOUS HABITENT ONT LEUR MOT À DIRE

Décider sans savoir pourquoi (5)
Ils conditionnent notre capacité à plus ou moins bien transformer notre nourriture en énergie : une bactérie vient d’être identifiée qui, selon sa présence chez la souris, fait que celle-ci grossit plus ou moins ; elle dialogue avec les cellules de la paroi intestinale de la souris, et active les gènes qui déclenchent le fait de brûler des graisses. Résultat : la souris stocke plus ou moins d’énergie. Autre propriété des microbiotes : selon ses caractéristiques, nous avons des prédispositions à certaines maladies. Peut-être prochainement, pour avoir une action préventive, il suffira d’étudier la flore intestinale.
Selon les bactéries qui nous habitent, selon notre flore intestinale, notre corps fonctionne donc plus ou moins bien. Mais nos pensées ? Est-ce que notre comportement dépend de ces hordes de micro-organismes qui vivent en nous ?
Pour commencer à répondre à cette question surprenante, des tests ont été réalisés sur deux groupes de souris, les unes agressives, les autres pas : quand on échange leurs microbiotes, les calmes deviennent agressives, et réciproquement. Une preuve que le microbiote influence le cerveau. Autre exemple d’action conditionnée chez la souris avec le cas de la toxoplasma : présente au sein d’une souris, elle peut générer une attitude suicidaire en poussant la souris à se laisser approcher par des chats, et ainsi à être mangée, ce pour le seul bénéfice de la toxoplasma. En effet, celle-ci se développe mieux dans l’organisme d’un chat et a tout intérêt à ce que la souris soit mangée.
Et l’homme ? Sommes-nous aussi influencés par notre microbiote ? Difficile de répondre à cette question, car comment isoler l’effet mental d’un probiotique, surtout car il est lui-même composé d’une multitude de molécules ? Une étude publiée en mai 2013 par Kirsten Tillisch, du centre de neurobiologie du stress de Los Angeles, apporte une première réponse positive. Le test a porté sur soixante femmes auxquelles on a donné des yaourts avec ou sans probiotique. L’étude a montré que celles qui ont pris des probiotiques sont moins réactives aux images négatives et potentiellement menaçantes : on modifie des yaourts, et en conséquence, on modifie ce qui se passe dans le cerveau ! Mais attention prudence car si les effets sont certains, mais ils sont largement encore imprécis. Il est seulement possible de dire qu’une composante de notre comportement doit venir des bactéries qui nous habitent.
Nous aurions donc en quelque sorte trois cerveaux : deux en propre – un venu du fond des âges et tapi dans les méandres de notre intestin, un doté d’un néocortex qui fait de nous un homme –, et le microbiote intestinal – cent mille milliards de bactéries, depuis notre naissance, qui nous accompagnent et nous influencent. C’est de l’interaction de ces trois composantes que naissent nos décisions, et non pas seulement de ce que nous appelons notre conscience.
Qu’en aurait pensé Sigmund Freud s’il avait su que notre intestin et les bactéries qui s’y trouvent, agissaient sur nos émotions et nos choix ? A côté de la psychanalyse classique, faut-il en appeler à une psychanalyse gastrique et bactérienne ? Je ne vois pas comment arriver à les faire parler de leurs rêves. Faut-il essayer de faire allonger les bactéries sur des divans ?
(à suivre)

23 oct. 2015

MAGIE CORSE

Au pays de nulle part
La magie d’un lieu tient à peu de choses. Question d’équilibre entre des courbes, des matières et des couleurs.
Au détour d’une petite route dans la montagne corse, entre Ponte Leccia et Morosaglia, deux bergeries abandonnées sont posées au creux de douces ondulations. 
Tout autour les pentes sont raides et abruptes, mais ici la nature s’est adoucie, dessinant un havre de paix et de charme.
Les maisons faites de matériaux arrachés au sol environnant, se fondent dans le paysage.
Un peu plus loin, légèrement cachée par le maquis, une ruine les accompagne.
Des arbres s’en sont emparés, et leur feuillage habille les pierres.
Pendant de longues minutes, je suis resté là à rêver, m’imaginant passant de longues soirées, lové dans le confort de lieu…

(Photos prises en août 2015 sur la route allant à Morosaglia)

21 oct. 2015

LES BACTÉRIES QUI NOUS HABITENT OU NOTRE TROISIÈME CERVEAU

Décider sans savoir pourquoi (4)
Bref, notre identité et nos pensées ne naissent pas seulement de notre cortex, mais le cerveau intestinal y participe. Mais est-il le seul ? Non, car les bactéries présentes dans notre corps ont elles aussi leur mot à dire : notre intestin en héberge cent mille milliards, soit près de cinq cents fois plus que d’étoiles dans notre galaxie ; c’est le microcosme le plus dense avec dix fois plus que de cellules que celles de notre corps. 
Ces bactéries ne sont pas toutes des squatters de notre intestin, car certaines y travaillent pour nous : nous leur offrons le gîte et le couvert, et elles digèrent notre nourriture pour nous. Sans les deux kilos qu’elles représentent, nous ne survivrions pas.
Quand commence cette colonisation ? Dès notre naissance, c’est-à-dire dès que l’embryon quitte le milieu stérile et protégé de l’utérus de sa mère. Lors des premières minutes, les bactéries nous envahissent, et les premières occupantes contribuent à sélectionner les suivantes : nous sommes quasi immédiatement dotés d’un microbiote intestinal, c’est-à-dire d’une population de micro-organismes vivant en accord avec nous.
Aussi, en sus de l’ADN hérité de nos parents, selon les hasards de la vie, du moment et de l’endroit où nous naissons, nous sommes habités par un autre complémentaire infiniment plus vaste. Comme on peut séquencer notre ADN, c’est-à-dire avoir une photographie analytique de notre identité génétique, il est possible de séquencer celui de notre microbiote et d’analyser ses propriétés. 
Les premiers résultats ouvrent des perspectives nouvelles : on a montré que tous les microbiotes intestinaux pouvaient être classés en trois groupes principaux, appelés entérotypes ; chacun d’entre nous est donc caractérisé non plus seulement par un groupe sanguin, mais aussi par un entérotype ; plus surprenant, l’appartenance à un groupe ne dépend ni de la race, ni de l’âge, ni du sexe.
Quelles sont les conséquences de cette appartenance ? 
(à suivre)

19 oct. 2015

L’INTERACTION ENTRE NOS DEUX CERVEAUX

Décider sans savoir pourquoi (3)
On aboutit à la synthèse suivante : un cerveau entérique qui pilote la digestion, un cerveau central qui, déchargé de cette tâche essentielle mais locale, gère le complexe. Je digère en bas, je pense en haut. Entre les deux, un nerf vague relie les deux pour transmettre ce qui doit l’être.
Belle vision mécanique du fonctionnement de notre corps… mais trop simpliste et incomplète.
D’abord parce que l’interaction entre les deux ne se fait pas que par le biais des voies dites normales. Par exemple, la sérotonine qui est produite par le cerveau entérique pour piloter le processus de la digestion, est aussi un des neurotransmetteurs utilisés par notre cortex : elle joue un rôle dans le sommeil, la dépression, l’agressivité, ou le contrôle de la douleur. Aussi quand nos neurones intestinaux en produisent en excès, et qu’une partie vient se perdre dans notre sang, un peu de cette sérotonine vient influencer nos émotions : sans en être conscients, nous vivons sous l’influence de notre ventre. Nous voilà donc avoir littéralement la peur au ventre ! Comme quoi, nos mots ont anticipé ce que nous ne venons que de comprendre. Si les messages transmis par notre cerveau entérique n’atteignent pas notre conscience, ils agissent sur notre capacité à voir le monde : notre ventre contribue à notre inconscient. 
Nous découvrons aussi que le ventre et la tête partagent bon nombre de maladies. Ainsi la maladie de Parkinson et la dépression pourraient apparaître d’abord dans le cerveau intestinal. En Chine, grâce à un traitement par acupuncture abdominale, on arrive à traiter la dépression : je pique le ventre, et mes soucis s’en vont. Pourra-t-on demain faire des diagnostics préventifs en prélevant un morceau d’intestin ? Ce serait un double bénéfice : savoir plus tôt et sans avoir à faire une biopsie dangereuse du cerveau. 
Finalement, une image pertinente du fonctionnement de notre corps est de le voir comme un monde de tubes, de fluides et de tuyaux, un réseau complexe au sein duquel des informations et des messages sont continûment échangés. De ce réseau, selon des modalités qui nous dépassent et dont nous ne percevons encore que des bribes, émergent des propriétés. Telle est d’ailleurs l’approche de la médecine chinoise qui pense globalement le corps : elle le conçoit comme un ensemble de flux d’énergies reliés au reste de l’univers. En Occident, on analyse chaque élément ; en Chine, on s’intéresse au tout, aux relations entre les différentes parties du corps. 
(à suivre)