" Le chinois utilise des noms complètement différents
pour des parents que nous appelons du même nom. Par exemple, il distingue :
- frère plus âgé que moi ou frère plus jeune que
moi,
- grand-père ou grand-mère du côté du père ou du
côté de la mère,
- cinq sortes d’oncles selon qu’ils sont du côté du
père ou de la mère, plus âgés ou plus jeunes, et de la même famille génétique
ou rattachés par le mariage (un peu comme « sœur » versus « belle-sœur »)
Le terme français « belle-sœur » ne distingue pas «
la sœur de ma femme », « la femme de mon frère » ou encore « la femme du frère
de ma femme »
Cela nous empêche-t-il de penser ces distinctions ?
Ou au moins, le rend-il plus difficile ? "
(Extrait tiré du cours de Stanislas Dehaene au
Collège de France le 1er septembre 2020)
Il y a dix ans, Michel Serres nous a expliqué que perdre
notre tête et la tenir dans nos mains, n’était pas grave, mais juste la
poursuite de notre génie, celui de l’externalisation des fonctions de notre
corps.
Premier exemple donné : le marteau. Écoutons-le : « Parce
que, quand je tape sur un clou, je me fais mal à la main. Alors j'ai intérêt à
inventer un avant-bras et un poing. Ah oui, c'est un marteau ! Je prends
l'avant-bras et le poing et je tape... Vous voyez ? C'est devenu un marteau, il
y a externalisation de cet objet. ».
Autre étape, celle de l’écriture et de l’imprimerie :
« Quand on a inventé l'écriture, si quelqu'un
parlait, on pouvait prendre des notes. Donc on a perdu la mémoire qui s'est
trouvée dans l'écriture. Et puis, quand on a inventé l'imprimerie par la suite,
toute la mémoire des historiens, etc., s'est trouvée dans les livres.
Montaigne, qui est un bon philosophe sur ce sujet, a dit : "Je préfère une
tête bien faite à une tête bien pleine." La tête pleine de la mémoire
était dans les livres. (…) Une fonction corporelle, ici une fonction cognitive,
est externalisée dans un objet. »
Maintenant l’ordinateur : « Quand
j'étais jeune, j'avais un manuel de philosophie qui, au chapitre de la
connaissance, disait que la connaissance humaine comprenait trois facultés : la
mémoire, l'imagination et la raison. Il était bien entendu que ces trois
"facultés" étaient où ? Dans ma tête, dans les neurones, dans le
cerveau, le cervelet, etc., la matière blanche ou grise. Mais maintenant, la
mémoire est dans la machine, les images sont dans la machine et la raison est
dans la machine. »
Aussi à l’instar de l’évêque Saint Denis qui, au 2ème
siècle, a pu tenir à bout bras sa tête qui venait de lui être tranchée, tenons-nous
notre tête dans la main, notre ordinateur : « Demain,
il faudra appeler votre ordinateur Denis, puisque le miracle a eu lieu. Aussi
extraordinaire que soit cette histoire, elle décrit bien ce qui se passe
aujourd'hui. »
Dès
1908, bien avant la naissance des neurosciences, Henri Poincaré, mathématicien
et physicien, a mis en exergue la connexion entre inconscient et intuition, et
le mode d’interaction avec la conscience : « Ce qui frappera tout d'abord, ce sont ces
apparences d'illumination subite, signes manifestes d'un long travail
inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient dans l'invention
mathématique me paraît incontestable. (…) Tout se passe comme si l'inventeur
était un examinateur du deuxième degré qui n'aurait plus à interroger que les
candidats déclarés admissibles après une première épreuve. »
Cent
ans plus tard, Lionel Naccache poursuit et prolonge ces propos : « C’est
l’activité mentale inconsciente : multiple, riche, évanescente, sensible aux
influences conscientes. (…) L’idée géniale naît de notre inconscient si et
seulement si celui-ci est éduqué et contrôlé, au sens cognitif, par notre
effort conscient. (…) L’incubation sans effort correspondrait à une phase
durant laquelle un nombre important de « solutions » potentielles évanescentes
seraient inconsciemment représentées. »
Spinoza dans Éthique : « C’est
ainsi qu’un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en
colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. »
Haruki Murakami : « L'homme est
comme un immeuble : dans les étages, il y a sa vie, et au premier
sous-sol, les débris de sa mémoire. Au second sous-sol, ce sont des amas épars,
les arcanes de l'âme dont il faut déchiffrer les énigmes. La plupart des
écrivains s'arrêtent au premier sous-sol, mais c'est en entrant dans le second
que l'on peut essayer de retrouver la trame d'un récit. Tout se joue là. »
Dans Le Nouvel Inconscient, Lionel Naccache, neurologue et chercheur,
écrit : « Être conscient d’une représentation
mentale signifie être capable de rapporter, à soi ou à d’autres personnes, à
l’aide du langage ou de manière non verbale, le contenu de cette
représentation. (…) Tout ce dont nous avons conscience est rapportable et tout
ce que nous rapportons est conscient. »
Dans Système 1 / Système 2 :
Les deux vitesses de la pensée, Daniel
Kahneman, prix Nobel d’économie 2002, complète: « Quand nous pensons à
nous-mêmes, nous nous identifions au Système 2, le soi conscient, qui raisonne,
qui a des convictions, fait des choix et décide que penser et que faire. Bien
que le Système 2 croie être au cœur de l'action, c'est le Système 1 automatique
qui est le héros du livre. Pour moi, le Système 1 produit sans effort les
impressions et les sentiments qui sont les sources principales des convictions
explicites et des choix délibérés du Système 2. Les opérations automatiques du
Système 1 engendrent des enchaînements d'idées étonnamment complexes, mais seul
le Système 2, plus lent, peut élaborer des pensées en une série ordonnée d'étapes. ».
Le Système 1 est spontané,
c’est-à-dire involontaire et non contrôlé – rapidement et automatiquement, il
émet des jugements sur tout ce qui nous entoure –, quand le Système 2 est
réfléchi, c’est-à-dire conscient et maîtrisé – lentement et volontairement, il
analyse la situation et propose des solutions. Système 2 rime avec conscience,
et Système 1 avec inconscient, une façon d’éviter le piège tendu par ces mots
imprégnés par des années de psychanalyse.
Si je comprends bien l’idée lorsqu’il s’agit de se
souvenir d’un texte ou d’un cours de chimie, qu’en est-il de l’image visuelle d’un
ami ?
Jamais, il ne porte les mêmes vêtements. Je ne le
vois qu’en mouvement, de face ou de profil, debout ou assis. Il peut être
souriant ou renfrogné, fatigué ou détendu, pâle ou bronzé. Il est seul ou avec
d’autres proches, voire au milieu d’une foule.
Pourtant, jamais je n’hésite, et du premier coup,
je le reconnais.
Et dans le tréfonds de mes neurones, ainsi que l’a
écrit Henri Bergson dans L’énergie spirituelle, « ma conscience
me présente une image unique, ou peu s'en faut, un souvenir pratiquement
invariable de l'objet ou de la personne : preuve évidente qu'il y a eu tout
autre chose ici qu'un enregistrement mécanique. ».
Le comble de la reconstruction mémorielle serait
d’être convaincu que ce qu’a écrit Ludwig Wittgenstein dans Recherches
philosophiques est vrai : « Je me rappelle parfaitement que, quelques temps
avant ma naissance, je croyais que... ».
Est-on certain d’être toujours exempt de cette
maladie ?