Déplacer les inégalités ou les éradiquer (3)
Si nous n’y prenons pas garde, ce
sont les plus fragiles qui vont supporter la baisse relative de pouvoir d’achat,
et une paupérisation massive va se diffuser chez nous.
Alors la réduction en cours des
inégalités entre pays se traduira par le creusement des inégalités à
l’intérieur de chaque pays, la mondialisation des activités aura créé des
classes mondiales de riches et de pauvres, avec un transfert des écarts :
aux inégalités géographiques se substitueront des inégalités sociales, et tout
le bénéfice des actions entreprises dans nos pays depuis un siècle seront
gommés.
Or que constate-t-on depuis vingt
ans ? Précisément ce creusement des inégalités. Les données fournies par
François Bourguignon sont sans appel :
- Aux États-Unis, entre 1979 et
2004, le revenu des 1% les plus riches a cru de 176 %, alors que celui des 20%
les plus pauvres stagnait, et que celui des 20% suivant n’augmentait que de
17%. En moyenne le revenu de 80% des Américains n'a augmenté que de 21%... soit plus de 8 fois moins que les 1% les plus riches.
- Au sein de l’OCDE, entre 1985
et 2005, les inégalités ont fortement augmenté non seulement dans les pays
anglo-saxons, mais aussi en Allemagne, Autriche, Belgique, Italie et dans les
pays d’Europe du Nord. Les seuls pays où elles n’ont pas progressé sont la
France, la Grèce, l’Espagne, l’Ireland, l’Islande ou des pays de l’Est.
François Bourguignon s’interroge
pour savoir si ces pays où les inégalités progressent sont des éclaireurs.
Quand je vois que ce sont plutôt ceux
qui aujourd’hui résistent mieux à la crise, le futur n’est pas particulièrement
réjouissant : pour s'adapter à un monde globalisé, ces pays ont creusé les inégalités. Est-ce une fatalité ?
Autre complément
d’information : au lieu de s’intéresser à la convergence entre les
populations, il a aussi regardé si les pays globalement convergeaient,
c’est-à-dire si l’écart entre les pays les moins favorisés versus les plus
favorisés diminuait lui aussi. La réponse est cette fois inverse : alors
qu’en moyenne le niveau de vie de la population mondiale converge, ce sous
l’effet du développement essentiellement de la Chine, de l’Inde et du Brésil,
l’écart se creuse si l’on raisonne en terme de pays, ce spectaculairement
depuis vingt ans.
C’est là la traduction du retard
croissant pris par l’Afrique. Petite lueur d’espoir, mais bien fragile, la
croissance en Afrique sub-Saharienne s’est accélérée depuis 2004. Est-ce
durable ?
Bref le tableau est noir :
la réduction des inégalités géographiques s’est traduite par le développement
d’inégalités locales, et rien n’indique que ceci va s’arrêter naturellement.
Bien au contraire…
Charles-Henri Filippi, dans Les 7
péchés du capital, insiste sur la dévalorisation de la valeur travail par
« l’irruption dans le périmètre de
la division internationale du travail et de l’échange de marché de milliards
d’êtres humains qui créent aujourd’hui abondance et déflation salariales ».
Il poursuit : « pris en tenaille
être ce qui se vend sans devoir être fabriqué, et ce qui ne peut être fabriqué
sans recours à des ressources dont la valeur augmente, le travail voit sa
position s’affaisser progressivement. Mais plus définitivement encore, la
société de marché financier, qui exprime la conquête de l’économie réelle par
l’argent, fait de la richesse une résultante de la variation de prix dans
l’échange plus que la création de valeur dans la production, du mouvement plus
que de la matérialité. (…) Marx se retourne dans sa tombe : la plus-value
ne se définit plus comme du « travail non payé » mais comme du
« non-travail payé ». ».
Il parle enfin de « princes (qui) sont désormais sans peuples,
(et de) peuples sans identité ».
Autre remarque qui n’apparaît pas directement dans ces statistiques, mais qui peut venir aggraver la situation future : la mondialisation en cours, la diffusion des technologies de l’information, la montée en puissance des arbitrages financiers, et la raréfaction progressive de quelques matières premières critiques conduisent toutes à un effet de polarisation qui fait que la richesse du monde se concentre de plus en plus en quelques points ou en quelques mains.
Je ne pense pas qu’il faille se résigner à un tel diagnostic, car alors nous irions droit vers des fractures sociales extrêmement dangereuses : qui ne voit pas qu’elles conduiront à des explosions, et qu’aucune ligne Maginot ne pourra protéger demain une classe de favorisés immergés dans un monde de pauvres.