14 oct. 2009

« LE GRAND GÉNÉRAL REMPORTE DES VICTOIRES FACILES »

Patchwork tiré de « Conférence sur l'efficacité » de François Jullien

Pourquoi faut-il faire le vide et prendre du recul ?
« Passant par la Chine, j'y trouve là un point d'écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensé qui est la nôtre, en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans la vie, est de prendre du recul dans son esprit. Or la Chine nous permet ainsi de remettre à distance la pensée d'où nous venons, de rompre avec ses filiations et de l'interroger du dehors »
« De détour en retour » 
« Éclairer de biais, à partir du dehors chinois, les choix implicites, enfouis, qui ont porté la raison européenne. »

Est-ce que ce que je ne peux pas modéliser est pour autant incohérent ?
« Clausewitz, au début du XIXe siècle, Clausewitz, pensant la guerre, fait le constat de ce que la pensée (en Europe) a échoué à penser la guerre… Car modéliser, à la guerre, ne peut se faire qu'à partir d'une expérience antérieure – ce qui nous met fatalement en porte-à-faux avec le renouvellement de la situation. »
« La France a préparé en 1914 la guerre de 1870. »
« La guerre ne se passe pas finalement comme on l'avait envisagée et préparée, comme on l'avait modélisée. La question pourra donc être reformulée ainsi : la guerre, qui est cet inmodélisable, est-elle pour autant incohérente ? »

Qu'est-ce que le potentiel de situation ?
« Ces sont les notions d'une part de « situation », « configuration », « terrain », et, d'autre part, de ce que je traduirais par « potentiel de situation ». Le stratège est ainsi invité à partir de la situation, non pas d'une situation telle préalablement je la modéliserais, mais bien de cette situation-ci dans laquelle je suis engagé et au creux de laquelle je tente de repérer où se trouve le potentiel et comment l'exploiter. »
« La guerre, à chaque étape, apparaît bien toujours le produit du potentiel de situation »
« Car la pensée chinoise a pensé, non le but et l'aboutissement, mais l'intérêt ou le profit, li. Si ce profit est recherché à l'échelle du monde, il fait le sage ; à une échelle réduite, et dans un rapport antagoniste, il fait le stratège… Ils tendent à chaque fois à tirer parti de la situation, érigée en dispositif. »
« Je ne me fixe pas de but, car celui-ci serait une entrave au regard de l'évolution de la situation ; mais j'exploite une disposition »
« Il repère, détecte, à même la situation, les facteurs qui lui sont favorables, de façon à les faire croître ; en même temps qu'à faire décroître ceux qui seraient favorables à son adversaire. »
« De sorte que, quand il engage le combat, comme il a déjà gagné, les gens ne pourront que dire : c'était facile, c'était joué d'avance ; et croient qu'il est sans mérite. »
« Le grand général remporte des victoires faciles (…) car il a si bien su détecter le potentiel de situation, a si bien su favoriser les facteurs favorables, que, quand il engage enfin le combat, eh bien, oui, c'est « facile ». »

Voit-on les plantes pousser ?
« Méditer la poussée des plantes : Ni volontarisme, ni passivité ; mais, en secondant dans le processus de poussée, on tire parti des propensions à l'œuvre et les porte à leur plein régime. »
« Comme est indirect de biner au pied de la plante pour la faire pousser. »
« On ne voit pas la plante pousser. »
« La grande stratégie est sans coup d'éclat, la grande victoire ne se voit pas. »

Quelles différences entre action et transformation ?
«  Parce qu'elle est locale, momentanée, renvoyant à un Moi-sujet, l'action se démarque du cours des choses. »
« La transformation est (…) globale, (…) s'étend dans la durée – elle est progressive et continue, (…) procède discrètement par influence, (…) la transformation ne se voit pas. On ne voit que les résultats. On ne voit pas le fruit en train de murir. »
« En Chine, le contrat signé n'arrêtait pas pour autant l'évolution : le contrat demeurait en transformation. »
« Si je n'ai rien sur quoi m'appuyer, pas le moindre facteur favorable, pour me laisser porter ? Eh bien, je ne fais rien. »

13 oct. 2009

ATTENTION À LA FORCE DES MOTS

Homosexuel et PD ne sont pas des synonymes

Je n'ai pas sur ce blog pour habitude de commenter l'actualité directe, ni d'intervenir dans les polémiques en cours. Je vais faire une exception, car la polémique autour de Frédéric Mitterrand est symptomatique de l'importance des mots et des fausses interprétations qu'ils peuvent déclencher.
Pourquoi ? Parce qu'au cœur des échanges, il y a la confusion entre homosexualité et pédophilie. Or comment appelle-ton communément les homosexuels ? Des PD. Que veut-dire PD ? C'est le diminutif pour pédéraste. Pédéraste est plus fort que pédophile, puisque la terminaison « eraste » vient du verbe grecque qui veut dire aimer au sens fort, c'est-à-dire de façon amoureuse (to love en anglais), alors « phile » vient lui du verbe aimer au sens faible (to like en anglais) 


Or le mot pédéraste ne fait en aucune façon référence à l'homosexualité, c'est étymologiquement tout adulte qui est amoureux d'un enfant. Donc aussi bien un homme avec une fillette, ou une femme avec un enfant, garçon ou fille. La pédérastie ou la pédophilie ne sont en aucun cas l'apanage des homosexuels : il suffit de voir le nombre d'affaires d'incestes dans lesquelles des pères ont abusé de leur fillette pour s'en convaincre.
Alors pourquoi appeler des homosexuels des PD ? Il n'y a pas plus de raisons de les appeler ainsi que n'importe quel hétérosexuel. Essayez d'appeler ainsi un quidam quelconque et vous allez voir sa réaction… Le fait d'avoir laissé s'installer cette appellation et de ne pas s'être révolté contre en dit long de nos interprétations et de nos préjugés collectifs : à force d'entendre appeler des homosexuels des PD, nous nous attendons à ce qu'ils soient pédophiles. Or ce n'est pas le cas !
Les mots que nous employons structurent nos interprétations : nous pensons par eux, nous associons souvenirs, présent et futur au travers d'eux, nous les chargeons de notre vécu (voir «  A coup de mots, nous interprétons le monde » et « Il est impossible de se faire comprendre »)

Dans son intervention sur TF1, Frédéric Mitterrand, dans sa défense (rien que le fait que l'on en soit à parler de défense montre la portée et le danger de l'amalgame fait), a commis une autre maladresse de vocabulaire : il a parlé de garçon. Dans son vocabulaire personnel, le sens qu'il met à garçon est seulement celui de personne de sexe masculin. Malheureusement, communément, quand on parle de garçon, la plupart pense à de jeunes enfants. Ce décalage ne va rien arranger…
Enfin quant à la Thaïlande, tout personne qui y est allé – ce qui est mon cas –, aura vu que si malheureusement, le commerce du sexe y est très répandue, il concerne d'avantage celui de très jeunes filles que de jeunes garçons…
Donc faisons attention, une fois de plus, aux mots que nous employons : ils sont porteurs de sens, forment et déforment nos interprétations. Les homosexuels ne sont pas plus des PD que les hétérosexuels ne le sont. Appeler les homosexuels des PD, c'est entretenir la confusion, et cacher implicitement que la pédophilie est très largement d'abord un drame hétérosexuel.




12 oct. 2009

IL FAUT AUSSI RÉMUNÉRER LE CALCUL MENTAL

Ayons l'intelligence de ne pas limiter l'expérimentation aux seuls lycées professionnels

Une expérimentation est en cours dans plusieurs lycées professionnelles de la Région Parisienne. Elle consiste à rémunérer les classes dont les élèves seront assidus en cours.

Les media se sont fait largement l'écho de cette initiative. Les discussions ont largement porté sur la pertinence ou non de faire rentrer nos enfants si tôt dans la société marchande et de les payer pour ce que d'autres considèrent comme une chance, l'éducation.

Je ne vais pas personnellement entrer dans ce débat, mais simplement signaler que les promoteurs de cette idée devraient étendre celle-ci dans plusieurs directions, de façon à en tester vraiment la pertinence.

D'abord en direction des maternelles. Je propose que l'on teste une idée émise en son temps par Sylvie Joly. Dans ses débuts, elle avait un sketch où elle incarnait une directrice de maternelle. Par tous les moyens, elle cherchait à préparer les enfants aux aléas de la vie qui les attendait. Notamment, tous les jours, les parcours pour atteindre leur déjeuner et leur goûter changeaient et étaient semés d'embûches. Ainsi, disait-elle, les enfants apprenaient que plus tard, tout serait difficile, et qu'ils allaient devoir peiner pour gagner leur vie.
Comme souvent les humoristes savent mettre le doigt sur de vraies idées. Celle-ci permettrait de former dès le début nos enfants à lutter contre la routine et de la facilité.


Ensuite, nous avons dans les écoles une déficience dans les mathématiques et le calcul mental. Un des problèmes est le côté théorique et désincarné des calculs demandés. Ce ne sont que des stylos ou des crayons qu'il faut regrouper et compter, des baignoires qui fuient ou autres objets ésotériques. Pourquoi ne pas prendre des exemples venant de la vie quotidienne et de, là aussi, rémunérer les élèves en fonction de leur performance.
Comme les mécanismes de notre société reposent largement sur la rémunération des intermédiaires (on retrouve ce principe aussi bien dans le commerce légal qu'illégal, dans la finance et l'immobilier, dans tous les trafics locaux comme internationaux), on pourrait par exemple dire que tout élève touchera x% de la somme de tous les calculs exacts qu'il aura effectué.
On fera ainsi deux pierres d'un coup :
- Il sera incité à calculer juste, et donc à apprendre ses tables de multiplication et de division. 
- Il comprendra par lui-même un des mécanismes-clés de notre société.
Notons que l'on pourrait organiser un débat à l'Assemblée Nationale sur le bon taux de commission à accorder aux élèves. Ce serait un débat riche et passionnant en perspective.

Voilà donc deux idées simples et faciles à tester. Elles permettraient de donner une vraie ampleur à l'expérimentation. Elles sont évidemment encore à compléter, et je suis tout à fait conscient de leur côté encore trop partiel.




9 oct. 2009

NOUS AIMONS TROP LES LIVRES DE RECETTES DE CUISINE


Nous parlons de l'incertitude, mais nous ne l'intégrons que rarement dans nos actes

Imaginez que je pose la question suivante dans un sondage : « L'incertitude est-elle certaine ? ».

A coup sûr (je suis conscient du côté paradoxal d'affirmer que l'on est sûr d'une réponse à une question qui dit que l'incertitude est certaine. Si je suis logique avec ma propre question, je devrais admettre que la résultat est incertain…), un nombre très significatif répondrait « oui, évidemment ! ». Je suis même prêt à parier que, si l'échantillon est composé de dirigeants, le oui deviendra quasi-unanime : ils ont « payé » pour savoir que l'incertitude est certaine !

Maintenant si j'observe nos actes quotidiens, et singulièrement ceux des dirigeants, qu'est-ce que je vois : le refus de l'incertitude, la volonté de prévoir et encadrer, la demande de business plans détaillés, le contrôle a priori, la suppression des marges de manœuvre et des dépenses non affectées…

Nous parlons de l'incertitude, mais ce que nous aimons toujours ce sont les recettes de cuisine : quoi de plus sécurisant que de voir tout écrit, tout décrit, tout prévu. Sur un livre de cuisine, on a la photographie du résultat, la liste des ingrédients à réunir, la description de tout le mode opératoire. Et ce qui distingue un bon livre d'un autre, c'est le fait qu'il est effectivement possible et facile de suivre les indications, et que le résultat final sera bien conforme à la photographie.

Voilà le monde dont nous rêvons : un monde où tout pourrait être prévu et organisé comme dans un livre de cuisine. Ah si seulement, il y avait des recettes toutes faites pour la vie de tous les jours... Car, décidément, nous avons peur des grands espaces, du vide, de la liberté absolue.

Il faut que nous comprenions que nous ne pouvons pas comprendre ce qui va se passer… et n'en tirer aucune compréhension supplémentaire : acceptons cela, lâchons-prise et agissons en conséquence.

8 oct. 2009

AU SECOURS ! LES ASCENSEURS DISPARAISSENT EN MONTANT

Une métaphore du descenseur social ?

Assis dans le hall d'accueil de cette entreprise, j'attends mon interlocuteur. Je saisis un journal. Mon regard vagabonde et erre entre les mots du journal et le décor qui m'entoure.

Face à moi, des cages d'ascenseur. Mes yeux montent le long des colonnes de l'article et le long de celles de l'ascenseur. Et là surprise ! Au-dessus des portes d'entrée de l'ascenseur, des fenêtres : voilà des ascenseurs qui disparaissent vers le haut !
Où vont les ascenseurs quand ils montent ? Peut-être sautent-ils un étage et vont-ils directement au second étage ? Mon regard continue donc à monter. La réponse est non : au deuxième étage, à nouveau, des fenêtres. Je vois clairement au travers d'elles : il n'y a pas d'ascenseur derrière. Que se passe-t-il ? 
Peut-être suis-je dans une entreprise tellement créative qu'elle a demandé à avoir des ascenseurs courbes ? Peut-être qu'en montant, ils s'incurvent et pénètrent dans les profondeurs du bâtiment. Ou, alors n'est-ce qu'un décor, un trompe-l'œil original, l'invention d'un décorateur en mal d'idée ?
J'en suis là de mes rêveries quand une des portes de l'ascenseur s'ouvre et que deux personnes en sortent. Donc pas de doute, ce n'est pas un décor.

Je regarde un peu mieux ce qui s'affiche sur le panneau des ascenseurs et la banalité de la réponse s'impose à moi : ces ascenseurs ne montent jamais, mais descendent dans les étages inférieurs. Car ce bâtiment est trompeur : le rez-de-chaussée est certes au niveau de la chaussée, donc pas de mensonge, mais il y a des niveaux de bureau en-dessous, une sorte d'iceberg. 
Est-ce à dire que cette entreprise dispose de ressources cachées et qu'il y a là une forme de message ? Je ne sais pas. 
Ou alors est-ce une expression physique de ce descenseur social que l'on dit à l'œuvre ? Est-ce pour affirmer que l'on ne peut que descendre ? Que monter c'est s'enfoncer ?
Je ne sais pas... Comme quoi, des tréfonds quasi-métaphysiques peuvent surgir d'une banale observation.
Heureusement je suis sauvé de mes abîmes mentaux par l'arrivée de mon interlocuteur.

PS : La photo ci-jointe a été prise sur place et reproduit donc fidèlement ce que je pouvais voir.

7 oct. 2009

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

Nous sommes malades du temps (3)

Ce futur est donc mis en équation, modélisé dans des tableurs, vendu et revendu n fois à la bourse et entre financiers.
Or, c'est en fait l'incertitude qui domine, et rien n'advient comme cela a été prévu et vendu. Aussi, court-on encore plus vite pour essayer de faire coller le présent réel au présent tel qu'imaginé. 
Sinon, c'est le crash ! La crise actuelle est un peu comme un trou noir de notre espace-temps économique, comme une déchirure par laquelle s'enfuient nos espérances.
Il est donc urgent et indispensable de repenser notre relation au temps et là aussi de lâcher-prise et d'apprendre à ne pas nous laisser emporter par cette folie collective : non, un salon de coiffure ne va pas fermer s'il manque une innovation.

Tout ceci est symbolisé par l'expression « perdre du temps ». Partout autour de moi, je n'entends que cela : « Il ne faut pas que je perde mon temps », « Tu me fais perdre mon temps », « Quelle perte de temps », « Je reviens de cette réunion et j'y ai perdu mon temps »… Cette expression est sur toutes les lèvres et, au bestseller des lieux communs, elle est probablement dans le peloton de tête.
Or s'il y a une chose de sûr, c'est que le temps est une des rares choses que l'on ne peut pas perdre : vous pouvez perdre votre stylo, votre sac, l'idée que vous avez eu tout à l'heure ou même votre vie, mais votre temps non ! Pas besoin d'écrire là où on l'a rangé pour le retrouver, inutile de le mettre dans un coffre-fort pour que l'on ne vous le dérobe pas, pas de crainte à avoir en cas de cambriolage : il sera toujours là !
Proust est bien parti à sa recherche, mais il visait là le temps passé, le temps révolu, celui dans lequel nous nous noyons comme dans un brouillard. Il est allé fouiller les arcanes de ses souvenirs jusqu'à retrouver ce temps perdu.
Aujourd'hui, quand on parle de temps perdu, on parle de temps présent. 
Notre société est malade de « présentisme » : elle ne pense plus que dans l'instantané, dans l'immédiat, dans l'urgence. Mais est-ce encore de la pensée ? 
Si au moins, c'était de l'action, mais non : si l'on entend par action, capacité à entreprendre quelque chose, je crois que le plus souvent, ce n'est pas non plus de l'action, mais juste de l'agitation, de l'effervescence, de la dispersion. Les gens qui courent pensent qu'ils gagnent du temps. Mais pendant qu'ils courent, que font-ils d'autres que courir ? 


On ne gagne pas de temps, on ne perd pas de temps, on fait une chose ou une autre.
Quand je choisis de me déplacer plus lentement, comme je n'ai pas besoin de consacrer mon attention à mon déplacement, je peux profiter de ce temps pour lire, discuter ou simplement réfléchir. Qui gagne du temps ? Celui qui court ?

6 oct. 2009

NOUS VOULONS COMPRIMER LE TEMPS COMME NOUS AVONS COMPRIMÉ L’ESPACE


Nous sommes malades du temps(2)

J'en arrive à penser qu'après avoir comprimé l'espace, nous n'acceptons pas de ne pas réussir à comprimer le temps.
Depuis deux siècles, les distances physiques ont été progressivement presque supprimées. Avec la découverte de l'énergie et du moteur à explosion, l'espace physique s'est progressivement contracté. Il n'y a pas si longtemps, quitter son village était le début de l'exil, et on mourrait à une encablure de là où on était né.
Tout voyage était une aventure ; changer de continent, une exception. Aujourd'hui le transport aérien, les trains à grande vitesse et les infrastructures routières ont tout bouleversé. On ne parle plus en kilomètres mais en temps : Lyon n'est plus à 450 km de Paris, mais à deux heures. Ambivalence entre espace et temps…
Depuis vingt ans, et surtout depuis dix ans, les technologies de l'information sont venues dynamiter l'espace : les kilomètres n'existent plus et je peux parler à mon voisin numérique sans même savoir où il est.
D'ailleurs, la première question posée au téléphone est maintenant : « Tu es où ? ». L'espace physique s'est comme effondré sur lui-même, comme si nous n'occupions tous plus qu'un seul point, un seul lieu.

Inutile de demander à son correspondant : « Tu es quand ? », car tout se passe en direct. Avant, sur une lettre, il fallait spécifier la date à laquelle elle avait été écrite. Aujourd'hui l'écrit voyage à la vitesse de la lumière. Non seulement, l'espace n'existe plus, mais nous sommes tous synchrones.

A cet effondrement de la distance, à cette synchronicité de la communication, répond en écho une demande de voir le temps s'accélérer : nous supportons de moins en moins d'attendre ; nous acceptons de moins en moins que ce qui est immédiatement accessible virtuellement ne le soit pas physiquement ; nous confondons agitation et mouvement réel.
Cette évolution, je la constate tous les jours dans les entreprises. Plus elles deviennent globales (c'est-à-dire plus l'espace physique s'effondre et tend à devenir un point), plus elles ont ce rapport maladif au temps : tout est urgent ; toute personne qui ne court pas et n'est pas débordée est suspecte ; même en réunion, on doit lire ses mails et y répondre ; seul le présent et le court terme comptent…
C'est bien simple, alors que, jusqu'à ces dernières années, une grande partie de mon métier de consultant était de chercher à accélérer les processus et les changements, il est maintenant de chercher à les ralentir et à faire prendre conscience de l'inutilité de cette agitation !
Et ce n'est pas prêt de s'améliorer avec tous les produits financiers qui visent à tout anticiper et à contracter encore davantage l'espace-temps : du prêt simple aux produits d'arbitrage ; des bourses d'actions aux marchés de « future »… Nous voulons tout, tout de suite. 
Nous rêvons d'un temps construit à l'avance et qui ne serait que le déroulé de nos anticipations. Nous avons bien réussi à remodeler l'espace physique à coup d'autoroutes, d'aéroports et de fibre optique. Alors pourquoi pas le temps ?
(à suivre)

5 oct. 2009

ON CONFOND AGITATION ET PERFORMANCE

Nous sommes malades du temps (1)

« Vous comprenez, je suis obligé de courir de plus en plus, me disait-il en me coupant les cheveux. Tout va tellement vite. Si je manque une innovation, je vais perdre tous mes clients et je n'aurai plus qu'à fermer mon salon »
Je l'ai regardé interloqué : pensait-il vraiment ce qu'il était en train de me dire ? Oui visiblement, il pensait que, si son salon n'était plus à la pointe de la nouveauté, ses clients ne viendraient plus. Or il ne s'agissait pas d'un salon de haute coiffure ou extrêmement pointu. Non, c'était un salon plutôt mode, mais « normal », à proximité de la Bastille.
J'ai essayé de lui expliquer que je ne pensais pas que manquer une innovation était pour lui à ce point si critique (de quelle innovation parlions-nous d'ailleurs ? Un shampooing de plus ? Une nouvelle coloration ? Un ciseau révolutionnaire ?). Prenant mon cas en exemple, je lui indiquais que je venais simplement à cause de la qualité de l'accueil et de la coupe, et pas d'une innovation quelconque.
Il me fut impossible de le convaincre. Décidément, si même le propriétaire d'un salon de coiffure a peur que tout s'effondre aussi vite, nous sommes bien tous malades du temps.

Malades du temps. Partout, tout autour de moi, je ne vois que des gens en train de courir. Les directions enchaînent plan d'action sur plan d'action, et ne voit pas qu'à force de mouvement brownien, elles ne bougent pas et que rien ne se transforme : elles sont comme ces athlètes qui courent de plus en plus vite sur le stade, et passent de plus en vite au même endroit, elles tournent en rond. 
Cette agitation ne concerne pas que les directions, mais s'est propagée à l'intérieur des entreprises : partout, on sent une activité trépidante. Pas un bureau vide, pas une tête songeuse, personne ne traine devant la machine à café. Dès que l'on marche dans un couloir, on est bousculé par des gens qui courent en tous sens, les bras chargés de dossiers. En réunion, chacun a son blackberry et répond immédiatement au moindre message. Dès 8 heures le matin, l'effervescence commence et elle va durer jusqu'à 20 heures, voire au-delà.
Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Or souvent cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression…


La crise actuelle n'arrange rien, bien au contraire. Au lieu de se rendre compte que c'est parce que l'on a trop couru que l'on n'a pas vu les signes annonçant la crise, on court encore davantage. Le stress et la crainte pour la survie ne sont pas toujours de bons conseillers : la peur de mal faire et d'être distancé déclenchent des réflexes issus de nos cerveaux reptiliens.
Dernièrement, j'ai entendu à la radio une journaliste vedette, un de ceux qui enchaînent émission sur émission, dire : « Entre mon rôle de rédacteur en chef de mon journal et éditorialiste, et toutes les émissions auxquelles je participe, c'est bien simple, je n'ai plus cinq minutes de libre pour m'arrêter ». Il disait cela comme la preuve de sa performance et de son importance. Son interlocuteur en sembla d'ailleurs impressionné. En moi-même, je pensais : « Mais quand réfléchit-il ? Comment peut-il vraiment faire son métier d'éditorialiste et de journaliste en courant tout le temps de la sorte ? ».
(à suivre)

3 oct. 2009

AVEC LE TEMPS

En introduction d'une suite de trois articles à venir sur le temps, la chanson magique de Léo Ferré

1 oct. 2009

UNE QUESTION « SIMPLE » : QUI DÉCIDE ?

Répondre pour aujourd'hui est difficile, répondre pour demain est impossible


Supposons d'abord que nous sommes face au cas le plus simple : je suis seul à décider. Dans ce cas limite et un peu théorique, nous savons donc répondre à la question « qui décide ? ». La réponse est moi.

Certes, mais ma décision va reposer sur une interprétation, interprétation fonction de ma mémoire, de mon histoire et de ma perception de la situation. Comme mémoire et histoire se recomposent sans cesse, mon identité change continûment et de façon imprévisible : je ne peux pas savoir qui je serai vraiment demain, du moins pas assez précisément pour en déduire ce que je déciderai.

Ainsi ce « moi » qui décide n'est pas constant et est en évolution : je ne sais plus vraiment qui j'étais car ma mémoire fluctue, je ne sais pas vraiment qui je serai car cela dépendra ce qui va m'arriver. Donc si je peux éventuellement savoir qui est en train de décider en ce moment, je ne peux pas répondre pour dans quelques mois ou années.

Mais la plupart du temps, une décision est un processus collectif. C'est toujours le cas en entreprise : même quand la décision finale ne repose que sur une personne, elle a été préparée et orientée par le travail des autres.

Les incertitudes existant sur une décision individuelle sont alors considérablement amplifiées :
- Qui a participé, participe ou participera à la décision ?
- Comment identifier et pondérer toutes les parties prenantes ?
- Faut-il se limiter au périmètre stricto-sensu de l'entreprise, ou prendre en compte ceux qui, dans son environnement, peuvent intervenir : financiers, clients, régulateurs… ?
- Quels sont les impacts de l'histoire et de la culture collectives ?
- …
Il est extrêmement difficile de répondre à ces questions pour une décision en train de se prendre. C'est impossible de façon prévisionnelle : pensez à votre entreprise et essayez de savoir comment seront prises telle ou telle décision dans un mois ou trois mois. Vous ne pouvez pas répondre précisément. C'est évidemment pire à un an ou trois ans.

Comment donc savoir ce qu'une entreprise va décider à l'avance, si on n'est déjà pas capable de répondre à cette question : qui va décider ?

30 sept. 2009

LA DÉCISION EST-ELLE UN PROCESSUS LOGIQUE ?

Les ressorts cachés
Pendant longtemps, Treca s'est interdit de commercialiser un seul matelas en latex. 
Pour cette entreprise, une des leaders dans le domaine du matelas, sorti du ressort, pas de salut. Certes, elle était en position de force sur ce segment, mais celui du latex se développait. Imperméable à toute logique, sa Direction refusait même d'en discuter. 
Pourquoi une telle obstination ? Parce que cela touchait implicitement à l'identité de l'entreprise. En effet, que veut dire Treca ? Treca est un raccourci pour « Tréfileries Câbleries » : l'entreprise était née autour de son activité de tréfilerie. Aussi le ressort n'était pas seulement un objet pour assurer le confort, c'était la raison d'être de l'entreprise, la justification de son nom. 
S'autoriser à étudier le marché du latex s'était risquer d'abandonner un jour le ressort, prendre le risque de perdre son identité, tuer le père en quelque sorte.



Au milieu des années 80, j'étais à la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale, au sein de l'équipe en charge de veiller à une meilleure répartition géographique des emplois en France. Une des questions centrales était : pourquoi une entreprise décide-t-elle de localiser là plutôt qu'ailleurs un nouveau projet ? 
Au-delà des critères logiques et connus comme la qualité de la main d'œuvre locale, la desserte en transport ou le coût total, nous avions identifié un critère caché et souvent déterminant : la localisation de la résidence secondaire du ou des décideurs. 
Que se passait-il ? Comme l'analyse des localisations possibles conduisait la plupart du temps à plusieurs options, le choix final allait dépendre de la grille de choix et de la pondération entre les différents critères. Or cette grille et cette pondération étaient très largement subjectives et ne pouvaient être déduites d'aucun manuel de management. A ce moment-là, le ou les dirigeants concernés repensaient qu'eux-mêmes, auraient à aller dans cette usine, et que, si elle n'était pas trop loin de leurs maisons de campagne, ce serait quand même pratique. Sans forcément s'en rendre compte, ils influaient en ce sens au moment du choix.
A son arrivée à la tête de cette grande entreprise, ce dirigeant expérimenté avait eu pour la première fois de sa carrière à faire face à un nouveau secteur d'activités : les enjeux technologiques étaient complexes, le jeu concurrentiel mouvant, le rythme des innovations très particulier, la logique qui en résultait difficile à appréhender. 
Rapidement, il avait été perdu, mais, convaincu de son aura personnelle et dopé par la longue histoire de ses succès, il n'en avait parlé à personne. Il avait cherché à apprendre le plus vite possible toutes ces nouvelles règles du jeu, mais il gardait la nostalgie du secteur qu'il venait de quitter, un peu comme on regrette une terre natale. 
Heureusement, son entreprise était prospère et avait à choisir un nouveau domaine d'activités. Une évidence s'imposa à lui : le secteur qu'il avait quitté, celui qu'il connaissait si bien, était le bon. Une étude stratégique après, la décision était prise : son entreprise allait s'y développer. 
Cette décision étonna bon nombre d'analystes, car le lien entre ce nouveau domaine et les activités historiques de l'entreprise n'était pas évident. Mais la signature apposée au bas de l'étude stratégique était tellement convaincante, la force de conviction du dirigeant tellement grande que personne ne dit rien, et la décision fut prise.

Une entreprise qui ne peut pas décider parce qu'elle a peur pour son identité, une autre qui choisit une implantation parce que la résidence secondaire d'un des décideurs est proche, une troisième qui se lance dans un nouveau secteur parce que son dirigeant en vient. Décidément, la décision ne se prend pas de façon aussi logique qu'on ne le croît souvent.

29 sept. 2009

L’UNIVERS EST UN PIÈTRE JOUEUR DE BONNETEAU


Quand une particule est à deux endroits à la fois

Vous connaissez le jeu du bonneteau. Le principe en est simple : il s'agit d'essayer de deviner où se trouve un objet, dans quelle main ou sous quel gobelet. Tout l'art du manipulateur est de vous distraire en vous faisant suivre la mauvaise main ou le mauvais gobelet. Sans parler des tricheries possibles.

Maintenant je vous demande de suivre une particule élémentaire. Vous soulevez le gobelet de gauche, elle y est. Mais si vous aviez soulevé le gobelet de droite, vous l'auriez trouvé aussi. Et sous le gobelet du milieu également. En fait, il suffit que vous souleviez un gobelet pour qu'elle y soit et qu'elle ne soit pas sous les autres. Mais tant que vous n'avez soulevé aucun des gobelets, elle est sous les trois.

Ainsi si vous jouiez au bonneteau contre l'univers, vous seriez assuré de gagner : quel que soit votre choix, ce serait le bon. L'univers est un joueur de bonneteau qui perd à coup sûr !

Mais là où il se rattrape, c'est que si maintenant vous voulez faire une nouvelle partie avec la même particule, vous ne pourrez jamais avec certitude retrouver la particule initiale. Est-ce la même, est-ce une autre ? Vous ne saurez jamais.

Michel Bitbol développe l'histoire suivante : imaginez que l'on définisse Richard Nixon comme le vainqueur des élections présidentielles américaines de 1968. Que se passe-t-il si le résultat change ? Richard Nixon devient-il quelqu'un d'autre ? Mais s'il n'avait pas gagné, nous saurions ce qui se serait passé et nous aurions une continuité de l'histoire. Nous serions donc alors capables de savoir où se trouve le vrai Nixon. Il suffirait de remonter jusqu'à l'acte de naissance. Pour une particule, si l'on veut rembobiner le temps en arrière, pas de chances : il n'y a pas une seule trajectoire possible, mais une infinité. Comment savoir laquelle est la bonne et d'où venait la particule ? Impossible de répondre avec certitude, impossible de savoir où elle était.

Ainsi si Richard Nixon était une particule, je ne pourrais jamais le définir autrement qu'à partir d'un événement précis comme par exemple son élection, et pas comme celui qui a suivi tel ou tel parcours historique. Et si je le définis comme cela, comme je n'ai aucun moyen de modifier a posteriori le passé, je n'ai aucun risque d'erreur : puisque c'est Richard Nixon qui a gagné l'élection, aucune autre particule ne peut les gagner à sa place. Une fois le gobelet soulevé, l'objet est sous le gobelet et seulement lui.

Continuons à jouer à bonneteau. Comme vous voulez comprendre comment tout cela est possible, vous demandez au maître du jeu de rejouer exactement la même partie. L'Univers vous regarde et répond : « Désolé, je ne rejoue jamais deux fois de suite la même partie. Tout est beaucoup trop complexe, tout bouge. Je peux jouer sans fin, mais rejouer à l'identique jamais. » Dommage donc : rien n'est reproductible.

Maintenant comme vous vous fatiguez de vouloir suivre les particules une par une, vous vous intéressez au suivi global d'un grand nombre de particules. Au lieu de jouer au bonneteau avec une particule, vous suivez un faisceau lumineux. Là plus de problème, vous retrouvez le monde qui vous est familier : la lumière ne peut pas être à deux endroits à la fois ; si vous éteignez et que vous rallumez, vous pouvez reproduire le résultat.

Tout va mieux, votre gueule de bois quantique se dissipe un peu. Il vous reste quand même un arrière-goût. Comme une inquiétude. Mais vous savez que la mécanique quantique ne concerne que les particules élémentaires, alors pourquoi s'inquiéter, n'est-ce pas ?

28 sept. 2009

NE PLUS PRÉVOIR À COUP DE TABLEURS EXCEL

Halte au chamanisme Microsoft

Résumons les principes de la prévision grâce aux tableurs excel :
1. Vous mettez dans un grand tableur les données de dernières années. Ce tableur reprend toutes les données accessibles (volume produit et vendu, chiffres d'affaires, marges à différents niveaux, rentabilité des capitaux…), ce pour chaque unité composant l'entreprise (filiales, régions, lignes de produits). Plus vous avez de détails et d'historique, plus vous êtes satisfaits.
2. Vous analysez toutes ces données grâce à toutes les techniques de modélisation en votre possession pour trouver les lois sous-jacentes qui relient ces nombres entre eux : interdépendance entre les unités, interdépendance entre les données, évolution dans le temps. Au besoin vous êtes quelques analyses de régression, et autres astuces venant de la boîte à outils des statistiques.
3. Grâce à ces lois trouvées, vous projetez la situation actuelle dans le futur à l'horizon visé (3 ans, 5 ans, 10 ans). Ceci vous donne non seulement la valeur à cet horizon, mais définit l'intervalle de confiance à 95%, c'est-à-dire qu'il y a 95% de chances que la valeur réelle soit à l'intérieur de cet intervalle. Vous jetez quand même un œil sur les résultats pour vérifier que vous n'arrivez pas à des « aberrations ». Si vous en trouvez, vous modifiez un peu les lois jusqu'à faire disparaître ces anomalies.
4. Vous faites des tests de sensibilité en faisant varier les hypothèses clés qui sous-tendent les lois appliquées. Compte-tenu de votre expérience, vous appliquez une déformation de +/- 20%, 30%, 40%. Aucune règle précise.
5. Vous savez alors non seulement quelle sera la situation la plus probable à 3, 5 ou 10 ans, mais vous aurez des scénarios l'encadrant.
Quel est le problème de cette approche ? Il peut être résumé brutalement : cette méthode est fausse et dangereuse. Fausse, car contrairement à ce qui est affirmé la situation anticipée ne correspond pas du tout à la situation la plus probable et les scénarios n'encadrent pas non plus le possible. Dangereuse car elle fait croire à la Direction qu'elle a balisé le futur.

Pourquoi est-elle fausse ?

Parce que l'on est incapable de modéliser réellement comment fonctionne la situation actuelle et de tenir compte de toutes les interdépendances. Au mieux, on aura une vision très approximative et loin de l'exactitude.
Parce que la projection de la situation actuelle vers le futur suppose que ce qui a sous-tendu l'évolution passée sera vrai dans le futur, ce qui reste à démontrer. Au mieux, il y aura de faibles déformations. Au pire, tout sera changé.
Parce que, si, dans le futur, les lois passées restaient encore valables, comme les évolutions complexes sont régies par des lois de type chaotique, les approximations sur la situation initiale et sur l'évolution des lois rendent vain l'exercice de prévision, au-delà du très court terme.
Tout ce temps passé à constituer ces fausses prévisions est autant de temps que l'on ne passe pas à observer attentivement la situation actuelle et à réfléchir vraiment sur le futur.

Pire, une fois ces tableaux remplis, quelques mois plus tard, on risque d'oublier comment on les a constitués, ainsi que toutes les erreurs et approximations qui ont été faites. Il ne restera plus que les chiffres annoncés, chiffres qui seront devenus la vision du futur.

Parfois ces chiffres se retrouvent ensuite dans les budgets des années à venir : on va évaluer la performance d'une unité ou d'un manager sur sa capacité à respecter des prévisions, alors que celles-ci sont sans valeur réelle. On entendra à l'occasion d'un comité de direction : « Tout va bien, nous sommes en avance sur nos prévisions. » Ce qui se passe dans le monde réel n'a plus finalement tellement d'importance : l'entreprise s'enferme progressivement dans la virtualité du monde qu'elle s'est construite et qu'elle a imaginé.

Arrêtons donc le plus vite possible ce mode d'approche.

25 sept. 2009

MALGRÉ TOUT, ON ARRIVE QUAND MÊME À SE COMPRENDRE… PARFOIS


La compréhension émerge (suite)

Plus ma mémoire est riche, plus j'ai le souvenir de mes interprétations passés, plus le nombre d'interactions possibles entre tous ces souvenirs et le présent tel que perçu est grand, plus ma compréhension pour être riche. Ainsi elle se construit progressivement au cours de la vie et se sophistique de plus en plus. A tel point que, face à certaines situations, nous savons avoir compris.

Le plus souvent, il ne suffit pas de comprendre soi-même, mais il faut faire partager cette compréhension à un tiers.

Pas facile, quand cette compréhension a émergé et n'est pas le résultat d'un raisonnement simple. Si comprendre se résumait toujours à « Je comprends pourquoi 0+0=0 », ce ne serait pas trop compliqué à expliquer (Quoique… Essayez d'expliquer simplement à quelqu'un pourquoi 0+0 = 0…). Mais ce que nous avons à comprendre est toujours plus complexe.

Souvenir de ce dirigeant pour lequel je travaillais et qui m'avait posé la question suivante : « Pouvez-vous me préciser pourquoi vous voyez cette évolution pour notre marché ? ». 
Comment répondre à cette question ? Comment expliquer d'où me venait la compréhension de la situation et la conviction qui s'en est dégagée ? Un seul moyen : avoir compris que je ne comprends pas « logiquement », mais par « émergence » et l'avouer à mon interlocuteur.
« Je sens que vous avez envie que je vous démontre la solidité de ce que je viens de vous dire, lui répondis-je. L'idéal serait un bon enchaînement logique qui, à partir d'une analyse de la situation actuelle, de prévisions de marché et des actions des concurrents, montrerait ce qui va arriver. C'est bien cela ?
- Oui, vous formulez plus précisément ma pensée, mais c'est bien ce que j'attends de vous.
- Désolé, mais cela ne va pas être possible. Par contre, ce que je peux faire, c'est vous exposer l'ensemble des faits que j'ai réunis, sur votre position actuelle, sur des futurs possibles, sur des hypothèses d'actions des concurrents, sur l'évolution de la société en général. Puis tâcher de vous faire percevoir comment j'en suis arrivé à la conviction que je viens de vous exprimer, il y a quelques minutes. Mais cela reste une conviction, et non pas une certitude. »


Comment alors arriver à bâtir ces compréhensions communes qui vont être indispensables au moment de l'action ? Pas de recettes miracles malheureusement. Quelques conseils simplement :
-    Savoir que la compréhension commune est un but indispensable à atteindre et en même temps illusoire,
-    Toujours faire partager les faits de base sur lesquels repose sa compréhension : c'est le seul moyen d'espérer une compréhension commune émerge.
-    Se confronter sur l'analyse de ces faits pour synchroniser au mieux les interprétations 
Malgré toutes ces difficultés, il est possible de construire des compréhensions communes car, comme l'écrit Wittgenstein  : « Il serait étrange de dire : La hauteur du mont Blanc dépend de la manière dont on le gravit ». Donc on doit pouvoir arriver à se mettre d'accord, le pire n'est pas certain !

24 sept. 2009

DIFFICILE DE COMPRENDRE POURQUOI ON COMPREND

La compréhension émerge

http://www.cyrilalmeras.com/photos/maternite/femme-enceinte.html
Il y a quelques jours, j'écoutais distraitement Europe 1. J'ai souvent la radio qui fonctionne en arrière-plan. Mon oreille « mentale » fut arrêtée par le propos suivant (comme je le cite de mémoire, ce ne sont pas les mots exacts, mais l'idée était bien celle-là) : « Avec un temps de grossesse de neuf mois, comment les hommes et les femmes auraient-ils pu aux temps préhistoriques relier le fait de faire l'amour un jour J avec la naissance neuf mois plus tard ? Le test de grossesse n'existait pas ! Pour eux, cela devait rester mystérieux. Il s'écoule en effet plusieurs semaines avant qu'une femme puisse réellement voir qu'elle est enceinte.»

Amusant non, cette question : comment avons-nous pu comprendre que les enfants naissaient parce que nous avions fait l'amour. C'est évident pour nous aujourd'hui, du moins pour les adultes, mais cela n'a rien d'évident. Mettez-vous un instant dans la peau d'un homme ou d'une femme au temps de la préhistoire : vous faites l'amour avec un ou une partenaire. Puis vous vaquez à vos occupations quotidiennes : un peu de chasse, un peu de bois pour le feu, quelques silex à tailler, une ou deux peintures rupestres. Les jours passent. Un jour, disons deux mois plus tard, vous voyez votre ventre ou celui de votre partenaire grossir. Et là, vous allez vous dire : « Mince, je n'aurai pas dû faire l'amour, il y a deux mois. Cela va faire encore une bouche de plus à nourrir. » ? Vraiment ? Pourtant cela est arrivé : un jour, un homme ou une femme a fait le lien. Comment ? Mystère de la compréhension. Notre corps sait-il pour nous ? Y a-t-il transfert d'informations entre lui et le cerveau, cerveau qui n'est finalement qu'un morceau de ce corps ?

Impossible de parler de langage et de compréhension, sans donner, ne serait-ce qu'un instant la parole à Ludwig Wittgenstein, philosophe clé du début du siècle précédent : « La vache mâche du fourrage, et sa bouse sert ensuite d'engrais à la rose, donc la rose a des dents dans la gueule de l'animal. Il ne serait pas absurde de le dire, car on ne sait pas de prime abord où chercher les dents de la rose. » (Recherches Philosophiques 1953 - Gallimard 2004 p.311). J'aime particulièrement cette « démonstration » qui montre que l'on peut être un philosophe majeur, tout en étant accessible et en ayant de l'humour, et surtout qui est un exemple de raisonnement déviant.

Et pourtant, le raccourci est vrai : puisque la rose s'est nourrie grâce au fourrage, c'est bien qu'elle doit avoir des dents cachées, non ? Aucun d'entre nous ne ferait naturellement cette erreur de compréhension.

Autre exemple, toujours tiré de Wittgenstein (ibid p.61) : « Suppose qu'au lieu de dire à quelqu'un : "Apporte-moi le balai !", tu lui dises : "Apporte-moi le manche du balai avec la brosse qui y est fixée !". La réponse n'est-elle pas : "C'est le balai que tu veux ? Pourquoi donc t'exprimes-tu si bizarrement ?" Comprendra-t-il mieux la phrase sous la forme plus analysée ? »

En un résumé brutal : comprendre les mécanismes sur lesquels repose la compréhension est un art difficile !

Que peut-on en dire ?

Que la compréhension est un processus émergent. Elle est produite par le télescopage d'informations complémentaires et éventuellement simultanées. Notre perception est le résultat de processus de comparaison coopérative, faisant intervenir la forme, la couleur, la taille, la consistance, le mouvement, l'orientation, etc. (voir notamment L'inscription corporelle de l'esprit de Francisco Varela, 1993, p.212 à 232).

(à suivre)

23 sept. 2009

SOUS D’AUTRES PONTS, AUSSI…

Système ouvert, auto-organisation et résilience (suite)
Ceci m'amène à préciser un point manquant : la Seine n'est pas seulement un système formé d'eau qui relie Source Seine à la Manche, c'est aussi un système qui suit quelques règles intangibles : 
- La loi de la pesanteur s'applique.
- Une molécule d'eau est composée de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène et est soumise à des caractéristiques constantes : température de fusion et d'ébullition, fluidité, volume selon l'état… 
- La capacité ou non de l'eau à se mélanger avec d'autres molécules est définie une fois pour toute. Notamment, les types de relations qui peuvent exister avec les molécules qui composent l'air terrestre, ainsi que le sol sur lequel la Seine va couler, ne sont pas susceptibles d'être modifiées (par exemple, une roche ne peut pas devenir poreuse alors qu'elle était imperméable)
Sorti de ces règles, tout peut se produire et ces règles sont suffisantes pour permettre à la Seine d'exister et de durer, sauf rupture extrême : personne n'a besoin de guider les molécules d'eau qui tombent sur ciel pour les amener à rejoindre la Seine ; personne n'a besoin de décider que la Seine doit sortir de son cours parce que la crue est trop forte ou d'y retourner quand la crue cesse.

La Seine est un système ouvert et auto-organisé. Notre univers est composé d'une multitude de tels systèmes et ce sont eux qui lui donnent une capacité à changer sans se détruire. La plupart de ces systèmes sont beaucoup plus complexes que celui de la Seine. C'est singulièrement le cas de tous les systèmes vivants.


On retrouve toujours les caractéristiques vues avec la Seine :
- Le système suit quelques règles intangibles qui sont celles qui vont garantir son identité et la continuité de son existence.
- Le système est borné par une « peau » qui définit ce qui est dedans ou dehors. Cette peau est souple et changeante. Elle est aussi perméable.
- Il échange continûment avec l'extérieur. Ces échanges peuvent porter sur des éléments matériels (photon, molécules) comme immatériels (données, information.
- Tant que les évolutions externes restent à l'intérieur d'une certaine plage de variation, la survie du système est assurée : il se transforme et évolue tout en restant conforme à ce qui définit son identité.
Chacune des poupées russes qui composent un être humain est un sous-système ouvert auto-organisé. Notamment on trouve des sous-systèmes prenant en charge des fonctions, comme la digestion, la circulation du sang, la respiration. Ces sous-systèmes sont capables de collaborer ensemble pour construire un nouveau sur-système (logique des poupées russes).

Dans le cas de l'être humain, le nombre de sous-systèmes mis en jeu et la complexité du seul sous- système cérébral (compte-tenu de nombre de connexions possibles et de leur capacité à se transformer) aboutissent à ce qu'Edgar Morin appelle l'hypercomplexité.

Finalement, ni ordre complet, ni désordre total, chaque système complexe est suspendu entre ordre et chaos, ou disons qu'il est une réponse ordonné respectant le chaos de l'univers. L'auto-organisation n'est ni un ordre rigide qui serait détruit au moindre aléa, ni un hasard constamment fluctuant. Elle est au cœur du vivant et de sa capacité à faire face à des perturbations non prévues


De la même façon que la Seine n’est pas l’eau qui est en train de passer sous le pont Mirabeau, ni seulement le fleuve qui passe là, comment définir ce qui fait qu’une entreprise reste elle-même quand elle subit une transformation profonde ?
Quand IBM devient une entreprise centrée sur le software et sur la prestation intellectuelle, est-elle toujours IBM ? Quand Total absorbe successivement Fina, puis Elf, est-elle toujours Total ? Quand Veolia nait à partir de la scission des activités environnement issues de la Générale des Eaux redevient-elle la Générale des Eaux sous un autre nom ? Quand France Telecom cesse d’être une entreprise de service public et s’internationalise de plus en plus, est-elle toujours France Telecom ?...
Cette question peut sembler un peu théorique et loin des préoccupations habituelles qui occupent les esprits des dirigeants lors des fusions-acquisitions. Je crois pourtant qu’il est important de chercher à y répondre si l’on veut maintenir ce qui soude une entreprise, ce qui lui permet d’être auto-organisée. Sinon, l’entreprise peut ensuite soit se déliter et se désagréger, soit se rigidifier : aucune Direction Générale ne pourra maintenir de force la cohésion de l’entreprise sans la détruire. Cette identité de l’entreprise doit être partagée par tous. La Seine ne reste un fleuve face aux aléas que parce que toutes les molécules d’eau qui la composent suivent les mêmes règles communes.
D’autres entreprises, comme L’Oréal, Nestlé ou Sony, ont des parcours plus continus et cette question sur la permanence de leur identité ne se pose pas.

22 sept. 2009

SOUS LE PONT MIRABEAU, COULE LA SEINE…

Système ouvert, auto-organisation et résilience
Sous le pont Mirabeau, coule la Seine et nos amours… Laissons passer les amours, et regardons la Seine. Comment la définir ? Qu'est-ce que la Seine ?

Est-ce ces molécules d'eau qui est train de passer ? Non, car, dans quelques jours, cette eau se sera dissoute dans la mer. La Seine n'est pas une quantité d'eau précise, c'est un flux, c'est l'eau qui est passé, passe et passera sous le Pont Mirabeau. Du coup, les mots d'Apollinaire sonnent comme une définition : la Seine est ce qui passe sous le pont Mirabeau. Est-ce à dire que si l'on détruit ce pont, il n'y a plus de Seine ? Comment dans l'exemple de Richard Nixon et de sa définition comme celui qui a gagné l'élection présidentielle américaine de 1968, il faut trouver un mode de définition de la Seine qui ne la lie pas uniquement au pont Mirabeau.

Essayons. Je vous propose de définir la Seine comme un système formé de toutes les molécules d'eau qui se trouvent sur un parcours qui commence à Source Seine sur le plateau de Langres et finit à proximité du Havre, là où elle se jette dans la Manche.

Reprenons ces différents points pour les préciser et voir les problèmes et limites.
- La Seine est un système ouvert qui recueille constamment de l'eau sur tout son parcours et en perd par évaporation dans le même temps. Cette eau le quitte à son extrémité.
- Les limites du système sont suffisamment précises pour que ce qui est la Seine soit parfaitement identifié et de façon unique. Mais elles sont en même temps flous : on ne peut définir exactement où commence et surtout où finit la Seine, à quel moment une molécule d'eau n'est plus dans la Seine, mais dans la Manche. Il en est ainsi aussi pour toute l'eau recueillie sur le parcours : à quel endroit précis, l'eau n'est plus dans un affluent, mais dans la Seine.
- La forme de la Seine est changeante et s'adapte aux situations instantanées : le niveau de l'eau peut monter ou descendre ; elle peut, en cas de crue, sortir de son lit et s'étendre, et ce de façon réversible. Si la géographie se transforme sur son parcours (par exemple lors de la création d'un barrage), son cours sera modifié sans que le système ne soit détruit : elle continuera à relier sa source à la Manche. En cas de transformation définitive, il sera possible de dire que le nouveau cours est bien toujours celui de la Seine, car on pourra tracer continûment cette transformation et que le nouveau cours reliera toujours les deux mêmes extrémités. 
- Par cette définition, tout ce qui voyage avec l'eau, mais n'est pas de l'eau ne fait pas partie de la Seine. La surface de contact de l'eau avec les corps étrangers constitue donc la limite de la Seine, une forme de peau. Cette peau se transforme constamment.

Cette définition permet de résister à la disparition du pont Mirabeau : tant qu'il sera là, la Seine coulera bien dessous ; s'il disparait, je saurai retrouver la Seine. Elle est aussi résiliente aux aléas de la météo et de la géographie : qu'il pleuve beaucoup ou peu, que le Bassin Parisien reste ce qu'il est ou se transforme, la Seine sera toujours identifiable. Elle se sera transformée, mais n'aura pas disparu.

Mais si le niveau de perturbation dépasse un certain seuil, la Seine peut disparaître : s'il ne pleuvait plus de tout, la quantité d'eau pourrait devenir insuffisante pour atteindre la Manche ; si une transformation majeure du relief comme la naissance d'un nouveau massif montagneux intervenait, il pourrait ne plus être possible de relier Source Seine à la Manche en respectant la loi de la pesanteur.

(à suivre)

21 sept. 2009

SÉPARATION ET RÉUNION, DÉSORDRE ET ORDRE SONT INDISSOCIABLES

La vie est faite de poupées russes
Prenez un livre : Il est composé de phrases, elles-mêmes composées de mots, à leur tour composés de lettres. Emboîtement de poupées russes. Chacun de ces niveaux suit des règles qui lui sont propres : seules certaines successions de lettres donnent à des mots et des règles de composition s'appliquent ; toutes les suites de mots n'aboutissent pas à une phrase qui ait un sens et des règles de grammaire doivent être respectées ; la suite des phrases doit aboutir à une histoire, structurée ou non, qui correspond à la signification visée.
Si l'on observe le livre, Il y a des blancs, c'est-à-dire des espaces, qui ne portent en eux-mêmes aucun sens. Pourtant, si vous enlevez ces espaces, vous n'avez plus que des lettres dont n'émergent plus ni les mots, ni les phrases, ni le livre. Ces espaces qui séparent des lettres pour définir le début et la fin des mots créent un nouveau type de lien, un lien entre les mots ainsi définis : ces espaces séparent et réunissent.
De même la membrane qui limite une cellule est ce qui la définit et la circonscrit : sans cette membrane, pas de cellule. Mais cette membrane, c'est aussi ce par quoi la cellule échange avec le reste du monde, avec les autres cellules et avec ces éléments dont elle a besoin pour vivre. C'est aussi grâce à la membrane qu'elle va pouvoir s'unir avec d'autres cellules pour aller composer un groupe de cellules, et progressivement construire le niveau supérieur. A nouveau, la membrane sépare et réunit.

La nature est ainsi bâtie autour de séparations/réunions qui articulent et distinguent. Les deux propriétés sont inséparables et sont réalisées indistinctement : elles donnent vie aux « poupées russes ». Ce sont elles qui contribuent à la solidité de chaque niveau, de chaque « poupée » ; ce sont elles qui assurent les emboitements et les circulations nécessaires entre niveaux.
C'est cette articulation qui permet l'émergence des nouvelles propriétés au niveau supérieur. Finalement, le tout n'est donc pas la simple addition des fonctionnements des parties qui le composent. Il n'est même pas du tout cela : chaque niveau est composé de sous-éléments, mais il a aussi sa propre logique et des propriétés spécifiques émergent, propriétés qui n'existaient pas au niveau inférieur. Un mot n'est pas seulement une suite de lettres, il a un sens propre ; la phrase aussi par rapport aux mots et le livre par rapport aux phrases. On passe des propriétés physiques des atomes aux propriétés chimiques des molécules ; puis de celles-ci aux propriétés biologiques des cellules vivantes ; puis aux propriétés psychologiques du comportement animal et à l'esprit humain ; et enfin aux propriétés sociologiques des groupes humains.


Notamment les propriétés biologiques de la vie acquièrent une caractéristique clé. Au cœur de la vie, se trouvent l'ADN et les acides aminés : l'un, l'ADN, est un système stable, capable de se reproduire, portant en lui mémoire et hérédité ; les autres, les acides aminés, sont multiples, très instables, se dégradent et se recomposent sans cesse selon des impulsions venant de l'ADN. « Autrement dit, il y a deux logiques : l'une celle d'une protéine instable, qui vit en contact avec le milieu, qui permet l'instance phénoménale, et l'autre qui assure la reproduction. Ces deux principes ne sont pas seulement juxtaposés, ils sont nécessaires l'un à l'autre. » (Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, p.99).
Ordre et désordre sont donc indissociables : c'est la présence des deux qui apporte à la vie la capacité à s'adapter, indispensable à inventer par tâtonnements et ajustements successifs, et la continuité, nécessaire à la construction de l'identité et de l'expérience. 
L'entreprise est elle aussi faite de poupées russes emboîtées ; pour vivre, elle a elle aussi besoin de dualité : une forme d'ADN qui va lui apporter stabilité et continuité, des réactifs élémentaires changeants et volatils capables de se composer et décomposer rapidement.

18 sept. 2009

MICROSOFT, IPOD, GOOGLE… DES SUCCÈS FACILES À PRÉVOIR DÈS LE DÉPART ?

Quelques succès improbables…

12 Août 1981, aux États-Unis.

Le tout-puissant IBM annonçait fièrement au monde entier le lancement de son nouveau petit ordinateur, le PC. Personne n'a fait attention à la petite société qui fournissait le système d'exploitation, un obscur Microsoft. Tous les yeux étaient rivés avec admiration sur la seule nouvelle importante : IBM et son PC. Le succès fit immédiat.

22 avril 1993, en Illinois, aux États-Unis.

Peu de monde avait fait attention à la naissance d'Internet. Né au départ pour les besoins de l'armée américaine, repris ensuite par les milieux universitaires et les laboratoires américains, Internet avait commencé à se développer dans le grand public grâce aux liens hypertexte et à quelques premiers navigateurs.

Il fallait vraiment avoir la fibre technologique bien accrochée pour s'en servir : les boites aux lettres email restaient désespérément vides ; regarder un site WEB supposait de s'armer de patience, tellement le chargement des pages était lent (« www = World Wide Waiting » comme on avait l'habitude de le dire) ; une fois téléchargée, la page WEB tant attendue était d'une tristesse affligeante. Cela ne me faisait rien, car on se sentait appartenir à une grande aventure.

Le 22 avril 1993, une équipe de chercheurs de l'université d'Illinois, dirigée par Marc Andreessen, dévoilait Mosaic, un nouveau navigateur. Dans la foulée, Marc Andreessen créait Netscape et lance Navigator.

Le déjà grand Microsoft ne s'intéressait pas alors à Internet, et donc a fortiori pas à la naissance de Netscape. Quelle importance cela aurait pu avoir pour le leader mondial des systèmes d'exploitation et des logiciels de traitement de texte ?

Deux ans plus tard, Microsoft devra se lancer dans une course effrénée, et utiliser au maximum de sa base installée, pour faire un come-back et imposer son navigateur Internet Explorer.

7 Septembre 1998, un garage à Menlo Park en Californie.

Larry Page et Sergey Brin, deux étudiants de Stanford, lançait dans un garage de Menlo Park Google Inc. Soutenus par Andy Bechtolsheim, un des fondateurs de Sun Microsystems, fort d'un pactole d'un million de dollars, ils allaient pouvoir donner une autre dimension à leur moteur de recherche inventé deux ans plus tôt.

Microsoft, de son côté, s'inquiétait de la montée en puissance potentielle du système d'exploitation Linux, ou du navigateur Mozilla, mais restait serein compte-tenu de la puissance de l'assemblage Windows-Explorer-Office. Pas de raison de s'inquiéter. Tout allait bien. Pourquoi se sentirait-il menacé par le développement d'un moteur de recherche ?

23 Octobre 2001, en Californie.

Apple lançait l'iPod. Le monde de la musique regardait sceptique ce drôle d'objet. Probablement un gadget. De leur côté, les spécialistes des téléphones mobiles ne sentaient pas concernés.

Aujourd'hui, là où vous trouvez.

Au fond d'un garage ou dans l'obscurité d'un bureau sont en train de naître de nouvelles ruptures. Mais où ?

Impossible de les repérer a priori, sauf à tomber dessus par hasard. Et encore, comment percevoir leur potentiel ?