10 oct. 2012

LE CHANGEMENT DÉTRUIT, LA TRANSFORMATION ÉNERGISE

Qui voudrait changer d’enfants ?
Parfois, pour une désobéissance de trop, une remarque de plus ou un moment de fatigue, nous pouvons avoir envie de changer nos enfants. Mais bien vite, au contraire, pour rien au monde, nous ne voudrions les perdre. Ils sont ce qui nous est le plus cher, la chair de notre chair comme on a l’habitude de le dire. Donc pas question d’en changer : qui accepterait une forme de loterie qui viendrait tous les ans ou à des échéances plus espacées, nous proposer une nouvelle progéniture ?
Non, ces enfants, nous les avons vu naître, apprendre à parler et à marcher, passer au travers de leur enfance et leur adolescence, émerger petit à petit en tant qu’adultes, prenant progressivement leur autonomie. Nous les connaissons, ils nous connaissent, et le temps de la vie a tissé entre eux et nous, mille liens qui, bien au-delà du seul lien biologique, nous articulent les uns avec les autres.
Cette codépendance est née d’une transformation permanente et continue : nous ne sommes plus les adultes qui les avons mis au monde, ils ne sont plus les nouveaux-nés qui étaient apparus un jour. Tout au long des minutes, des heures, des jours et des années qui se sont écoulées, nous avons évolué ensemble et séparément. Et si l’un et l’autre, nous sommes attachés ensemble, ce n’est pas au souvenir de celui qui n’est plus que nous sommes attachés, mais bien à cet être présent, si différent de celui qui était, que nous le sommes.
Ainsi l’amour filial et paternel est-il le fruit d’un mouvement, d’une transformation permanente et continue, et en même temps le refus d’un changement : nous n’accepterions pas l’idée d’avoir d’autres enfants, mais non plus qu’ils soient restées les bébés qu’ils étaient. Goût de la transformation, refus du changement. Force de la vie, crainte de la perte.
Faut-il dès lors s’étonner que, dans notre vie professionnelle, nous rencontrions une telle opposition au changement ? N’est-il pas logique là aussi de constater que les changements sont vécus comme des pertes et des abandons ? Pourquoi vouloir imposer comme critère de performance, ce que nous fuyons dans notre vie quotidienne ? Ne faudrait-il pas éviter le changement, c’est-à-dire la rupture, pour privilégier la transformation, c’est-à-dire l’évolution lente et imperceptible ?
Je crois donc que l’on a fait fausse route – et qu’on le fait encore trop souvent –, quand on promeut le changement permanent dans les entreprises.
Comme je l’ai déjà souvent écrit, le bon fonctionnement des organisations et des relations entre les hommes et les femmes qui les composent, suppose :
-        une connaissance intime du rôle de chacun, de celui des autres et de ce qui est visé,
-        une complexité croissante des processus et des systèmes qui sous-tendent et facilitent les actions humaines,
-        une reconnaissance par les tiers extérieurs à l’entreprise, qu’ils soient clients, fournisseurs ou compétiteurs.
Si l’on change souvent les organisations ou les objectifs poursuivis – les mers visés pour reprendre ma terminologie –, on ne pourra pas construire une réelle efficacité, et les hommes ou les femmes ne pourront adhérer, ni comprendre à ce qui n’est pour eux qu’une perte ou un abandon, celle des enfants qu’ils avaient adoptés et dont ils se souviennent.
A l’inverse, si chaque jour, l’entreprise ciselle son organisation, affine sa stratégie, et optimise un peu plus chacun de ses actes, elle se transforme continûment, et les hommes et les femmes qui la composent s’investiront progressivement davantage dans ce qu’ils vivront comme un processus vivant et enrichissant.

9 oct. 2012

HARO SUR LES « ON VOIT BIEN », « ON SAIT BIEN » ET « IL EST ÉVIDENT QUE »

N’acceptons plus les raisonnements qui n’en sont pas
Il suffit d’ouvrir la radio ou la télévision pour tomber sur un « expert » qui, à l’appui de son raisonnement, nous assène des « on voit bien », des « on sait bien » ou encore des « il est évident que ».
Or si vous prêtez bien attention à son propos, au moment où il emploie l’une de ces expressions magiques, précisément ni on ne voit bien, ni on ne sait bien, et rien n’est évident.
Cela me rappelle mes copies de mathématiques de jeunesse, où, quand je n’arrivais pas à boucler complètement un raisonnement, je glissais un « donc » là où je pensais que devait se faire la jonction. Le plus souvent cela marchait, j’avais le maximum des points. Le correcteur emporté par son élan, et confiant dans la qualité habituelle de mes copies, ne se rendait pas compte qu’il manquait un maillon essentiel, et que ma démonstration n’en était pas une…
Non vraiment, ces « experts » qui n’en sont que parce qu’un micro leur est régulièrement tendu, devraient être un peu plus surveillés, et on devrait leur interdire ces formules de facilité qui masquent la vacuité de leur propos.
Je vous propose donc de ne plus accorder de crédit à une quelconque « démonstration », si elle contient une seule de ces « formules magiques ». Peut-être que la puissance collective d’un boycott partant des auditeurs pourrait arriver à faire le ménage parmi les démonstrations fallacieuses.
Je sais, je rêve… quoi que…

8 oct. 2012

AVEC LA CONFIANCE, ON REMPLACE L’INCERTITUDE DU FUTUR PAR UNE ASSURANCE INTÉRIEURE

La confiance réduit la complexité de l’environnement, et libère les énergies
J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises d’aborder le thème de la confiance sur ce blog, que ce soit en liaison avec celui de la confrontation1 – on ne peut se confronter ensemble que si un climat confiance existe, sinon la confrontation tourne rapidement au conflit –, ou en me faisant l’écho des travaux d’Yves Algan qui a montré le lien entre croissance et confiance, et a mis l’accent sur le déficit de confiance existant en France.2
Le 17 mars 2010, toujours dans le cadre du cours de Pierre Rosanvallon au Collège de France, Louis Quéré, sociologue, directeur de recherche au Centre d’Étude des mouvements sociaux, a fait une intervention sur ce thème qui s’articule très directement avec mes propos.3
Après y avoir montré les limites de l’approche de la confiance, tant dans les sondages (comment peut-on évaluer un degré de confiance au travers de questions, alors que le mot lui-même recouvre tellement de notions différentes et complexes ?) que dans le cadre de l’approche rationnelle de la théorie des jeux (confusion entre volonté de coopération et confiance, liaison obligatoire entre confiance et existence d’une relation avec un individu donné et une situation donnée), il reprend synthétiquement les approches développées par Georg Simmel dans la Philosophie de l’argent, sur les quatre niveaux de confiance vis-à-vis de la monnaie :
- La confiance dans les institutions qui garantissent les monnaies,
- La confiance dans l’aptitude du système économique de pouvoir remplacer la valeur d’une monnaie contre une contrepartie physique,
- La confiance dans la capacité à trouver réellement des personnes qui accepteront de réaliser ces transactions (principe de vraisemblance),
- La confiance en une personne qui se traduit dans un crédit commercial.
Les deux derniers niveaux font intervenir des personnes physiques, alors que les deux premiers ont trait à des personnes morales, des systèmes ou des institutions.
Dans le troisième niveau, ceci se rapproche d’une capacité d’extrapolation : sur la base de nos connaissances, nous pensons qu’il est vraisemblable, et donc probable que ceci ait lieu. C’est la confiance du paysan quand il sème des graines dans son champ : son expérience lui montre qu’il devrait l’année prochaine avoir une récolte. C’est aussi l’expertise d’un producteur qui prévoit que tel bien devrait être vendu une fois qu’il sera fabriqué et mis en vente.
Ce type de confiance est une inférence à partir du passé, une croyance fondée sur une induction. C’est directement lié avec le mode de fonctionnement de notre cerveau qui, précisément, fonctionne en anticipant constamment le futur à partir de notre connaissance du passé.4
Dans le quatrième niveau, intervient un acte de foi : on croît en quelqu’un. Alors que nous n’avons pas tous les éléments, nous portons un jugement positif par rapport au futur, et sur la capacité de l’autre à tenir ses engagements. Il y a une forme d’abandon à la vision que nous avons de l’autre.
La confiance est alors une situation intermédiaire entre la connaissance absolue et l’ignorance complète : celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance ; celui qui ne sait rien, ne peut pas faire confiance.
Louis Quéré insiste sur le caractère à la fois risqué et libérateur de ce quatrième niveau :
- Risqué, car on n’a pas toutes les assurances, on devient dépendant de l’autre, et on s’en remet à lui, au moins partiellement,
- Libérateur, car cet abandon évite de s’épuiser dans la multiplication des garanties et dans une recherche de contrôle5 impossible en milieu incertain. Renonçant à en savoir plus, et à avoir plus de garanties, la confiance réduit la complexité de l’environnement. On remplace l’incertitude du futur par une assurance intérieure.
Ce dernier point est très précisément le propos qu’avait développé Yves Algan, et que j’ai aussi repris à de multiples reprises : le management dans l’incertitude suppose le lâcher-prise, et ce dernier impose la confiance en les autres et en ses propres intuitions.

(3) Elle est accessible en ligne sur le site du Collège de France
(4) Voir mes articles sur les travaux de Stanislas Dehaene sur le cerveau statisticien (articles du 3 au 13 septembre dernier)
(5) Louis Quéré cite le propos de Lénine : « La confiance, c’est bien. Le contrôle, c’est mieux. »

5 oct. 2012

LES TAXIS DE CALCUTTA


Promenade en terres indiennes (5)
Calcutta, c’est New York. Mais le New York des origines, primaire et violent. La quintessence de la ville, à la fois mécanique et humaine, chaleureuse et chaotique.
A l’appui de son propos, elle montra le pont métallique, qui enjambait le fleuve, et était tapissé du jaune du trafic des taxis. Quelques tâches grises, noires ou marron, surnageaient comme autant d’erreurs et de malentendus. Conscientes de leur vulnérabilité et de l’incongruité de leur présence, de voyager en terre étrangère et facilement hostile, de n’être que tolérées, elles se faisaient discrètes, tentant de se faire oublier et glissant plutôt que de rouler. Les taxis, forts de leur supériorité numérique, insolents comme des enfants se sachant en terre conquise, avançaient comme bon leur semblait. Le code de la route, à supposer qu’il y en eut eu un, ne s’appliquait pas à eux. Les sens uniques étaient au mieux des indications de tendance.
Au cœur de cette hémorragie jaune, émergeaient aléatoirement des policiers qui, au milieu des carrefours, tentaient de réguler le flux compact, joyeux et aléatoire. Certains multipliaient des gestes, qui dessinaient des courbes dans l’espace, ceci selon un tempo et une forme propres et sans liens avec ceux du trafic. Ils n’étaient que des chefs d’orchestre impuissants, face à des musiciens déterminés à jouer chacun le morceau qui lui plaisait.
D’autres plus lucides bougeaient avec parcimonie, et pour ainsi dire presque pas du tout. Ils se contentaient d’être là, virgules censées représenter l’autorité, mais en fait seulement symboles depuis longtemps dénués de toute puissance. Ils étaient des statues représentant des dieux ou des déesses du temps jadis, et que plus personne ne venait adorer. On les visitait pour les regarder, mais sans tenir aucun compte du sens que pouvaient avoir leurs présences. Ils n’étaient que des décorations venant ponctuer la jungle goudronnée de Calcutta.

4 oct. 2012

« INTERNET POUSSE LES MURS ET ENLÈVE LES PLANCHERS ! »

Sommes-nous égaux face à Internet ? (Démocratie 7)
Le 10 mars 2010, Dominique Cardon, sociologue, est intervenu dans le cadre du cours de Pierre Rosanvallon au Collège de France. Sa conférence1 est un tour d’horizon complet et facile d’accès sur les rapports en Internet et la démocratie.
Il y aborde les points suivants :
- Le flou entre les mondes de l’information privée et publique : on passe progressivement de l’un à l’autre. Ainsi sur un profil Facebook, on va trouver aussi bien des commentaires d’ordre strictement privé (comme une fête de famille ou des troubles de santé récent) que des prises de position sur des faits de société. Selon Dominique Cardon, c’est l’internaute qui fait le tri, s’abstenant de commenter ce qui appartient à la sphère privée s’il n’en fait pas partie, ou intervenant dans un propos portant sur un débat plus large.
- L’idéalisation de l’égalité présupposée : sur Internet, personne n’est jugé ni à partir de ce qu’il est, ni de son statut, mais en fonction de ce qu’il dit et fait dans ce nouveau monde. C’est le cas de Wikipédia où ce n’est pas la position sociale qui apporte de l’autorité, mais son degré d’implication dans cette encyclopédie en ligne. Dominique Cardon relève que ceci ne va pas sans une forme d’injonction à participer, créant une nouvelle forme d’inégalité : la démocratie participative promeut les hyperactifs et nie de fait ceux qui ne s’impliquent pas.
- L’auto-organisation : la publication se fait « par le bas », il n’y a pas de plan a priori. Tout est assemblage, impossible à prévoir. Les conversations privées et les commentaires généraux sont entremêlés, et leur statut même est évolutif. Les périmètres sont flous, et les niveaux d’engagements très variables, les plus actifs étant à l’origine de la majeure partie de l’information.
- La hiérarchisation a posteriori par la foule : aucun système ne définit a priori ce qui est important de ce qui ne l’est pas. C’est la multiplication des liens, l’abondance des lectures qui font apparaître en haut des moteurs de recherche certaines informations plutôt que d’autres. C’est le fait d’être choisi par le plus grand nombre qui fait que l’on est vu encore davantage. 
- La force des coopérations faibles : on commence en disant un peu de soi-même, et en précisant ce que l’on aime et ce à quoi l’on croît. Ceci amène certains à se connecter par affinité. La coopération et le partage se renforcent ensuite, et des communautés se créent. Ainsi à la différence du monde physique, le collectif n’existe pas au départ, mais émerge à partir de dynamiques individuelles et autonomes.
Il a une belle formule, « Internet pousse les murs et enlève les planchers » : quiconque peut parler, il y a une porosité entre conversations publiques et privées, on ne fait plus confiance à des professionnels, mais à la force de l’agora publique pour faire émerger les propos intéressants.
Reste à se demander ce qu’il va advenir suite à la massification d’Internet : toutes ces règles et ces habitudes sont nées avec une communauté limitée et un peu élitiste.
Que va devenir demain Internet, pris entre quelques individus extrêmement entraînés et sans scrupules qui ont appris à en manipuler  les règles à leur profit, et une masse qui ne se rend pas compte que chacun est constamment soumis au regard de tous les autres et qu’il propage sans réfléchir un effet viral qui le dépasse ?

(1) Elle est accessible en ligne sur le site du Collège de France

3 oct. 2012

NI NÉO-LIBÉRALISME, NI ÉGALITARISME, ALORS QUOI ?

Entre Charybde et Scylla (Démocratie 6)
Faut-il aller vers la société de concurrence généralisée ou vers l’égalité radicale des  chances ?
Pierre Rosanvallon analyse chacune des options :
1. La société de concurrence généralisée
Le néo-libéralisme contemporain veut que la concurrence établisse un vrai rapport entre les hommes. C’est une forme de retour aux fondements du 18ème siècle qui ne voyait pas le libéralisme que comme un marché, mais aussi comme un fondement social.
Il repose sur une anthropologie du risque et de l’autonomie comme norme : comme le risque est la vraie nature de l’homme, être égaux c’est accepter le jeu, participer à la compétition. L’autonomie devient une norme d’action, c’est une injonction, ce n’est plus un projet. Elle s’oppose à la vision de Marx : la surpersonnalisation en réponse à la réification, se dépasser pour se réaliser et ne plus être exploité.
Dans cette vision, le consommateur est la figure et la mesure de l’intérêt général à la place du producteur : le consommateur devient l’individu en économie, et non plus le travailleur ou le citoyen. Les rentes sont détruites par la machine de la concurrence. La concurrence est la forme sociale générale, elle est la procédure institutrice du rapport social. Les seules institutions nécessaires sont celles qui la garantissent, celles qui définissent et mettent en place la juste concurrence.
Trois obstacles :
- Elle n’apporte pas de réponses aux écarts de revenus : La rémunération des 200 plus grands PDG américains représentait 35 fois celle de l’ouvrier de production en 1974, et 160 en 1990. Il n’y a pas de théorie de marché qui réponde à cet écart.1
- A cause des effets de marché, le gagnant prend tout : Lié à l’accès universel et au développement de la mondialisation, il y a une prime excessive aux premiers. Ceci se retrouve aussi bien dans le domaine sportif ou artistique, que pour les grands crus de Bordeaux.
- Les positions d’arbitrage et les edge funds polarisent les profits : avec 300 salariés ils font les profits d’une société de 30 000 personnes, et gagnent ce que perdent tout le reste de l’économie.
2. L’égalité radicale des chances
Si l’on veut donner à tous, les mêmes chances, que faut-il égaliser ?
Est-ce les biens primaires, les ressources, les conditions d’accès, … ? Faut-il le faire pour les conditions initiales ou de façon permanente et dynamique ?
Comment aussi ne pas faire disparaître toute responsabilité ? Comment inclure ce qui relève des choix, et non pas des circonstances ? Et comment séparer ce qui est hasard de ce qui est justement choix ? Est-ce que celui qui traverse une rue au feu rouge doit toujours être tenu pour responsable, alors que le fumeur doit être absous de sa responsabilité, parce que soumis à sa classe sociale et à ses habitudes ?
La famille étant un frein à cette égalité radicale, faudrait-il soustraire les enfants à l’influence des parents ? Et quid des successions ?
Bref, une telle vision, de proche en proche, en vient à développer une éthique de la défiance.
Seule n’est donc possible qu’une vision pragmatique qui ne cherche pas à tout régler… et qui, du coup, justifie les écarts que créent justement la société de concurrence généralisée…

Pierre Rosanvallon conclut son cours en rejetant donc ces deux options dominantes, tant la société de concurrence généralisée que l’égalité des chances, comme étant des réponses pertinentes à la crise de l’égalité.
Il en appelle à un retour aux sources de la Révolution, avec une égalité focalisée sur celle des relations autour de la singularité, de la réciprocité et de la communalité, propos qu’il devrait développer dans un prochain livre…
(1) C’est une coalition sociale entre les conseils d’administration et les directions qui aurait permis cela (livre de Palomino – Cepremap - Éditions de la rue d’Ulm - Comment faut-il payer les patrons)