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19 nov. 2014

LE « JE ÉLARGI »

Reinventing organizations (3)
Deuxièmement, avec Internet, chacun de nous mute et s’écarte chaque jour davantage de ce qu’a été jusqu’à présent l’être humain. 
En effet qu’est-ce que penser consciemment ?
C’est en résumé, recueillir des données sur une situation présente, ce via nos cinq sens, les enrichir grâce à notre mémoire de ce que nous avons vécus ou appris, et construire avec tout cela des scénarios.
En quoi Internet vient-il tout changer ?
D’abord tuons tout de suite le mythe du virtuel face au réel. Pour le cerveau, le réel n’existe pas. La seule chose qui existe, ce sont les signaux chimiques et électriques qui l’habitent. Les informations apportées par Internet ne sont ni plus, ni moins réelles que les autres. Simplement si elles sont en contradiction ou différentes de celles perçues par nos cinq sens, notre cerveau pourra faire la distinction. Ni plus, ni moins.
Revenons donc sur notre processus de pensée, et voyons comment Internet le modifie.
D’abord il nous donne accès à de nouvelles données : avec Internet, je peux savoir ce qui se passe à distance. Un sixième sens en quelque sorte. Ou une extension géographique de nos cinq sens si vous préférez.
Ensuite, Internet nous apporte une nouvelle mémoire. Avec les moteurs de recherche, avec le développement des tags, avec la multiplication des réseaux sociaux et tous les systèmes experts, j’enrichis ma perception de la réalité de milliards d’informations accumulées par d’autres.
Enfin, toujours grâce à Internet, je dispose de nouvelles puissances de calcul qui m’aident à analyser la situation et à construire des scénarios.
Nous voilà donc des mutants ! Sans nous en rendre compte, nous nous éloignons de plus en plus de celui que nous étions il y a dix ans. Chacun atteint une puissance individuelle jamais atteinte.
Et ce n’est pas fini : l’hybridation entre technologie de l’information et biologie n’a quasiment pas commencé.
(à suivre)

18 nov. 2014

LE « JE » N’EST PLUS VRAIMENT

Reinventing organizations (2)
Arrêtons-nous d’abord sur le sous-titre du livre qui pose bien à la fois le problème et l’ambition : « A guide to creating organizations by the next stage of human consciousness »
Oui nous sommes en train de vivre une rupture majeure : nos consciences individuelle et collective mutent. 
J’ai déjà eu l’occasion ici dans mon blog, ainsi que dans mes livres de détailler cette rupture. Je ne vais donc en reprendre maintenant que trois points qui sont essentiels.
D’abord nous comprenons de mieux en mieux nos mécanismes cérébraux, et les interactions entre le cerveau et le reste de notre corps. 
Nous en avions jusqu’à présent une vision relativement mécaniste. Pour simplifier, nous étions aux commandes de notre corps, avec au sommet notre cerveau et notre conscience. Si je faisais ceci ou cela, c’est parce que je l’avais décidé. Et si je l’avais décidé, c’était à l’issue d’un processus conscient et rationnel. L’éducation avait notamment pour but d’améliorer à la fois le moteur – notre cerveau – et sa capacité à commander vite et bien.
Freud et Jung avec la mise en évidence de l’inconscient et de la portée des rêves ont commencé au début du siècle dernier à ébranler ce bel édifice.
Grâce à l’essor récent des neurosciences et aux progrès multiples dans la compréhension de l’écosystème de notre corps, tout ceci vole en éclats.
La vision d’un cerveau conscient aux commandes cède le pas à une vision beaucoup plus complexe où notre identité et nos décisions émergent dynamiquement des interactions entre : 
- Nos processus conscients et non conscients : l’essentiel de notre énergie cérébrale est consommée par des processus non conscients, c’est-à-dire dont nous ne pouvons percevoir que les effets, sans pouvoir avoir accès à leurs mécanismes, ni les influencer volontairement, 
- Nos différents cerveaux : car oui nous avons bien un cerveau intestinal et il a son mot à dire dans nos processus mentaux !
- Notre corps et les milliards de microorganismes qui l’habitent : la flore intestinal a elle aussi son mot à dire, et selon son type nous ne serons pas exactement les mêmes,
Cerise sur le gâteau, notre mémoire n’est pas un ensemble stable de données auxquelles nous aurions facilement accès. Au contraire, c’est un système éclaté, et à chaque fois que l’on se souvient de quelque chose, le souvenir est incomplet et reconstruit.
Bref notre « je » est en construction constante, et nait d’une émergence collective. Le « Je » ni ne se décide, ni n’est aux commandes, il se vit et se constate.
(à suivre)

17 nov. 2014

UN LIVRE RARE SUR LE MANAGEMENT

Reinventing organizations (1)
Rares sont les livres de management qui apportent à la fois un regard neuf, global, s’appuyant sur des faits et une mise en perspective historique de leurs propos.
Le plus souvent, on n’a droit qu’à l’un des trois : 
- Des livres mettent l’accent sur une rupture, mais sans être capables de la resituer ni dans une perspective d’ensemble, ni dans une logique factuelle et historique. On se trouve alors face à une « anecdote », qui peut être certes intéressante, mais dont la pertinence et la portée sont d’abord affaires de dogme.
- D’autres sont globaux et systémiques, et, s’ils peuvent être une clé de lecture enrichissante, ils n’apportent pas de solutions nouvelles. Plus leurs propos sont documentés, plus l’analyse sera utile pour comprendre le présent. Mais ils restent pauvres pour penser au futur.
- Enfin  ceux qui ne font qu’accumuler des faits et des expériences historiques, laissent aux lecteurs le travail de la réflexion. Ce sont des bases documentaires pertinentes, mais l’essentiel du travail reste à faire.
Le livre de Frédéric Laloux, « Reinventing organizations », appartient à cette race rare qui allie les trois. On peut aussi écouter sa conférence faite en français
Déjà une première raison pour en faire un compte-rendu long sur mon blog.
Un autre intérêt de ce livre est que, même s’il s’adresse d’abord aux entreprises et à ceux qui les dirigent, il est aussi une aide précieuse pour tous ceux qui s’intéressent à la politique et aux modes de pilotage des structures publiques. Un État n’est en effet jamais qu’une collectivité humaine plus large et plus complexe.
Comme c’est une de mes préoccupations majeures est de réfléchir à comment refonder la France et faire émerger un nouveau mode de pilotage des politiques publiques, c’est une deuxième raison pour chroniquer ici ce livre. Je vais donc émailler ma chronique de réflexions et interrogations personnelles qui me viennent en écho.
(à suivre)

5 nov. 2014

RECRÉER DU LIEN ENTRE FRANÇAIS, ET ENTRE LES TERRITOIRES ET LE MONDE

La France périphérique (8)
Que faire donc face à la montée de la vague bleue, et comment se positionner sur le terrain politique français ?
Faut-il lui abandonner cette France Périphérique ? Certainement pas !
Faut-il alors entrer en compétition avec le Front National en faisant assaut de démagogie et en accroissant la fracture entre cette France rurale et des villes moyennes avec celles des métropoles ? Non plus !
Le défi est autre : reconnaître la réalité de cet abandon territorial, et recréer du lien entre tous les territoires. 
Il y a presque 50 ans, le Général de Gaulle lançait une politique d’Aménagement du Territoire ambitieuse pour mettre fin à Paris et le Désert français (1). Aujourd’hui, il faut lancer une nouvelle politique d’Aménagement du Territoire pour retisser les liens entre les métropoles et le reste de la France.
Tel est très probablement un champ de travail essentiel des futures grandes Régions que Nous Citoyens appelle de ses vœux (2) : construites autour des grandes métropoles qui assurent la connexion de la Région avec le reste du Monde, elles devront les relier avec tout le territoire régional, et faire qu’elles ne siphonnent pas le développement et les richesses, mais au contraire contribuent à un développement mieux réparti et harmonieux.
En parallèle avec cette recréation d’un lien territorial, il faudra aussi recréer un lien social entre tous ceux qui composent la France : que l’on soit grand ou petit, droitier ou gaucher, hétérosexuel ou homosexuel, blanc, black ou beur, Français de souche ou né de l’immigration, seul ou en famille, avec ou sans enfants, que l’on habite Paris, Lyon, Saint Denis, Nogent le Rotrou, ou Montélimar, salarié ou entrepreneur, ouvrier ou agriculteur, nous sommes tous Français. 
Nous devons tous faire société ensemble. C’est à ce prix que la France sera collectivement forte. Il ne peut y avoir de succès individuel.
Voilà un bel objectif pour Nous Citoyens : être le Parti du lien. Celui qui va le récréer, non pas à partir du haut, mais à partir de chaque citoyens. Passer d’une juxtaposition de Je qui ne sentent plus citoyens, à un Nous Citoyens !
(1) Livre de  Jean-François Gravier, paru en 1947, et qui a fortement orienté la politique d’Aménagement du Territoire lancée ensuite
(2) Voir Une organisation territoriale à 3 niveaux au lieu de 5

4 nov. 2014

LE FN SURFE SUR LA FRANCE PÉRIPHÉRIQUE

La France périphérique (7)
Cette différence de positionnement sous-tendrait l’évolution actuelle des trois grands partis : PS, UMP et FN
Le PS et l’UMP sont tous deux connectés aux métropoles, mais l’UMP qui est essentiellement focalisé sur les personnes âgées bénéficie du vieillissement de la population, alors que le PS s’effondre avec le déclin de la classe moyenne.
Ainsi il voit l’UMP sous une dynamique démographique favorable : « L’UMP bénéficie très largement du vieillissement de la société, sa base électorale étant constituée de retraités. Dans une société vieillissante, cette base offre un socle solide et durable si ce parti arrive à conserver une part majoritaire des retraités, les « retraités pauvres », définis par le sociologue Serge Guérin. Car si les jeunes et les actifs issus de ces milieux populaires sont désormais très éloignés des partis de gouvernement, ce n’est pas le cas de ces catégories. »
En parallèle, il va jusqu’à poser la question de la fin du PS : « Mais les jours heureux ont pris fin : tout se grippe aujourd’hui avec l’implosion de cette classe moyenne majoritaire. Le socle électoral du PS se réduit comme peau de chagrin. Si les salariés et surtout les retraités du secteur public constituent encore le socle électoral du parti, la dynamique électorale est désormais à chercher du côté des catégories intellectuelles et supérieures des grandes villes. Le PS, parti des jours heureux, se replie ainsi lentement sur quelques territoires, ceux des jours heureux de la mondialisation, les grandes villes. »
Le FN, lui, surfe sur la dynamique des nouvelles classes populaires, celles qui vivent abandonnées dans la France périphérique :  « Né sur les ruines de la classe moyenne et la précarisation des actifs employés et ouvriers, ce parti réunit désormais une majorité des catégories modestes, jeunes et actifs qui subissent directement les effets de la mondialisation et de l’émergence d’une société multiculturelle. La très forte dynamique sociologique est en outre renforcée par une dynamique territoriale. Ce vote s’inscrit ainsi fortement dans les territoires de la France périphérique. À l’écart des métropoles, c’est un considérable réservoir de voix qui se dessine pour le parti frontiste… s’il réussit à convaincre les abstentionnistes. »
Tel est le paysage pour le moins inquiétant qui ressort du livre, La France Périphérique. Alors que faire, et qu’en tirer pour Nous Citoyens ?

(à suivre)

3 nov. 2014

LA FRACTURE POLITIQUE EN MIROIR À LA FRACTURE SOCIALE ET GÉOGRAPHIQUE

La France périphérique (6)
Quelles sont les conséquences politiques de cette fragmentation de la France ?
Tout d’abord Christophe Guilluy affirme qu’un parti c’est « une sociologie + une géographie. Ce sont les électeurs qui choisissent les partis et influencent leurs discours, pas l’inverse. » Propos d’abord surprenants, mais très éclairants, et surtout vrais quand le discours politique est aussi peu visionnaire qu’aujourd’hui. Nous avons des « pseudo-leaders » qui courent après leurs électeurs, plus qu’ils ne les orientent !
Alors qu’en est-il des partis de gouvernement, c’est-à-dire du PS et du coupe UMP-UDI, et du FN ?
Selon lui, les partis de gouvernement sont focalisés sur les villes métropoles, banlieues incluses, et sont déconnectés de la France périphérique, alors que le FN s’est progressivement centrée sur elle :
« Portés au pouvoir par des catégories protégées ou gagnantes des effets de la mondialisation, soutenus par un pouvoir économique et financier mondialisé, il est difficile d’imaginer que les partis de gouvernement puissent prendre en compte les attentes de catégories qui contestent cette politique. (…) Le vote pour l’UMP et pour le PS est de plus en plus celui des protégés (retraités et fonctionnaires) ou bénéficiaires (catégories supérieures) de la mondialisation tandis que l’électorat FN est celui des catégories qui sont depuis des décennies au front de la mondialisation (ouvriers, employés, chômeurs). »
C’est cette connexion avec la France périphérique qui expliquerait la « gauchisation » croissante du discours du FN : « Une sociologie électorale où les classes populaires, les actifs et les jeunes sont surreprésentés ; une « sociologie de gauche » qui contraint les dirigeants frontistes à abandonner un discours libéral pour défendre l’État-providence. »
Cette focalisation différente conduirait inexorablement vers une fracture croissante entre partis de gouvernement et FN correspondant la fracture géographique et sociale :
« Protégé, l’électorat PS et UMP l’est de plus en plus. Il est aussi de plus en plus âgé : alors que seuls 15 % des électeurs FN sont âgés de 65 ans ou plus, cette proportion s’élève à 31 % chez le PS et 45 % à l’UMP. Mieux, 74 % des électeurs FN sont âgés de 35 à 64 ans, contre seulement 50 % de ceux du PS et 42 % de ceux de l’UMP ! Jeunes, actifs occupés, chômeurs, issus de catégories populaires, le FN est devenu le parti des catégories les plus fragiles et au front de la mondialisation. Inversement, les partis traditionnels ne rencontrent plus que l’adhésion d’un électorat vieillissant et/ ou protégés et/ ou bénéficiaires du modèle économique contemporain. »
Ceci conduit notamment le PS à tenir un discours de plus en plus hors sol : « C’est un mode de vie hors sol, dans un monde sans frontières et de croissance illimitée, que la gauche valorise comme le sommet de l’esprit tolérant et ouvert, alors qu’il est simplement la façon typique de la classe dominante d’être coupée du peuple. On a souvent parlé de gauche caviar, [je] me demande s’il ne faudrait pas parler de gauche kérosène pour désigner ce que devient la nouvelle gauche. »
(à suivre)

30 oct. 2014

LES TROIS FRANCE

La France périphérique (5)
On aboutit ainsi selon Christophe Guilluy à trois France qui cohabitent vaille que vaille : 
« La relocalisation des nouvelles catégories populaires dans la France périphérique, la concentration dans les quartiers de logements sociaux des catégories populaires d’immigration récente dans les grandes métropoles, et enfin la concentration des catégories supérieures dans le parc privé de ces mêmes métropoles dessinent les contours de trois ensembles socioculturels. »
« Premier ensemble La France périphérique et populaire : les catégories populaires d’origine française et d’immigration ancienne : Loin des débats gauche/ droite, la France périphérique portera la question de l’alternative économique au modèle de l’économie mondialisée, la relocalisation, l’introduction du protectionnisme mais aussi celle de la circulation des hommes et donc de l’immigration. »
« Deuxième ensemble : Banlieues ethnicisées, des valeurs traditionnelles au cœur de la mondialisation libérale : Si l’on tient compte du fait que ces territoires sont devenus des sas entre le Nord et le Sud, il apparaît au contraire que l’intégration économique et sociale fonctionne pour leurs habitants, notamment grâce au dynamisme du marché de l’emploi métropolitain et aux politiques publiques. L’enjeu est d’abord celui de la gestion de la société multiculturelle. »
« Troisième ensemble : Métropoles mondialisées et gentrifiées, le modèle libéral de la société ouverte : Tenantes du pouvoir économique et culturel, elles sont aujourd’hui les derniers soutiens des grands partis et surtout du modèle économique dominant. Rempart autodésigné au « populisme », elles interdisent de fait la visibilité des aspirations des catégories populaires. »
Toujours selon Christophe Guilluy, ceci expliquerait largement la critique de l’État providence : 
« Il faut comprendre cette évolution à la lumière d’une société multiculturelle naissante. Le sentiment général n’est pas que l’on souhaite « moins d’État » ni moins de prestations sociales pour soi-même mais pour les « autres ». (…) En effet, la remise en cause de la légitimité de l’État-providence dans un pays qui attache par ailleurs autant d’importance aux services publics et à l’État est le signe d’un basculement politique et sociétal majeur. C’est le paradoxe de la situation actuelle qui dénote la perversité d’un système libéral et mondialisé : demain, la critique de l’État-providence ne sera plus portée par en haut mais par ceux-là mêmes qui en ont le plus besoin. »
Avant d’en venir à mes conclusions personnelles, prenons le temps de revenir sur les conséquences qu’il en tire pour l’évolution politique française. En quoi tout ceci pourrait-il expliquer la montée du Front National, la fragilisation croissante du Parti Socialiste, et le maintien problématique de la droite classique ?
(à suivre)

29 oct. 2014

LA PEUR DE SE RETROUVER MINORITAIRE SERAIT UNIVERSELLE

La France périphérique (4)
Afin d’enrichir sa recherche, Christophe Guilluy nous invite à prendre conscience que la peur de se retrouver minoritaire dans son propre lieu de vie, n’est pas l’apanage des Français les moins favorisés. Loin de là ! On retrouve cette peur de partout.
Tout d’abord la population immigrée est elle-même inquiète de se voir submergée par de nouveaux arrivants :
« Ainsi, si 82 % des musulmans franciliens interrogés sont favorables au droit de vote des étrangers, ils sont la moitié à juger « qu’il y a trop d’immigrés », et 52 % à considérer que l’on « ne se sent plus chez soi comme avant » (…) Les Français musulmans vivent au quotidien la question des flux migratoires, dans des villes ou des quartiers où se concentrent les flux d’immigration récente, c’est-à-dire dans des espaces où les mobilités résidentielles sont fortes et l’instabilité démographique permanente. Or, une part importante de la population musulmane francilienne, souvent en phase d’ascension sociale et vieillissante, vit difficilement l’intensification des flux migratoires récents, souvent subsahariens, qui contribuent fortement à une forme d’insécurité culturelle. »
Et ceci se retrouve dans les pays de par le Monde :
« En novembre 2012, le magazine Maroc Hebdo avait suscité l’émoi en affichant sur sa « une » le titre « le péril noir » pour dénoncer l’immigration subsaharienne. »
« Personne ne souhaite être minoritaire : Dans une société multiculturelle où l’autre ne devient pas soi, la question du nombre devient essentielle : combien va être « l’Autre » dans ma ville, mon village, mon quartier, mon immeuble ? (…)Il n’est scandaleux que s’il se réfère à une hiérarchie entre les peuples et les cultures, mais légitime quand il répond à l’angoisse compréhensible de ne pas souhaiter être ou devenir « minoritaire » sur un territoire donné. »
« Devenir ou être minoritaire, c’est dépendre de la bienveillance d’une majorité : Avec Israël, les juifs passent du ghetto au village. Ce passage d’une minorité structurelle à une majorité relative soulève évidemment des questions touchant le rapport à l’autre, le développement de logiques séparatistes, la création de colonies autour de Jérusalem qui visent par exemple à maintenir le fait majoritaire. » 
Partout les classes dirigeantes vivent le multiculturalisme positivement car, elles « ont les moyens de la frontière invisible avec l’autre, ne veulent pas de cette séparation. Ce sont elles qui demandent, au nom du bien, toujours plus de « mixité ». »
D’où une incompréhension croissante entre les deux :
« Le décalage entre la perception des élites et celles du peuple se lit dans cette gestion du multiculturel. Aux classes dominantes, qui vivent le multiculturalisme à 5 000 euros par mois, et pour qui la solution passe par plus de mixité, les classes populaires, celles qui vivent le multiculturalisme à 1 000 euros par mois, répondent séparatisme. (…) Les catégories modestes souhaitent préserver leur capital social et assurer la transmission de leur patrimoine et de leur « village » à leurs enfants. Il s’agit d’une démarche de protection, pas de fermeture, elle n’interdit donc pas l’accueil de l’autre ni la fraternité mais exige un entre-soi majoritaire. »
Difficile cohabitation, et défi collectif…
(à suivre)

28 oct. 2014

LA MOBILITÉ NE CONCERNE PAS TOUT LE MONDE

La France périphérique (3)
Avant d’en venir aux conclusions politiques que tire Christophe Guilluy, arrêtons-nous un instant sur son analyse de ce qui est considéré comme une donnée de notre monde : le développement de la mobilité.
D’abord qu’en est-il des migrations internationales ?
« Les migrations internationales ne concernent qu’environ 3 % de la population mondiale, soit une partie infime des habitants de la planète. En réalité, quand elles ont lieu, l’essentiel des mobilités humaines sont des migrations internes aux États. Dans tous les cas, l’immense majorité des habitants du monde vivent dans le pays où ils sont nés. (…) On l’oublie souvent : l’immigration est d’abord un arrachement, plus rarement un choix. (…) Une enquête de Sciences Po(1) montre que le taux d’expatriation ne touche que 0,004 % des non-diplômés contre 2,1 % des titulaires d’un doctorat, soit 52 fois plus. La part des jeunes ingénieurs travaillant à l’étranger est passée de 14,6 % à 19 %. »
Ainsi à nouveau, déconnexion entre la France des métropoles et celle de la périphérie. Mais tout ceci doit être en train de changer puisque la France est sillonnée de TGV. Sauf que qui trouve-t-on dans les TGV ?
« L’économiste Julien Milanesi observe par exemple que depuis la mise en service d’un train roulant à 300 km/ h plutôt qu’à 160 km/ h ou 200 km/h, la SNCF attire toujours plus de catégories supérieures. Le train est devenu un moyen de transport socialement marqué. Plébiscitée par les élites, l’hypermobilité est le fait des classes supérieures, une mobilité financée pour partie par… les catégories modestes. Les coûts des infrastructures ferroviaires, routières et aériennes sont en effet pour partie assumés par des financements publics ; des budgets pharaoniques auxquels contribue donc la majorité, surtout pour le confort, in fine, d’une minorité. »
Aussi la mobilité qui est l’apanage des métropoles est creuse davantage la fracture :
« Les métropoles mondialisées et gentrifiées resteront celles des mobilités (par le haut pour les catégories supérieures et par le bas pour les catégories populaires immigrées), tandis que la France périphérique verra peu à peu émerger une France des sédentaires contraintes par le contexte économique, social et foncier. »
« La volonté d’éviter les quartiers et plus largement les territoires des grandes villes où se concentre l’immigration participe à la sédentarisation des populations dans des territoires économiquement peu dynamiques. »
(à suivre)

27 oct. 2014

PROMENADE DANS LA FRANCE ABANDONNÉE

La France périphérique (2)
Dès que l’on quitte le monde des métropoles, on se retrouve en une France qui vit déconnectée de l’économie-monde.
« Territoire d’une France « populaire et fragile », la « France périphérique » recoupe des réalités économiques et sociales très différentes. Des territoires ruraux et industriels de la Bretagne intérieure aux territoires du « périurbain subi » de Brignoles, ce petit tour de la «France périphérique » vise à éclairer l’émergence d’un continuum socioculturel sur les ruines des classes ouvrières et moyennes. »
C’est donc une France difficile à saisir et à décrire puisqu’elle recouvre des réalités concrètes très différentes. Elle recouvre aussi bien la révolte des bonnets rouges bretons ou celle des sidérurgistes lorrains de Gandrange.
Qu’ont-ils en commun ? Essentiellement d’être pris au piège d’appartenir à un territoire où les offres d’emploi régressent, car déconnecté du mouvement mondial, et d’y être piégé par des liens économiques et culturels :
« Les problèmes financiers sont structurels (ayant du mal à s’acquitter du paiement des traites de leur maison, des nombreux déplacements, de l’obligation de posséder deux voitures) et l’endettement, voire le surendettement, répandu. Quand le chômage frappe, l’éloignement des zones les plus dynamiques rend difficile un retour à l’emploi. Le piège se referme sur « cette classe moyenne inférieure » caractéristique en réalité de ces nouvelles catégories populaires fragilisées. »
Autre propos très dérangeant de Christophe Guilluy, son discours sur l’attitude des classes les plus défavorisées vis à vis de l’immigration : ce sont elles qui sont effectivement confrontées à la réalité de la cohabitation, et non pas les classes supérieures, qui ont, elles, la possibilité de vivre à distance. Les classes favorisées peuvent construire des stratégies d’évitement : elles parlent de la société multiculturelle, mais elles n’en vivent pas au quotidien les inconvénients.
« Contrairement à ce que l’on croit, le diagnostic rationnel, objectif, est celui des classes populaires, car ce sont elles qui vivent au quotidien, depuis trente ans, les effets de la mondialisation (stagnation ou déflation salariale, précarisation, chômage, fin de l’ascension sociale) et de son corollaire lié à l’immigration (aléas de la cohabitation, quartiers difficiles, problèmes de logement, déshérence de l’école, instabilité démographique...). Ainsi, contrairement à ce que l’on écrit et dit un peu partout, le diagnostic « par le bas » (désigné comme « populiste ») n’est pas le fruit d’un emportement irréfléchi, d’une radicalisation irrationnelle ou d’une protestation superficielle) »
Aussi si elles ont fui les banlieues et se sont retrouvées dans cette France périphérique, où elles se sentent de plus en plus abandonnées, ce n’est pas pour y revenir, et pas non plus pour accepter le discours moralisateur d’une mondialisation et d’une société multiculturelle qui seraient a priori positives.
(à suivre)

23 oct. 2014

LES BANLIEUES SONT-ELLES DES GHETTOS ?

La France périphérique (1)
Souvent quand on prend le temps de lire un livre dont tout le monde parle, on est déçu, car le niveau d’attente est tel que c’est le plus probable. 
Avec La France Périphérique de Christophe Guilluy, rien de tel. Non seulement la richesse du contenu et son originalité sont à la hauteur du buzz, mais sa lecture m’a même ouvert plus de perspectives que je ne l’imaginais avant !
Il était donc nécessaire que je lui consacre une série de billets, où, conformément à mon habitude, je vais alterner citations – selon la logique d’un patchwork de ce qui m’a le plus interpellé – et commentaires, ou digressions. Je ne vais pas suivre nécessairement le plan du livre, mais procéder plutôt à une déconstruction-reconstruction.
En route donc pour cette promenade dans, pour reprendre le sous-titre, « comment on a sacrifié les classes populaires ».
Quelques observations d’abord sur l’immigration et les banlieues des métropoles.
« L’inégalité sociale et culturelle au cœur d’un modèle sans « classes moyennes » : En 2008, dans la Seine-Saint-Denis, 63 % des actifs ayant déjà travaillé et âgés de 18 à 50 ans sont d’origine étrangère. Mais c’est le cas de près de 90 % des ouvriers, contre à peine plus de 30 % des cadres. En Île-de-France, si 61 % des ouvriers de 18-50 ans ayant déjà travaillé sont d’origine étrangère, c’est le cas de 24 % des cadres seulement. Si le phénomène est plus marqué dans la métropole parisienne, les dynamiques sont les mêmes dans l’ensemble des grandes métropoles. Partout le clivage social tend à recouvrir un clivage ethnique. »
Pour l’instant, rien de très surprenant : nous retrouvons les immigrés « là où nous les attendions », c’est-à-dire parmi la classe ouvrière, donc la moins favorisée.
Mais souvent, dès que l’on parle de banlieues, on y associe la vision d’un ghetto dont il est difficile, voire impossible de sortir. Or Christophe Guilly dresse un portrait tout autre, celui « des banlieues intégrées et qui produisent des classes moyennes » :
« On ne perçoit pas que ces territoires se caractérisent en fait par l’importance de leur mobilité résidentielle. Dans son rapport de 2005, l’ONZUS (Office National des Zones Urbaines Sensibles) révélait que le taux de mobilité en ZUS était de 61 % ce qui en faisait les territoires les plus mobiles de France. La permanence d’indicateurs sociaux dégradés est en fait une des conséquences de cette mobilité. Car si ces quartiers accueillent en effet une part essentielle des flux migratoires, ils enregistrent dans le même temps, et logiquement, le départ des ménages les mieux insérés ou les plus diplômés. »
Ainsi selon son analyse, ces banlieues qui entourent les villes métropoles, ne sont pas des lieux d’exclusion, mais d’inclusion dans l’économie-monde, certes au prix d’un modèle inégalitaire, mais les connexions sont réelles.
Alors que le reste du territoire, celui qui n’est ni métropole, ni banlieue d’une métropole, est lui coupé de l’économie-monde. C’est là que l’on trouverait les vrais défavorisés. Bienvenue dans la France périphérique !

(à suivre)

1 sept. 2014

SO ?

Pour la reprise du live de mon blog, dernier retour sur le livre Thomas Piketty : qu'est-ce j'en retiens personnellement ?
Le capital du XXIe siècle (23)
Tout d’abord et essentiellement, l’intérêt des séries longues et des remises en perspective. Comment en effet réfléchir dans l’instantané ? Comment distinguer ce qui est courant de fond ou rupture réelle, de ce qui n’est qu’évènementiel ou écume provisoire autrement ? Chaque méandre fait par la Seine ne veut pas dire qu’elle change de destination !
Deuxièmement une forme de contradiction interne quand il prône à la fois la méfiance par rapport à la mathématisation du monde, et qu’il n’hésite pas à dire que telle ou telle équation est incontournable – comme par exemple β = s/g. Il tombe lui-même dans le piège qu’il dénonce à juste titre : le monde est trop complexe, et les phénomènes humains ne suivent pas des équations – pour reprendre l’expression de Daniel Kahneman, nous ne sommes pas des « Econs », mais « Humans » –, aussi les mathématiques doivent être utilisées avec circonspection, en la matière.
Troisième limite, le peu de poids qu’il donne à l’innovation technologique et aux ruptures techniques. Il est vrai que dans le passé – celui qu’il a observé dans ses séries longues –, les grandes ruptures ont d’abord été celles provoquées par les conquêtes et les guerres, mais, depuis les dernières décennies, nous vivons une accélération des mutations techniques, tant dans le rythme de leur succession que dans la vitesse de propagation. Elles sont et seront, j’en suis persuadé, une source croissante de décomposition et de recomposition du capital, et donc des inégalités. Il suffit par exemple d’avoir en tête les évolutions de valeurs des entreprises comme IBM, Microsoft, Motorola, Nokia, Apple, et plus récemment Google et Facebook pour s’en persuader.
Ces limites posées, il n’en reste pas moins que Thomas Piketty met l’accent sur quelques données majeures que tout responsable politique doit garder en tête :
- Imaginer que nous pourrions revenir à un taux de croissance très élevé comme pendant la période des Trente Glorieuses, est très probablement une illusion dangereuse.
- Les inégalités en capital comme en revenu, atteignent un niveau qui risque de faire exploser le consensus social sur lequel repose toute société.
- Le maintien d’un équilibre entre volonté de transmettre à ses descendants – et donc la nécessité de maintenir un droit à l’héritage – et capacité au renouvellement par les nouvelles générations est essentiel.
- L’importance prise par les finances internationales et la sophistication des outils employés conduisent à un enrichissement des plus riches, déconnecté d’une réelle prise de risque et d’un engagement entrepreneurial.

17 juil. 2014

LA FORCE DES PLACEMENTS DES PLUS GRANDES FORTUNES

Le capital du XXIe siècle (22) – Inégalités9
Pour appuyer son étude, Thomas Piketty analyse alors les performances relatives des dotations en capital des universités américaines. C’est en effet une source homogène, avec un accès à toutes leurs performances, et de taille très variée (le capital géré par les plus grandes dépasse les 10 Milliards $ et s’apparentent donc aux plus grandes fortunes, alors que celui des plus petites est en dizaines de millions).
Première conclusion : elles ont toutes globalement surperformées, puisque le rendement moyen obtenu a été de 8,2% par an entre 1980 et 2010.
Deuxième conclusion : la performance s’accroît avec la taille puisqu’elle passe de 6,2 % pour les plus petites à 10,2% pour, Harvard (30 Milliards $ de capital géré), Yale (20 Milliards $) et Princeton (plus de 15 Milliards $), et cette croissance est systématique.
Un écart de 1% peut sembler modeste, mais comme il est renouvelé chaque année, il conduit à un écart de 22% en 20 ans, et 64% en 50 ans. L’écart annuel de 4% entre les deux extrêmes revient à multiplier par plus de 2 en 20 ans, et plus de 7 en 50 ans.
D’où vient cette divergence croissante ? D’abord, de l’effet de taille qui permet d’une part de mieux amortir les frais de gestion ;
Mais surtout selon Piketty, les très grandes fortunes bénéficient des meilleurs conseils et accèdent aux meilleurs placements. Ainsi plus le capital géré par l’Université est important, plus sa stratégie de placement est diversifiée, et plus elle a accès à des placements à très haut rendement tels que les actions non cotées (private equity), fonds spéculatifs (hedge funds), produits dérivés… :  « On constate qu’ils (les placements alternatifs) représentent à peine plus de 10 % des portefeuilles pour les dotations inférieures à 50 millions d’euros, puis atteignent rapidement 25 % entre 50 et 100 millions d’euros, 35 % entre 100 et 500 millions d’euros, 45 % entre 500 millions et 1 milliard, pour finalement culminer à plus de 60 % des portefeuilles pour les dotations supérieures à 1 milliard d’euros. »
Tel est pour Piketty un des risques majeurs : voir les plus grandes fortunes progresser quasiment inexorablement à cause de cet accès réservé aux meilleurs produits financiers.
« Si l’on ajoute à cela l’inégalité du rendement du capital suivant la taille du capital initial, que la complexité croissante des marchés financiers globalisés peut avoir tendance à renforcer, on voit que tous les ingrédients sont réunis pour que la part détenue par le centile et le millime supérieurs de la hiérarchie mondiale des patrimoines dans le capital de la planète atteigne des niveaux inconnus. Il est certes difficile de dire à quel rythme se fera cette divergence. »
Dernière remarque tirée de son livre avant de conclure : la somme des actifs nets détenus par les ménages européens représentent 70 000 milliards €, soit plus de 20 fois la somme de tous les fonds souverains chinois et des réserves de la Banque de Chine. Donc pas d’inquiétude à avoir : nous ne sommes pas prêts d’être détenus par la Chine. Donc selon lui, le seul vrai risque est bien la divergence oligarchique.
(à suivre)

16 juil. 2014

LE POIDS CROISSANT DU MONDE DES MILLIARDAIRES

Le capital du XXIe siècle (21) – Inégalités8
Dernier volet de cette promenade au pays des inégalités guidé par Thomas Piketty, celui qui a trait aux plus grandes fortunes.
Premier mode d’analyse proposé, celui qui part du classement du magazine Forbes. Selon ce magazine, la part détenu par les milliardaires en dollar est passée de 0,4% du patrimoine privé mondial en 1987 à 1,5 % en 2013.
Autre façon proposée par Piketty : examiner l’évolution du patrimoine détenu par un pourcentage fixe de la population mondiale, par exemple le un vingt millionième le plus riche ou le un cent millionième. Dans le premier cas, le patrimoine moyen est passé de 1,5 Milliards $ en 1987 à 15 en 2013, soit une progression moyenne annuelle de 6,4% au-dessus de l’inflation. Dans le deuxième cas, le patrimoine moyen est passé de 3 à près 35 Milliards $, soit 6,8% au-dessus de l’inflation. Soit dans les deux cas, nettement plus que la progression annuelle du patrimoine moyen qui n’a été que 2,1%, ou encore le revenu mondial qui a été 1,4%.
Selon ses calculs, il y aurait donc bien une concentration croissante du capital : plus on est riche, plus son capital s’accroît rapidement.
(à suivre)

15 juil. 2014

HÉRITER OU TRAVAILLER ?

Le capital du XXIe siècle (20) – Inégalités7
Une autre façon d’analyser la relation entre héritage et revenu est de comparer le niveau de vie atteint par les personnes qui ont bénéficié du 1% des héritages les plus élevés, versus par les personnes qui ont atteint les 1% des emplois les mieux payés. Ou formulé plus simplement : pour être riche, vaut-il mieux hériter ou travailler ? C’est ce que Thomas Piketty appelle le dilemme de Rastignac : faut-il faire un bon mariage ou réussir professionnellement ?
Jusqu’en 1870, la réponse est sans appel : le niveau des héritiers favorisés est 2,5 fois plus élevé que celui des salariés favorisés. Donc pas de dilemme : si vous n’êtes pas un héritier et que vous êtes ambitieux, chercher la meilleure dot. Inutile de vous épuiser à faire des études.
Dès 1870, l’écart diminue et s’inverse en 1890, c’est-à-dire avant les deux guerres mondiales. Probablement l’impact de la révolution industrielle. Ainsi pendant plus de 60 ans, la réponse s’inverse : priorité à la réussite professionnelle.
A partir de 1930, et surtout de 1950, le niveau de vie des héritiers se redresse, et finalement à partir de 1970, les deux sont équilibrés : l’inégalité héritée équivaut à l’inégalité professionnelle. Thomas Piketty projette que les héritiers dans les années à venir vont dépasser les professionnels, mais à nouveau ses projections ne sont que spéculatives, et de plus l’écart est modeste.
Retenons donc en tout cas qu’en 2010, si vous êtes bien nés ou avez fait le bon mariage, cela équivaut à la meilleure réussite professionnelle.
Or comme Thomas Piketty l’indique : « Nos sociétés démocratiques s’appuient en effet sur une vision méritocratique du monde, ou tout du moins sur un espoir méritocratique, c’est-à-dire une croyance en une société où les inégalités seraient davantage fondées sur le mérite et le travail que sur la filiation et la rente. Cette croyance et cet espoir jouent un rôle tout à fait central dans la société moderne. Pour une raison simple : en démocratie, l’égalité proclamée des droits du citoyen contraste singulièrement avec l’inégalité bien réelle des conditions de vie, et pour sortir de cette contradiction il est vital de faire en sorte que les inégalités sociales découlent de principes rationnels et universels, et non de contingences arbitraires. »
Voilà bien un des défis actuels français : défendre une culture de l’entrepreneuriat et de l’innovation. Comment arriver à ne pas retomber dans une forme d’inégalité héritée ? A sa façon, le livre de Piketty apporte des éléments montrant qu’en France, pour reprendre une expression populaire, « c’est pas gagné ! ».
(à suivre)

10 juil. 2014

LE RETOUR DE L’HÉRITAGE

Le capital du XXIe siècle (19) – Inégalités6
Autre angle d’analyse concernant le patrimoine : celui de l’héritage. Quel est son poids ?
Je ne vais pas reprendre ici le détail des calculs de Thomas Piketty qui portent sur l’impact de l’allongement de la durée de vie, de la mortalité due aux deux guerres, du baby-boom qui en a suivi, puis du développement récent des donations.
Je vais me contenter de la synthèse qu’il en fait, c’est-à-dire de la part des patrimoines hérités dans le patrimoine total en France, et dans les ressources totales :
- Avant 1910, ils représentaient 85 à 90 % du patrimoine total, et 24% des ressources totales,
- Entre 1910 et 1970, chute rapide jusqu’à ne plus représenter que 45% du patrimoine, et 10% des ressources,
- Remontée depuis 1970 pour atteindre en 2010, 65% du patrimoine et 22% des ressources.
Ainsi la destruction engendrée par les deux guerres avait fait de la France un pays largement à reconstruire, et donc neuf en quelque sorte. Mais la reconstruction une fois faite, le poids de l’héritage est de retour.
Est-ce à dire que, comme Thomas Piketty le propose, cette part va continuer à croître dans les décennies à venir et que nous allons retrouver le pic de 1910 ? Cela dépendra des ruptures technologiques à venir et de la solidité des patrimoines actuels. Donc difficile d’être aussi affirmatif sur le futur.
Mais ce qui semble clair, est que le poids des héritages est aujourd’hui redevenu important. Ceci ne serait pas gênant si l’on pouvait compenser un handicap en patrimoine, par un avantage en revenu salarial. Malheureusement, et c’est bien un des problèmes de la société française contemporaine, l’un et l’autre ont tendance à se renforcer, l’importance des donations et le fonctionnement de l’Éducation nationale jouant de concert.
Poursuivons l’analyse de cette relation entre héritage et revenu…
(à suivre)

9 juil. 2014

UNE EUROPE DEVENUE MOINS INÉGALITAIRE EN TERME DE PATRIMOINE QUE LES ÉTATS-UNIS

Le capital du XXIe siècle (18) – Inégalités5
Passons maintenant aux inégalités de patrimoine.
Là encore, on constate en France, et plus généralement en Europe, que la période des deux guerres mondiales a fortement réduit les inégalités de patrimoine, et que depuis, peu ou prou, la situation est stable, mais toujours avec un fort niveau de concentration :
- 65% du patrimoine est détenu en 2010 par le décile supérieur, contre près de 90% en 1910 et autour de 80% pendant tout le 19ème siècle.
- 25% par le centile supérieur en 2010, contre 60% en 1910, et 45 à 50% pendant le 19ème siècle.
Une autre façon de formuler cette évolution est de dire qu’il faut dix fois plus de personnes pour obtenir le niveau de détention : 10% de la population au lieu de 1% un siècle plus tôt.
Que dire de la comparaison entre Europe et États-Unis ?
D’abord une inversion des positions : l’Europe de 1910 était nettement plus inégalitaire que les États-Unis, le décile supérieur y détenant plus de 60% des biens contre 45%. Cent ans plus tard, de partout les inégalités ont diminué,  mais nettement moins aux USA qui se retrouvent plus inégalitaires, avec 35% détenu par le décile supérieur contre 25% en Europe.
Selon Thomas Piketty, c’est cette forte réduction des inégalités, couplée avec la forte croissance qui est à l’origine de l’image si positive des Trente Glorieuses sur le vieux continent : « On a l’impression d’avoir dépassé le capitalisme, les inégalités et la société de classes du passé ».  
Et comme depuis la croissance s’est enrayée et que les inégalités ne régressent plus,  nous serions en train de vivre le temps de désillusion. Thèse intéressante et probablement pertinente…
(à suivre)

8 juil. 2014

LE MONDE DES SUPER-CADRES ANGLO-SAXONS

Le capital du XXIe siècle (17) – Inégalités4
Arrêtons-nous maintenant sur une comparaison au sein des pays développés entre les pays anglo-saxons versus les autres, car depuis les années 70, nous vivons une évolution divergente.
Du côté des pays anglo-saxons, les inégalités de revenus se creusent.
Ainsi selon les calculs de Thomas Piketty, « si l’on cumule la croissance totale de l’économie américaine au cours des trente années précédant la crise, c’est-à-dire de 1977 à 2007, alors on constate que les 10 % les plus riches se sont approprié les trois quarts de cette croissance ; à eux seuls, les 1 % les plus riches ont absorbé près de 60 % de la croissance totale du revenu national américain sur cette période ; pour les 90 % restants, le taux de croissance du revenu moyen a été ainsi réduit à moins de 0,5 % par an. »
Bien plus, c’est le millième supérieur qui a capté l’essentiel : à eux seuls, ils ont absorbé plus de 30% cette croissance. Qui sont-ils ? D’abord des cadres dirigeants, et seulement pour moins de 5%, des sportifs, acteurs ou artistes. D’où une nouvelle formule de Piketty, concernant les USA : « Les nouvelles inégalités américaines correspondent bien plus à l’avènement des « super-cadres » qu’à une société de « superstars ». »
Cette évolution, on la retrouve dans les autres pays anglo-saxons, mais deux à trois fois moins forte.
A l’inverse dans les autres pays développés, aussi bien en Europe qu’au Japon, on ne retrouve pas cette évolution : la part du centile supérieur est sensiblement stable depuis les années 70, ce qui signifie que la captation des revenus s’est fait à due proportion de sa situation antérieure. Les inégalités ne diminuent, ni se creusent.
Même remarque pour le millime supérieur. Ainsi les salaires extrêmement élevés de quelques cadres dirigeants y sont suffisamment rares pour que ceci ne se traduise pas dans les indicateurs macroéconomiques.
En résumé, dans les pays anglo-saxons, l’inégalité des revenus a retrouvé ou est en passe de retrouver les niveaux records des années 1910-1920, alors qu’en Europe continentale et au Japon, elle est beaucoup plus faible et a peu changé depuis 1945.
Ceci est bien résumé par la comparaison entre les États-Unis et l’Europe : la part du décile supérieur évolue de façon synchrone jusqu’en 1970, puis diverge. En 2010, le décile supérieur représente près de 50% des revenus aux USA, contre 35% en Europe.
(à suivre)

7 juil. 2014

D’UNE SOCIÉTÉ DE RENTIERS À UNE SOCIÉTÉ DE CADRES

Le capital du XXIe siècle (16) – Inégalités3
Que s’est-il passé selon Thomas Piketty en matière de réduction des inégalités de revenus ? Beaucoup à cause des guerres, rien à cause d’un processus structurel de compression des inégalités. Telle est une des thèses majeures de son livre : les inégalités perdurent, et même se développent comme nous le verrons plus loin.
« Dans une large mesure, la réduction des inégalités au cours du siècle écoulé est le produit chaotique des guerres, et des chocs économiques et politiques qu’elles ont provoqués, et non le produit d’une évolution graduelle, consensuelle et apaisée. Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé, et non la paisible rationalité démocratique ou économique. »
Cette assertion est loin de faire l’unanimité aux seins des économistes. Comme un de mes amis me disait dernièrement : « Au temps des rois, seuls les nobles pouvaient lire la nuit. Au dix-neuvième siècle, toute la bourgeoisie le pouvait. Aujourd’hui tout le monde. Belle réduction des inégalités, non ? »
Il est vrai que l’accès au confort et technologies diverses se diffuse de plus en plus…
Sans entrer dans cette polémique entre experts, force est de constater que la tranche où les revenus du capital dominent les revenus du travail ne représente de nos jours que 0,1% des revenus les plus élevés, soit cinq fois moins qu’en 1930, et dix fois moins qu’en 1910.
Mais si les inégalités liées au capital se sont réduites,  celles liées aux salaires restent, car, comme Thomas Piketty le rappelle, le salariat n’a jamais été un bloc homogène.
Thomas Piketty ramasse cela en une formule adroite : « Dans une large mesure, nous sommes passés d’une société de rentiers à une société de cadres. » Et il précise : « C’est-à-dire d’une société où le centile supérieur est massivement dominé par des rentiers (des personnes détenant un patrimoine suffisamment important pour vivre des rentes annuelles produites par ce capital) à une société où le sommet de la hiérarchie des revenus – y compris le centile supérieur – est composé très majoritairement de salariés à haut salaire, de personnes vivant du revenu de leur travail. »
(à suivre)

3 juil. 2014

DES POPULATIONS QUI PARTAGENT LE MÊME TERRITOIRE, MAIS N’ONT PAS LES MÊMES PRÉOCCUPATIONS

Le capital du XXIe siècle (15) – Inégalités2
Résumons en simplifiant la structure du capital telle qu’elle se présente dans un pays développé moyen, c’est-à-dire peu ou prou comme la France.
La première moitié de la population est locataire et n’a pour actif que ce qu’elle met dans l’appartement et dans quoi elle roule.
Puis à partir des patrimoines autour de 100 000€, commence le monde des propriétaires immobiliers, et le poids de cet investissement représente d’abord la totalité, et encore l’essentiel de leur patrimoine, ce jusqu’à 1M€, c’est-à-dire quand on atteint les derniers pourcentages de la population.
Au-delà, pour le dernier %, le poids de l’immobilier baisse, et nous entrons dans le monde des actifs financiers et professionnels, actifs qui deviennent dominants quand on dépasse les 2 M€.
Enfin après 20 M€, l’immobilier devient marginal.
Une autre façon de formuler cela, serait de dire :
- La moitié de la population est préoccupée par le niveau des loyers, et épargne pour meubler son appartement et acheter sa voiture. Aucun capital, uniquement des revenus, donc une très grande sensibilité à toute évolution des conditions de travail, ainsi que des loyers qui constituent une part essentielle des dépenses contraintes (plus de 20% aujourd’hui en France).
- 45% sont préoccupés par la valeur de l’immobilier qui constitue l’essentiel de ses actifs. La chute de la bourse et des placements financiers aura un impact sur leur capital, mais de deuxième ordre par rapport à l’évolution de l’immobilier. Une fois les emprunts remboursés, et si aucun nouveau projet d’agrandissement immobilier n’est nécessaire, une variation des revenus peut être amortie.
- 5% sont d’abord préoccupés par la bourse et le développement de leurs propres affaires, l’évolution de l’immobilier devenant de plus en plus indifférente au fur et à mesure que la fortune s’accroît. Pour les plus riches, une chute de l’immobilier n’aura finalement qu’un impact marginal sur le capital, ce qui n’est pas le cas de la bourse et de l’activité économique. Leur revenu direct du travail qui a aussi explosé, garde un impact, mais une variation peut être amortie par le capital accumulé.
Donc des divergences potentielles importantes entre les plus pauvres, les classes moyennes, les classes supérieures, et les dirigeants. Pas très étonnant qu’il soit difficile de diriger un pays et de construire des solidarités collectives.
Ces différences sont-elles différentes de celles des siècles précédents ?
(à suivre)