28 mai 2009

ÊTRE IRRATIONNEL, C’EST NIER L’IMPORTANCE DES PROCESSUS CACHÉS ET INCONSCIENTS

La décision peut-elle être mise en équation ?

Les linéaires des librairies sont encombrés de livres sur le management et la prise de décision – j'y ai contribué moi-même ! -, les écoles de commerce et autres MBA fleurissent un peu partout à travers le monde, les Directions Générales sont peuplées d'experts ayant parcouru le monde et aguerris à l'analyse multicritère… Bref, tout est en place pour que l'élaboration et la prise de décision soient le résultat d'un processus « scientifique » et « rationnel »… Oui, si on veut, mais….

Pendant des années, l'entreprise Treca, une des leaders dans le domaine du matelas, s'est refusée à entrer dans le marché des matelas en latex. Pour elle, sorti du ressort, pas de salut. Certes, elle était en position de force sur ce segment, mais celui du latex se développait, et sa Direction refusait même d'en discuter. Bizarre, non ? Oui si l'on s'en tient à l'approche « rationnelle » habituelle, mais, si l'on prend le temps de connaître l'histoire de l'entreprise et le sens de son nom, on se donne une chance de comprendre ce qui se passe. Que veut dire Treca ? C'est un raccourci pour Tréfilerie Câblerie : l'entreprise était née autour de son activité de tréfilerie. Le ressort n'était pas seulement un « objet anonyme » qui était là pour assurer le confort des matelas, c'était la raison d'être de l'entreprise, la justification de son nom. S'autoriser à étudier le marché du latex s'était risquer d'abandonner un jour le ressort, prendre le risque de « tuer son père »… Pas facile. Tout ceci était en arrière-plan, dissimulé dans l'inconscient collectif…

Au milieu des années 80, j'ai été chargé de mission à la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale). Je faisais partie de la petite équipe dite « industrielle », celle dont la mission était de contribuer à une meilleure répartition géographique des emplois en France. Nous avions comme leviers d'action les primes à l'aménagement du territoire et l'existence d'une autorisation pour toute extension ou création en région parisienne. Au-delà des critères logiques et connus, nous avions identifié un caché et pourtant finalement « rationnel ». Quel était-il ? La localisation de la résidence secondaire du ou des décideurs… Que se passait-il ? En fait l'analyse « rationnelle » des localisations possibles conduisait la plupart du temps à plusieurs options possibles. Le choix entre elles allait dépendre de la grille de choix et de la pondération entre les différents éléments d'analyse. Or cette grille et cette pondération étaient très largement subjectives et ne pouvaient être déduites d'aucun manuel de management. A ce moment-là, le ou les dirigeants concernés repensaient qu'eux-mêmes, auraient à aller dans cette usine, et que, si elle n'était pas trop loin de leur maison de campagne, ce serait quand même pratique… Évidemment, vous ne trouverez ce critère dans aucun document officiel, mais c'est une réalité…

A son arrivée à la tête de cette grande entreprise, ce dirigeant expérimenté avait eu pour la première fois de sa carrière à faire face à un nouveau secteur d'activités. Pas facile de comprendre la logique de ce secteur : les enjeux technologiques étaient complexes, le jeu concurrentiel mouvant, le rythme des innovations très particulier… En fait, il avait été un peu perdu. Bien sûr, il avait cherché à apprendre le plus vite possible toutes ces nouvelles règles du jeu, mais il gardait une nostalgie du secteur qu'il venait de quitter. Un peu comme s'il regrettait une terre natale… Mais heureusement, son entreprise était prospère et avait à choisir un nouveau domaine d'activités. Rapidement, une évidence s'imposa à lui : le secteur qu'il avait quitté, celui qu'il connaissait si bien, était le bon. Une étude stratégique après, la décision était prise : son entreprise allait s'y développer. Cette décision étonna bon nombre d'analystes, car le lien entre ce nouveau domaine et les activités historiques de l'entreprise n'était pas évident. Mais la signature apposée au bas de l'étude stratégique était tellement convaincante…

L'histoire de l'entreprise, les attentes cachées des décideurs, l'histoire personnelle du dirigeant sont autant de facteurs essentiels dans un processus de décision.

Certains pourraient y voir un problème, une tendance contre laquelle il faut lutter.

Personnellement, je ne crois pas, car cela montre que nous ne sommes pas face à des mécaniques anonymes et inhumaines. Penser que l'on peut tout mettre en équation, ce n'est pas être réellement rationnel : nier la réalité de ces processus, c'est être irrationnel.

Être rationnel, c'est faire face à la réalité des processus cachés et inconscients… et apprendre à en tirer parti.

2 commentaires:

Jandin Gérard a dit…

Bonjour,
Je pourrais illustrer ce propos par une histoire vécue. J'ai dirigé il y a quelques années une entreprise qui s'était développée après avoir dû quitter la région parisienne 30 ans auparavant. Elle s'était implantée dans l'Oise, tout en conservant son siège social à Paris. Pourquoi l'Oise? En réalité parce que le dirigeant historique de l'entreprise possédait une résidence secondaire à Mers les Bains. Le vendredi il travaillait à l'usine et lorsqu'il quittait son travail, il n'avait tout simplement pas à subir les embouteillages parisiens.
30 ans plus tard, la société avait été rachetée par un groupe international et une rationalisation logistique était décidée. L'analyse rationnelle montra que l'implantation de cette usine était cohérente en regard d'une approche rigoureuse, car elle était située au milieu d'une zone à forte population si l'on inclut la région parisienne, le Bénélux et le sud de l'Angleterre.
mai si sa résidence secondaire avait été située au sud de a France, le site aurait été fermé. CQFD.

Robert Branche a dit…

Merci de cette excellente illustration !