31 mars 2011

L’OUBLI EST NÉCESSAIRE POUR AVANCER

Devons-nous brûler tous les protestants ?
Il devient ou redevient « à la mode » en France de se replonger dans l’histoire et dans nos racines pour se définir. Certes l’idée est louable et apparemment sympathique. Mais que va-t-on y trouver ? N’est-ce pas le même risque que celui couru par Jeanne dans Incendies(1) ? Les apôtres de la mémoire et des racines ne vont-ils pas mettre le feu à ce pays ? Ne vont-ils pas allumer l’incendie qui va rendre impossible tout vivre ensemble, tout vivre au futur ?
Suivons-les pour un temps et plongeons dans notre passé :
  • Faut-il, au nom des guerres de 14-18 et 39-44, rompre toute relation avec l’Allemagne ? 
  • Ou alors c’est la Grande Bretagne qui est l’ennemie ? La guerre de Cent ans n’est pas si loin, car pourquoi ne pas remonter jusque là ? Y a-t-il une limite au devoir de mémoire ?
  • Côté religion, faut-il se méfier des protestants ? Ils ne sont quand même pas de catholiques. Aurions-nous fait la guerre de religion pour rien ? Pourquoi aller faire une croisade en Lybie alors que l’on peut la faire chez nous ?
  • Inutile de parler des juifs, nous les avons maltraités à de multiples moments, aucune raison d’arrêter.
  • Et pourquoi ne pas non plus réhabiliter l’inquisition ?
  • Et les italiens ne sont-ils pas les héritiers de ces romains qui ont ridiculisé les Gaulois ?
  • Et pourquoi aider les Grecs alors qu’ils ont dominé le monde ? 
  • Et les Égyptiens, où sont donc leurs pharaons ?
Certes, j’exagère. Mais qui a commencé ?
Qui nous parle de la France en nous parlant de son passé ? Qui a peur de ceux qui la rejoignent ? Qui croit que c’est dans son passé que la France trouvera et construira son avenir ? Qui prône le devoir de mémoire ?
Tout individu se construit sur une part d’oubli qui est la seule façon d’avancer, de pardonner et de penser au futur. Il en est de même avec les nations et les pays : la France ne sera généreuse et porteuse d’avenir que si elle ne se pense pas au passé  et ne cherche pas dans le futur le prolongement de ses origines.
Méfions-nous des incendiaires qui pourraient réveiller des démons du passé…

30 mars 2011

INCENDIES MET LE FEU AU DEVOIR DE LA MÉMOIRE

Comment vivre quand on sait que l’on est né d’un crime ?
Un frère et une sœur, jeunes adultes à l’aube de leur vie, font face au notaire, employeur et ami de leur mère. Celle-ci vient de mourir, et ils écoutent la lecture du testament. Double choc : celui de la demande de leur mère de retrouver leur père, celle de la nouvelle de l’existence d’un frère qu’elle leur demande aussi de retrouver.
Leur père est un inconnu, lointain, quelque part dans ce Liban quitté par leur mère au moment de leur naissance. Ils le croyaient mort. Pourquoi aller à sa rencontre ? Pourquoi remettre en  cause l’équilibre de leur vie, ici ? Pourquoi quitter le Québec ?
Et puis ce frère, qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi leur mère ne leur en a jamais parlé ? Quelle drôle d’idée, d’un seul coup, dans un testament, de lâcher la bombe de son existence !
Réaction symétrique et opposée entre le frère et la sœur.
Simon, le frère est d’avis qu’il faut continuer comme avant. Surtout ne pas savoir, surtout ne rien changer. Il est bien là après tout. Rien n’est parfait, mais aucun drame apparent. Probablement des non-dits, des problèmes de-ci de-là, mais rien d’apparemment dramatique. Oui, sa mère avait son jardin secret. Oui, ils ont peut-être, et même certainement, un père quelque part au sud Liban, et un frère aussi. Et alors ? Simon ressent le danger de ce passé enfoui. C’est vrai que ce n’est pas très courageux. N’a-t-il pas tort de vouloir laisser inconnu ses origines ?
Jeanne, la sœur, n’a pas peur de ce passé. Elle, elle veut partir, va partir à sa recherche. Elle n’imagine de rester là comment avant. Maintenant qu’elle sait que ce passé inconnu existe, elle doit partir. Pourquoi ? Est-elle plus courageuse ? Est-elle plus insatisfaite de sa vie ici ? Allez savoir… La voilà sur le chemin de ses racines, de leurs racines, mettant ses pas dans ceux de sa mère. Elle découvre l’horreur de la guerre du Sud Liban et comment ses origines en dépendent. Elle va convaincre son frère de la rejoindre.
Je ne vais pas vous raconter le film et le chemin d’horreur de ses découvertes successives. A vous de les découvrir si vous ne l’avez pas vu.
Au terme de ce voyage, quelques questions se poseront : qui avait raison, celui qui voulait continuer comme si de rien n’était ou celle qui voulait savoir ? Comment vont-ils pouvoir vivre avec ce qu’ils ont appris ? Peut-on survivre quand on sait que l’on est né d’un crime ?
Incendies n’apporte pas de réponses. Denis Villeneuve l’a tourné comme un documentaire, pas de commentaires, pas d’explications, pas de jugements. Juste le choc de la succession des images, juste l’empilement des faits, lente plongée… sans fonds.
Il montre simplement que la remontée à la surface de certains faits venant du passé n’est pas toujours souhaitable. Comment vivre en effet sans oubli ?
Ce qui est vrai pour un individu l’est aussi des sociétés : est-il toujours pertinent de vouloir se souvenir de tout ? Le devoir de mémoire n’est-il pas parfois à pondérer par la nécessité de l’oubli ? Que penser de la volonté de penser la France en la plongeant dans son passé ?
 (à suivre)
PS : Si vous n’avez pas vu ce film, courez-y ! Si vous êtes occupés, arrêtez ce que vous faites ! Si vous n’avez pas le temps, trouvez-le ! Bref, aller le voir...

29 mars 2011

ON NE PEUT PAS NE PAS COMMUNIQUER, MAIS QUE COMMUNIQUE-T-ON ?

Quand des chercheurs de Palo Alto appliquent des modèles logiques pour analyser la communication humaine
Patchwork tiré d’un livre publié en 1967 pour l’édition originale, UNE LOGIQUE DE COMMUNICATION de P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D Jackson
Fatale communication et communication fatale
« On ne peut pas ne pas avoir de comportement. Or, si l’on admet que, dans une interaction, tout comportement a la valeur d’un message, c’est-à-dire qu’il est une communication, il suit qu’on ne peut pas ne pas communiquer, qu’on le veuille ou non. Activité ou inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message. De tels comportements influencent les autres, et les autres, en retour, ne peuvent pas ne pas réagir à ces communications, et de ce fait eux-mêmes communiquer. »
« Qu’est-ce que la communication analogique ? La réponse est relativement simple : pratiquement toute communication non-verbale. (…) Il faut y englober posture, gestuelle, mimique, inflexions de la voix, succession, rythme et intonation des mots, … (…) Toute communication a deux aspects : contenu et relation ; nous pouvons nous attendre à voir non seulement coexister, mais se compléter, les deux modes de communication dans tout message. (…) Chaque partenaire risque d’introduire, dans le processus de traduction, le type de digitalisation conforme à sa vision de la nature de la relation. ( …) Quelle signification digitale ont la pâleur, les tremblements, la transpiration et le bégaiement d’un individu soumis à un interrogatoire ? »
 « Soit un couple pris avec un problème conjugal. (…) Dépouillés de leurs éléments passagers et fortuits, leurs affrontements se réduisent à un échange monotone de messages de ce genre : « Je me replie parce que tu te montres hargneuse » et « Je suis hargneuse parce que tu te replies ». (…) Dans les Paradoxes de l’infini, Bolzano étudie différents types de suites (S) dont la plus simple est sans doute la suivante : S = a-a+a-a+a-a+a-a-… Selon les regroupements, S = (a-a) + (a-a) … = 0, ou S=a – (a-a) – (a-a)… =a, ou S=a-(a-a+a-a=a-a…)=a-S, donc S=a/2 (…) La nature d’une relation dépend de la ponctuation des séquences de communication entre les partenaires. »
Incomplétude, paradoxe et confiance
 « Il est facile de comprendre que les discordances dans la ponctuation des séquences de faits ont lieu toutes les fois que l’un au moins des partenaires, ne possède pas la même quantité d’information que l’autre, mais ne s’en doute pas. (…) D’une manière générale, c’est faire une supposition gratuite de croire que l’autre, non seulement possède la même quantité d’information que moi-même, mais encore qu’il doit en tirer les mêmes conclusions. »
 « Faites cadeau à votre fils Marvin de deux chemises de sport. La première fois qu’il en met une, regardez-le avec tristesse, et dites-lui d’un air pénétré : « Alors, et l’autre, elle en te plaît pas ? » »
« X sait si son chèque est valable ou non ; Y ne peut que lui faire confiance, ou au contraire se méfier systématiquement, car avant de porter le chèque à la banque, il ne saura pas s’il a eu raison ou non de l’accepter. A partir de ce moment-là, sa confiance ou sa méfiance seront remplacées par la certitude qui était celle de X au départ. Il n’y a dans la nature de la communication humaine aucun moyen de faire partager à autrui une information ou des perceptions que l’on est seul à connaître. Au mieux, l’autre peut faire confiance, ou se méfier, mais il ne peut jamais savoir. »
On ne peut pas sortir du cadre dans lequel on se trouve
« Le rat qui dirait : « J’ai bien dressé mon expérimentateur. Chaque fois que j’appuie sur le levier, il me donne à manger », refuserait d’admettre la ponctuation de la séquence que l’expérimentateur cherche à lui imposer. »
 « En ce sens, la situation de l’homme face à son mystérieux partenaire n’est pas foncièrement différente de celle du chien de Pavlov. Le chien apprend rapidement quel est le sens du cercle et de l’ellipse, et son monde vole en éclats quand brusquement l’expérimentateur détruit ce sens. Si nous scrutons notre expérience subjective, dans des situations comparables, nous découvrons que nous sommes enclins à supposer qu’un « expérimentateur » secret est à l’œuvre derrière les vicissitudes de notre vie. La perte ou l’absence d’un sens de la vie est peut-être le plus commun dénominateur de toutes les formes de détresse affective. »
« Gödel a pu montrer que dans ce système, ou un système équivalent, il est possible de construire une proposition, G, qui : 1° est démontrable d’après les prémisses et les axiomes du système, mais : 2° dit d’elle-même qu’elle est indémontrable. Ce qui signifie que si G est démontrée dans le système, son « indémontrabilité » (qui est ce qu’elle dit d’elle-même) pourrait également être démontrée. (…) Alors G est indécidable dans les termes du système. »
« Wittgenstein montre que nous ne pourrions connaître quelque chose sur le monde comme totalité que si nous pouvions en sortir ; mais si cela était possible, ce monde ne serait plus le tout du monde. (…) Car, comme il doit être plus qu’évident désormais, rien à l’intérieur d’un cadre ne permet de formuler quelque chose, ou même de poser des questions, sur ce cadre. (…) « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophique) »

28 mars 2011

ON NE DIRIGE PAS EFFICACEMENT EN SE TRANSFORMANT EN UNE MACHINE

Il n’y a pas d’un côté le professionnel du management, et de l’autre l’homme privé
Comme je l’ai évoqué dans mes derniers articles, ainsi bien sûr que dans mes livres, le vrai management a peu à voir avec les mathématiques, les tableurs excel et les raisonnements mécaniques :
  • Contrairement aux apparences, la réalité des processus de décision est beaucoup plus complexe et fait intervenir des inconscients multiples : ceux des acteurs en place, les acteurs cachés, les processus implicites, les habitudes… (1).
  • La pérennité d’une entreprise repose largement sur sa culture qui constitue une forme d’ADN (2)
  • .Le futur est imprévisible et non modélisable. L’élaboration d’une stratégie doit partir d’abord du futur et de la localisation des « mers » vers lesquelles l’entreprise peut aller (3). 
  • Les mathématiques doivent être utilisées avec précaution et parcimonie dès qu’il s’agit de prévision et de management (4).
Et pourtant rien – ou bien peu – ne change dans les écoles d’ingénieurs et de commerce. On continue à faire croire que le management est une affaire de mise en équation et de recherche de certitudes.
Il est à ce titre significatif que les « Mecque » du management s’appellent des MBA, c’est-à-dire des Master of Business Administration : faut-il vraiment administrer les entreprises ?
Ne serait-il pas plus judicieux de les appeler des MBU, c’est-à-dire des Masters of Business Understanding ?
A quand des cours d’histoire pour enseigner l’art de l’interprétation et la recherche des sens cachés et oubliés ?
A quand des cours de philosophie pour se préoccuper du sens à apporter aux actions ?
A quand des cours de neurosciences et psychologie pour mieux comprendre comment se forment les décisions ?
Et surtout quand fera-t-on comprendre aux managers qu’il n’y a pas deux personnes : d’un côté une personne privée qui lit des romans, ressent des émotions, aime ou déteste,  croit ou non en Dieu… et d’un autre côté un dirigeant qui serait une mécanique froide, professionnelle, faisant des calculs sans affects…
Il est urgent de réunir les deux : chacun de nous est un et indivisible !

(1) Voir Une entreprise décide-t-elle consciemment ?
(2) Voir Une entreprise est-elle seulement une juxtaposition d’individus ? 
(3) Voir notamment Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude
(4) Voir On ne trouve pas dans les mathématiques la réponse à l’incertitude, et  Attention à ne pas mathématiser le monde

25 mars 2011

L'INCONSCIENT EN MUSIQUE

Mensonges, paroles et mystères...
Le thème du mensonge, des réalités cachées, des décisions absurdes est présent dans de nombreuses chansons. En voici trois qui me tiennent à coeur... 



24 mars 2011

UNE ENTREPRISE DÉCIDE-T-ELLE CONSCIEMMENT ?

L’iceberg des processus inconscients
Imaginons la scène suivante : réunion au sein d’une grande entreprise, sujet : doit-on ou non créer une nouvelle usine, une décision importante à prendre qui va engager le futur de l’entreprise. Sont présents autour du Directeur Général, tous les directeurs concernés, ainsi que le consultant qui a été chargé de préparer la décision.
La réunion se déroule. Au début, présentation faite par le consultant, succession de tableaux multiples, mélange de réflexions et de chiffres. Chacun a devant lui son dossier qu’il a reçu la veille et a eu le temps de l’examiner. La discussion s’enclenche, échanges parfois vifs mais toujours courtois, on creuse de plus en plus les pour et les contre, le Directeur Général intervient pour relancer ceux qui ne parlent pas. In fine, la décision est prise. Est-elle la bonne ? Impossible d’en être certain, mais elle a été prise en connaissance de cause, c’est-à-dire à la suite d’un processus éclairé, documenté et conscient.
Conscient ? Vraiment ? Apparemment, oui. Tout s’est déroulé de façon « rationnelle », logique, argumentée, préparée.
Certes, mais pour chacun des participants, sa décision, comme nous l’avons vu dans mes articles des jours précédents, est largement influencée par ses émotions et ses processus inconscients. Donc derrière l’apparente logique de chaque raisonnement, se  cachent d’autres logiques. Faut-il en avoir peur ? Non, pas vraiment, car ce sont ces processus inconscients qui rendent nos choix efficaces, ils moulinent plus vite, compilent les data, nous suggèrent des solutions.
D’ailleurs le plus souvent, au moment crucial, quelqu’un va dire : « Non, vraiment, désolé, je n’y crois pas à ce scénario. Je ne le sens pas. Non, pour moi, arrêtons les états d’âme, il faut choisir l’autre et y aller franco. » Combien de fois, une telle phrase a-t-elle été prononcée ? Presqu’à chaque réunion à laquelle j’ai assisté.  Que veulent dire ces mots « je n’y crois pas », « je ne le sens pas », « état d’âme » ? Sommes-nous à l’église ?  A une réunion de speed-dating ?... Émotion, quand tu nous tiens !
Donc chaque participant n’est pas si conscient de pourquoi il pousse dans telle ou telle direction…
Mais, au fait, y a-t-il des participants cachés ? Y a-t-il des absents qui conditionnent les choix ? Y a-t-il des « inconscients » qui agissent ?
Non, il n’y a personne de caché sous la table et tout est clair. En êtes-vous si certains ?
Prenons l’exemple du rapport présenté par le consultant. Il a été élaboré dans son cabinet avec bon nombre de consultants. Il est le fruit de longs calculs, de longues réunions et de multiples arbitrages internes. Pour arriver aux quelques scenarios présentés, beaucoup d’autres ont été étudiés et écartés. Est-ce que les autres participants sont au courant de tous ces travaux préalables ? Oui, ils savent qu’ils existent, mais ils ne savent pas ce qui s’y est dit. Une part essentielle du processus est donc inconsciente pour la plupart de ceux qui sont autour de la table…
Ce qui est vrai pour le consultant, est vrai pour chacun des participants. En effet, comme chacun savait que la décision allait être prise en réunion,  chacun l’a préparé avec ses équipes. Certaines pré-réunions ont même eu lieu, à deux ou trois. Qui est au courant ? Quelques-uns, mais pas tous. Est-ce que ce travail préalable a été utile ? Oui, et donc il influence la décision finale.
Décidemment, il s’est passé beaucoup de choses sous la table ! Et ce n’est pas fini…
Dernier exemple de processus inconscient pesant sur la décision elle-même. Dans mon article d’hier, j’évoquais la culture de l’entreprise comme un élément essentiel pour permettre à l’entreprise d’exister et de perdurer au cours de sa vie. Eh bien cette culture, elle aussi est là pendant la réunion : elle influence les choix, elle conditionne les décisions, elle oriente les actions. Est-ce de manière consciente ? Parfois oui, souvent non, car elle est intériorisée au sein de chaque participant, sauf pour les nouveaux.
Et dire que d’aucuns croient que c’est par des tableurs Excel qu’ils vont « professionnaliser » la décision !

23 mars 2011

UNE ENTREPRISE N’EST-ELLE QU’UNE JUXTAPOSITION D’INDIVIDUS ?

Sans règles, sans culture, une entreprise n’existe pas en tant que tout
Comme un individu, l’identité d’une entreprise, ce qui fait qu’elle perdure dans le temps, qu’elle se transforme tout en restant elle-même, est la résultante de son histoire, de sa mémoire emmagasinée et des processus sédimentés.
Sa mémoire et son histoire sont multiplement éclatées et recomposées. Elles émergent de chacun des morceaux qui la composent, des sociétés absorbées et fusionnées, des pays où elle s’est développée, des produits et des services lancés et abandonnés, de ses succès et de ses échecs… et bien sûr surtout des hommes et des femmes qui la composent.
Quel est l’ADN qui lui permet de réagir et de s’adapter ? Quel est ce liant qui fait qu’elle existe comme un tout, et non pas seulement comme une juxtaposition fragile et aléatoire, une simple collection de structures, d’objets et de personnes hétérogènes ? Comment peut-elle perdurer malgré, voire à  cause, des arrivées et des départs, des débuts et des fins ?
Dans les Mers de l’Incertitude, j’écrivais :
« C’est l’existence de règles propres qui fait qu’une entreprise existe en tant que telle, et n’est pas qu’une juxtaposition d’individus. Ces règles peuvent comprendre des éléments objectifs comme le cadre juridique, les systèmes d’information ou l’organisation interne, mais aussi subjectifs comme des us et coutumes, un langage propre. (…) Comme tout organisme vivant, une entreprise se compose et se décompose sans cesse. (…) Elle vit. Sans l’existence de ses règles et de sa culture, l’identité de l’entreprise ne perdurerait pas au travers de ces transformations continues. Si ce ciment venait à disparaître, l’entreprise, en tant que système collectif, cesserait d’exister pour ne devenir plus qu’une collection d’individus juxtaposés. Elle perdrait sa cohésion et ne pourrait plus être dirigée. Si, suite à une fusion, une culture commune n’est pas mise en place, on aura une juxtaposition et non pas une entreprise.
Quand IBM devient une entreprise centrée sur le software et sur la prestation intellectuelle, est-elle toujours IBM ? Après avoir absorbé successivement Fina, puis Elf, Total est-il resté Total ? Quand Veolia nait à partir de la scission des activités environnement issues de la Générale des Eaux redevient-elle la Générale des Eaux sous un autre nom ? Quand France Télécom cesse d’être une entreprise publique et s’internationalise de plus en plus, est-elle toujours France Télécom ? Quand BSN devient Danone s’agit-il d’une création nouvelle ou d’une transformation d’une identité ?
(…) De la même façon que la Seine n’est pas l’eau qui est en train de passer sous le pont Mirabeau, ni seulement le fleuve qui passe là, comment définir ce qui fait qu’une entreprise reste elle-même quand elle subit une transformation profonde ? On retrouve la question de l’identité de l’entreprise. (…) Elle ne se décide pas brutalement, elle est le résultat de son histoire. La Direction peut vouloir l’infléchir et la faire évoluer, elle ne peut pas la changer instantanément.
(…) A force de ne pas s’intéresser à ce qui fait et a fait l’identité d’une entreprise, ou de simplement ne pas y prêter une attention suffisante, on risque de voir a posteriori bon nombre de salariés se désimpliquer, ne plus comprendre quel est leur rôle et ce que l’on attend d’eux, voire la quitter. Je peux rattacher bon nombre de problèmes actuels rencontrés par ces entreprises à cette non prise en compte. »
Et qu’en est-il des processus conscients et inconscients ? L’entreprise décide-t-elle aussi sans s’en rendre compte ?
(à suivre)

22 mars 2011

FAIRE LES BONS CHOIX AVANT DE LES CONNAÎTRE

Je suis et je pense… après !
Est-il possible que nos processus inconscients analysent plus vite et mieux que nos processus conscients une situation et nous fassent prendre la bonne décision sans que nous nous en rendions compte ?
Imaginons la situation suivante : j’ai face à moi quatre tas de cartes, A, B C et D. À chaque carte, je peux recevoir un bonus ou une pénalité. Chacun des tas présente une certaine logique, et donc un certain niveau de risque. Je dois la découvrir le plus vite possible pour ajuster mes choix, sachant que l’objectif que l’on m’a fixé est de maximiser mon profit total.
Comment imaginer que, dans cette situation, mes processus inconscients seraient les plus efficaces pour m’amener à la bonne stratégie ?
Et pourtant…
Dans son émission du 29 janvier(1), Jean-Claude Ameisen relate une expérience menée par Antonio Damasio en 1997(2). Avec son équipe, Antonio Damasio a soumis des volontaires à un choix entre quatre tas de cartes : les tas A et B permettaient de faire des gains plus importants, mais de temps en temps, y apparaissaient des pénalités beaucoup plus fortes. Résultat, sur une période longue, la meilleure stratégie était de tirer les cartes uniquement dans les tas C et D.
Pour comprendre comment les volontaires agissaient, non seulement, on observait leurs choix, mais on leur demandait tous les dix choix d’expliquer ce qu’ils avaient compris du jeu. On mesurait aussi leur niveau de stress.
Que s’était-il passé ? Au début, les joueurs ont rapidement opté pour les tas A et B.  Puis quand les cartes de pénalités fortes ont commencé à apparaître, leur niveau de stress est monté, ils sont mis à transpirer et progressivement ont opté de plus en plus pour les tas C et D, c’est-à-dire les stratégies effectivement gagnantes. Donc rien que de très normal.
Sauf que, quand ils ont commencé à opter pour les tas C et D, ils ont été incapables d’expliquer leur choix : ils « sentaient » qu’il fallait éviter les tas A et B, mais sans savoir pourquoi. Cela n’a été que plus tard, qu’ils ont dit avoir compris ce qui se passait et avoir changé de stratégie.
Ainsi comme le dit le titre de l’expérience, ils ont fait le bon choix avant de connaître quel était le bon choix. Troublant, non ?
Si je résume en quelques mots le contenu de mes derniers billets : ma mémoire consciente repose sur une reconstruction continue de mes souvenirs, eux-mêmes chargés d’émotions, et mes processus inconscients supportent efficacement mes décisions conscientes, ce le plus souvent sans que je le sache.
En quoi ceci interpelle-t-il le management des entreprises ? Les entreprises, elles aussi, reconstruisent-elles leur mémoire et sont-elles peuplées de processus inconscients efficaces ?
(à suivre)

(2) Deciding advantageously before knowing the advantageous strategy. (p.1293-5) N°275, parution : 1997, par Bechara A, Damasio H, Tranel D, et Damasio A.

21 mars 2011

D’OÙ VIENNENT MES IDÉES ?

Mon inconscient travaille pour moi
Faire confiance à des idées qui viennent dont je ne sais pas d’où, ou laisser les commandes à mon inconscient, quelle drôle d’idée !
Et pourtant, n’est-ce pas ce que l’on fait la plupart du temps que l’on conduit ? Rappelez-vous votre dernier voyage en voiture : avez-vous vraiment conduit consciemment tout le temps ? N’y-a-t-il pas eu des séquences, plus ou moins longues, où vous avez pensé à autre chose ? Et si vous pensiez à autre chose, qui conduisait ? Qui a freiné et tourné à gauche quand il le fallait ? Vous, bien sûr dans le sens que votre corps était aux commandes de la voiture. Mais si vous définissez votre « moi » au sens restreint, c’est-à-dire à vos activités conscientes, ce n’était plus vous qui conduisiez…
Maintenant, laissez la voiture et posez-vous la question suivante : « D’où me viennent mes idées ? Qu’est-ce que l’intuition ? Comment puis-je avoir un flash qui m’apporte la solution à ce problème sur lequel je butais, encore tout à l’heure ? » En un mot, qui a travaillé pour vous ? Eh bien, j’ai un vrai « scoop » : celui qui a travaillé pour vous, c’est vous, c’est-à-dire que vos processus inconscients ont cherché et trouvé la solution de votre problème(1).
Que s’est-il passé ?
Dans un premier temps, nous avons donc consciemment pensé au problème, réuni les informations dont nous disposions, précisé ce que nous cherchions, et, après quelques efforts, constaté que nous ne trouvions pas la solution. Puis, sans pour autant abandonné notre recherche, nous sommes passés à autre chose, en se disant : « Bon, je bute sur une difficulté. Cela ne fait rien. J’y reviendrai plus tard. ».
Or pendant que nous focalisions notre conscience sur autre chose – un autre problème, un livre, un film, une conversation avec des amis… –, nos processus inconscients travaillaient en douce, sans que nous en rendions compte. Pourquoi s’étaient-ils mis en branle ? Parce qu’ils savaient que nous faisions face à un problème irrésolu, et qu’ils étaient « aux ordres » de notre conscience. Alors ils ont mouliné, compilant toutes les données, les moulinant dans tous les sens, gigantesque usine interne, cachée et massivement parallèle.
A un moment, de cette activité foisonnante, a émergé quelque chose qui semblait pouvoir répondre à la solution de notre problème. Nos processus inconscients n’allaient pas garder cela pour eux : quoi que nous fussions en train de faire, ils ont envoyé une alerte, un flash pour nous faire prendre conscience de cette solution éventuelle. Et voilà d’où nous est venue l’idée ! Ensuite, nous avons pu l’analyser, la soupeser et vérifier qu’elle était bien la bonne idée. Sinon, eh bien, tout est reparti pour un tour : nous sommes focalisés à nouveau sur un autre sujet, et nos processus inconscients, soldats dévoués et jamais désespérés, se sont remis à la recherche d’une nouvelle idée (2).
Donc nos processus inconscients nous pilotent le plus souvent et travaillent pour nous. 
Mais, il y a encore plus étonnant : savez-vous que votre inconscient réfléchit juste et plus vite, et du coup, vous pouvez prendre les bonnes décisions, avant d’avoir pu comprendre pourquoi ?
(à suivre)
(1) D’aucuns imaginent que des « êtres extérieurs » seraient capables de communiquer avec nous, notre néocortex ayant comme une antenne capable de capter des transmissions. Je suis désolé d’apporter une réponse infiniment plus prosaïque, nettement moins poétique, mais, je crois, plus conforme à la réalité !
(2) Ceci est une libre reformulation de ce que décrit Lionel Naccache dans le Nouvel Inconscient (Odile Jacob, 2006)

18 mars 2011

JE ME SOUVIENS EN MUSIQUE

Trois émotions...
Comme je l'ai écrit cette semaine, mémoire et émotions sont indissociables. 
Depuis mon adolescence, la musique a été un compagnon/acteur fidèlement présent. Trois chanteurs m'ont depuis le début accompagné : Neil Young, Léonard Cohen et JJ Cale.
Voici trois chansons qui sont pour moi trois madeleines, trois moments chargés de souvenirs et d'émotion : Old Man de Neil Young, I'm your man de Léonard Cohen et Friday de JJ Cale.



17 mars 2011

ÊTRE SCIENTIFIQUE, C’EST ACCEPTER LES ÉMOTIONS… ET L’INCONSCIENT

J’essaie de faire au mieux sachant que ma mémoire est partielle et partiale
Donc sans mémoire, je serais incapable de construire la moindre interprétation sur le monde qui nous entoure et la notion même de « je » aurait bien peu de chance d’exister. Or ma mémoire est imparfaite, déforme constamment au fur et à mesure que je me souviens, et est influencée par toutes les émotions associées à mes souvenirs.
Alors je fais comment ?
Eh bien, je fais avec, je fais comme je peux ! Qu’est-ce à dire ?
Comme je sais que, à chaque fois que je me souviens, je reconstruis mon passé, je ne prends pas pour argent comptant ce qui me semble certain : comment pourrais-je prétendre être certain de quoi que ce soit, alors que mon souvenir n’est pas seulement partiel, mais déformé ? Donc je cherche à me raccrocher à des faits, des écrits. Et surtout je me confronte avec d’autres mémoires, d’autres souvenirs, d’autres interprétations.
Est-ce à dire que je ne me fie pas à ce dont je me souviens ? Non, bien sûr ! Mais ce n’est qu’un des briques sur laquelle je m’appuie. Une brique essentielle, primaire, fondatrice, mais une brique, juste une brique…
Et mes émotions, alors ? Est-ce que je les mets au frigidaire ? Est-ce que je vise une rationalisation à tout crin qui veut élaborer une vision froide, clinique, « scientifique » ? Non, surtout pas ! Pourquoi ? Parce que, sans émotions, mes souvenirs sont sans couleurs, sans relief, sans vie. Les émotions associées à un événement en sont une partie essentielle. Elles participent aussi à sa mémorisation. Même la science récente l’a démontré1 ! D’où les guillemets que je viens de mettre à scientifique : être scientifique aujourd’hui, c’est accepter ses émotions et les intégrer dans sa vision du monde…
Non simplement, je suis vigilant par rapport à mon climat émotionnel. Si je sens monter un flux excessif, je comprends que mes émotions passées sont probablement en train de déformer mon souvenir et ma compréhension de la situation présente. Pour reprendre mon exemple donné dans mon article d’hier, si je suis ce bébé qui a associé le rouge à un biberon qui n’arrive pas, je dois lutter contre ma phobie du rouge : je vais mobiliser mes processus conscients pour me convaincre que, non, ce rouge qui m’entoure aujourd’hui ne présente plus de menaces pour moi…
Enfin je n’ai pas peur de mon inconscient, c’est-à-dire de tout ce travail fait par mon cerveau sans que j’en aie contrôlé le processus : puisqu’il a travaillé pour moi, pourquoi ne m’en servirais-je pas ?
Mais pourquoi et comment pourrais-je faire confiance à ce que je fais sans savoir d’où cela vient ?
(à suivre… lundi prochain !)
(1) Voir notamment les travaux d’Antonio R. Damasio

16 mars 2011

NOTRE MÉMOIRE EST NÉCESSAIREMENT INEXACTE

On ne peut pas accéder à l’information initiale
Donc pour stocker un souvenir, nous l’avons démonté en petits morceaux.
Quand nous nous souvenons de quelque chose, nous rappelons les morceaux de puzzle qui constituent le souvenir. Comme ce rappel est imparfait, certaines pièces vont manquer et d’autres vont arriver déformées. Nous allons alors boucher les trous et redécouper certaines des pièces pour qu’elles puissent s’assembler entre elles.
Si une heure plus tard, le lendemain ou dans un mois, nous rappelons à nouveau ce souvenir, il nous reviendra avec les déformations faites la dernière fois : si nous avions comblé des trous, les pièces additionnelles reviendront avec les pièces initiales éventuellement redécoupées. Mais à nouveau, il manquera des pièces et de nouvelles déformations apparaîtront… Si nous le rappelons souvent, au bout d’un moment, nous ne ferons plus de nouvelles modifications : nous aurons « simplifié » la réalité et fluidifier le mode de rappel.
Ainsi, à chaque fois que je me souviens, je reconstitue et je recrée. Notre mémoire a de l’imagination !
Mais la situation vécue a-t-elle toujours été stockée initialement avec exactitude ?
Pas vraiment, car que veut dire « exactitude » ? Au mieux, cela correspond à la perception que nous avions de la situation. Au pire, tout est déformé par une émotion trop violente associée à la situation.
Imaginons par exemple qu’un bébé ait dû attendre son biberon pendant suffisamment longtemps pour que cela ait constitué une expérience émotionnelle très traumatisante. Supposons qu’à ce moment-là la couleur rouge ait été présente fortement dans son environnement immédiat, alors que d’habitude il ne la rencontrait pas. Quelle information va-t-elle archivée ? L’association du rouge avec la mise en cause de sa survie. Cette situation vécue va laisser une trace indélébile avec laquelle il devra vivre toute sa vie : chaque fois qu’il verra la couleur rouge, il ressentira une émotion négative très violente.
Comment savoir quel est le décalage éventuel entre notre souvenir et ce qui s’est passé, comment être conscient de la déformation ? Par nous-mêmes, c’est impossible, car, par construction, nous n’aurons accès à nos souvenirs qu’après cette déformation, et jamais à l’original. Ainsi, lorsque nous avons oublié quelque chose, l’information est peut-être toujours présente quelque part dans le réseau de nos neurones, mais nous en avons perdu la clé d’accès.
Pas vraiment rassurant tout cela, non ?
D’autant plus que la mémoire, c’est ce qui structure notre identité consciente :
  • Sans mémoire, nous serions comme ces nouveau-nés qui ne peuvent pas comprendre le monde qui les entoure.
  • Sans mémoire, nous ne saurions pas que celui que nous étions hier, il y a une semaine ou un mois, était bien nous.

Alors, on fait comment ?
(à suivre)

15 mars 2011

NOUS NOUS SOUVENONS DES CHOSES COMME NOUS TRANSPORTONS LES ARMOIRES

Nos souvenirs sont découpés en petits morceaux
Que fait-on pour transporter une armoire ? On la démonte. Pourquoi ? Parce qu’elle passera plus facilement par les portes et les escaliers. Parce qu’elle tiendra moins de place dans le camion. Attention simplement de ne pas perdre de pièces pendant le voyage.
Et à l’arrivée, reste à la remonter. Si jamais on n’a pas numéroté les pièces, si l’on n’a pas noté comment elles s’emboitaient les unes dans les autres, cette étape risque d’être difficile, voire impossible.
Ce mode de déplacement est aussi celui employé sur internet : l’information, comme l’armoire, voyage démontée, avec annexée la liste comprenant le nombre de pièces et comment on doit les assembler.
Et notre mémoire, comment fonctionne-t-elle ? Avons-nous, dans un coin du cerveau, toutes les informations stockées, bien rangées, les unes à côté des autres ? Notre cerveau contient-il un « bibliothécaire » qui classerait chaque souvenir comme un livre et irait le chercher ensuite au bon moment ?
Non, pas du tout, nous stockons les souvenirs comme nous transportons les armoires, nous les démontons. Chaque souvenir complexe est décomposé en un grand nombre d’éléments : la bande-son va se loger dans la partie du cerveau associée à l’audition, les images dans celle associée à la vue, etc. Et chacune de ces sous-informations peut être elle-même éclatée en plusieurs éléments.
Du coup, nous optimisons l’espace mémoire, et tout est bien rangé, au bon endroit.
Est-ce donc un système parfait ?
(à suivre) 

14 mars 2011

« LES USAGERS DE L’ÉCRITURE ONT CHOISI DES CARACTÈRES DONT LES FORMES RESSEMBLENT À CELLE QUE L’ON OBSERVE DANS LA NATURE »

Quand les neurosciences revisitent la lecture                                                                                                                    
Patchwork tiré du livre de Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture
Pour lire, nous avons recyclé des circuits nés pour reconnaître les objets et le monde qui nous entoure
« Nous partageons les émotions de Nabokov et la théorie d’Einstein avec un cerveau de primate conçu pour la survie dans une savane africaine. (…) Le temps a tout simplement manqué pour que l’évolution conçoive des circuits spécialisés pour la lecture. Alors, comment un cerveau de primate parvient-il à lire – et à lire de façon aussi efficace ? (…) Notre cerveau s’adapte à son environnement culturel, non pas en absorbant aveuglément tout ce qu’on lui présente dans d’hypothétiques circuits vierges, mais en reconvertissant à un autre usage des prédispositions cérébrales déjà présentes. »
« Dans cette hypothèse, le cortex occipito-temporal n’a évolué que pour apprendre à reconnaître les formes naturelles, mais cette évolution l’a doté d’une plasticité telle qu’il parvient à se recycler pour devenir un spécialiste du mot écrit. Les formes élémentaires que cette région est capable de représenter ont été découvertes et exploitées par nos systèmes d’écriture. Ce n’est donc pas notre cortex qui a évolué pour la lecture – il n’y avait ni le temps ni la pression sélective suffisants. Ce sont, au contraire, les systèmes d’écriture eux-mêmes qui ont évolué sous la contrainte d’être aisés à reconnaître et à apprendre par notre cerveau de primate. »
« Dans toutes les cultures du monde, les usagers de l’écriture ont donc, au fil des années, choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature. Il est probable qu’ils ont agi ainsi parce que, consciemment ou non, ils ont remarqué que ces formes sont les plus faciles à lire. »
Toutes les écritures reposent sur le même socle
« Ainsi pouvons-nous conclure à l’unité fondamentale des circuits de la lecture. Les réseaux cérébraux de la lecture constituent un invariant anthropologique qui fait partie intégrante de la nature humaine. Par-delà la diversité des règles particulières de transcription des sons, tous les lecteurs font appel au même réseau anatomique de régions cérébrales. Un caractère chinois ou une suite de lettres hébraïques subissent le même traitement cérébral. »
« Le cerveau du jeune enfant, lorsqu’il arrive à l’école, est déjà préparé à la reconnaissance des lettres et des mots. Comme tous les primates, son cortex temporal ventral contient probablement un précurseur de l’alphabet. La reconnaissance des objets y fonctionne déjà selon un principe combinatoire, par recombinaison de vastes ensembles de neurones qui codent un alphabet de formes que j’ai appelées « protolettres », et dont bon nombre sont déjà très semblables à certaines de nos lettres. »
« La stylisation qu’ont connue toutes les grandes civilisations de l’écriture est à l’origine de l’orthographe. Orthographier, c’est littéralement « dessiner droit ». Tant que l’écriture repose sur le dessin, sa forme peut varier librement. A partir du moment où les caractères de l’écriture deviennent arbitraires, il n’existe plus qu’une seule bonne manière de les dessiner, une seule « orthographe ». »
Pour lire, nous devons perdre la symétrie
« Après tout, un tigre est tout aussi menaçant quand il présente son profil droit ou son profil gauche… alors qu’un tigre sur le dos présente une menace bien moindre qu’un tigre dont les pattes touchent le sol. (…) Supposons qu’un de nos ancêtres ait survécu à une rencontre avec un tigre venant de la droite. Ne serait-il pas avantageux, pour sa survie future, de le reconnaître au premier coup d’œil lorsqu’il surgit de la gauche ? Il est donc très probable qu’au fil des générations, l’évolution ait favorisé les individus dont le système visuel était capable de généraliser en miroir. »
« Posséder un système nerveux symétrique et le conserver au fil de l’apprentissage présentent donc un double avantage :
-          la symétrie permet de reconnaître les propriétés des objets de façon invariante, indépendamment de leur orientation gauche-droite
-          mais elle n’empêche pas pour autant de coder leur orientation dans l’espace, et d’y répondre par des actions spatiales adaptées, y compris des actions asymétriques »
« Tous les enfants éprouvent initialement des difficultés à distinguer les lettres « b » et « d » ou à identifier leur main droite. »
« Sommes-nous hantés, inconsciemment, par l’image en miroir des mots que nous lisons ? »
Y a-t-il un socle commun pour toutes les cultures ?
« Si le modèle du recyclage neuronal possède une quelconque généralité, on devrait pouvoir rattacher chacune de nos activités culturelles à leurs mécanismes cérébraux et montrent qu’en chaque instance, les contraintes du recyclage imposent des limites sévères à l’espace des possibles. »
« Considérons l’exemple de la reconnaissance des visages. (…) Ainsi une sorte de jeu culturel, à la marge de notre module de reconnaissance des visages, expliquerait la propension universelle des cultures humaines à créer des portraits, des statues, des caricatures, des masques, du maquillage ou des tatouages. Souvent, ces artefacts culturels exagèrent les traits du visage jusqu’à constituer de que les éthologues appellent des « superstimuli » qui suractivent le module plus encore qu’un visage normal. »