Trop de productivité a conduit à la disparition des réserves et à l’anorexie économique
Dans le
tsunami économique déclenché par le coronavirus, les entreprises qui ont
gardé de la souplesse et des réserves, seront mieux à même de résister.
Celles qui ont fait de l’optimisation financière leur seul credo se sont rendues fragiles et "cassantes", incapables de faire face à l’inattendu, car tellement ajustées à leur vision du présent et du futur...
Celles qui ont fait de l’optimisation financière leur seul credo se sont rendues fragiles et "cassantes", incapables de faire face à l’inattendu, car tellement ajustées à leur vision du présent et du futur...
Ce que j’ai écrit dans mon livre "Les Radeaux de feu" à
ce sujet est totalement d'actualité :
« Faut-il
encore que ceux qui sont sur le terrain aient les moyens d’agir et de faire
face à ce qui n’a été ni prévu, ni planifié. Ceci suppose des réserves
disponibles. Redonnons à nouveau la parole aux militaires. Selon le Général
Vincent Desportes, sans réserves, toute bataille est perdue : « Quand un chef
n’a plus de réserves, il a perdu la bataille (…) Pour affaiblir l’adversaire,
le plus efficace est d’attaquer ses réserves, car ce sont la source de sa
puissance ». Il complète dans son livre, Décider dans l’incertitude : « Pour
Churchill, l’engagement de la réserve représente même la responsabilité majeure
du chef ; cette décision prise, ce dernier ne peut plus guère influer sur
l’événement : c’est dans l’utilisation et la préservation de leurs réserves que
les grands chefs ont généralement fait preuve d’excellence ; après tout, une
fois que la dernière réserve a été engagée, leur rôle est achevé … L'événement
peut être confié au courage et aux soldats. »
Et un
peu plus loin, il prolonge en interpellant les dirigeants d’entreprises : « La
question des réserves financières renvoie plus largement à celle de la
logistique et des principes de « flux tendus » ou du « juste à temps ». (…) On
connaît les effets désastreux produits par les aléas (les grèves en particulier)
sur des entreprises ayant abusé de ces principes pour diminuer leurs coûts de
revient. »
On ne
saurait mieux dire. Ceci rejoint ce que j’appelle le risque de l’anorexie : de
plan de productivité en plan de productivité, d’une application sommaire du
lean management à la recherche de la rentabilité immédiate, on rend les
entreprises de plus en plus ajustées à ce que l’on croît juste, et on les rend
cassantes. J'ai parfois l'impression que, comme pour les mannequins qui
meublent les magazines de mode, on fait l'éloge de la maigreur excessive : il
n'y a qu'un pas du lean management à l'« anorexic management » !
En
effet, comment procède-t-on pour améliorer la productivité ? On met en regard
les actions de l’entreprise – présentes et projetées –, avec les résultats
obtenus. Pour ce faire, on dispose d’une grille qui précise ce qui crée de la
valeur, et hiérarchise ce qui est fait en fonction de la contribution à cette
création de valeur. Mais cette grille, par construction, ne tient pas compte de
ce que l’on ne connaît pas, et est directement issue de la vision actuelle et
historique de la situation. On va ainsi considérer comme non productif tout ce
qui ne peut pas être relié à un bénéfice connu.
Conséquemment,
on supprime tout ce qui est jugé inutile : si jamais la vision actuelle est
fausse ou incomplète, il n’y a plus aucune réserve disponible susceptible
d’être mobilisée. Or une chose est sûre, c’est que c’est le cas ! Donc si l’on
se réfère à la théorie militaire, l’entreprise a déjà perdu la bataille… Elle
est fragilisée et cassera faute de souplesse. Elle est rigide comme le verre.
Certes,
être plus léger, c’est aussi consommer moins de ressources et être plus mobile
: je ne fais pas l’éloge de l’obésité, mais celle de l’importance de réserves.
Pour
préciser mon propos, je pose quelques questions « simples » :
- Un
coureur de marathon a-t-il la moindre chance d'arriver au bout de la course,
s'il part sans aucune réserve ? N'a-t-il pas pris la peine de manger des sucres
lents qu'il a stockés préalablement dans son organisme ? La mise en œuvre d'un
plan d'action pour une entreprise relève-t-elle d’une action de courte durée ou
s'apparente-t-elle à un marathon ?
- Un
ensemble d'engrenages peut-il fonctionner sans présence d'un corps gras et d'un
minimum de jeu ? Si l'on réduit toutes les marges de manœuvre et on assèche
tous les mécanismes, l’entreprise ne va-t-elle pas se gripper ?
- Y
a-t-il du vivant sans flou, ni réserve ? Est-ce qu'une cellule vivante pourrait
s'adapter à des changements de son environnement, si elle était parfaitement
adaptée à son environnement actuel ? Si un être vivant était exactement ajusté
à sa situation présente, que se passerait-t-il quand cette dernière change ?
Je
pourrais prolonger cette liste… »