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20 juin 2018

OÙ SONT LES FAITS ?

Un fait sorti de son contexte n’est plus le même fait

Un fait est indissociable de son contexte… ou plus exactement en est dépendant : mis dans un contexte différent, il n’est plus le même. Aussi doit-il être défini non pas indépendamment du cadre dans lequel il existe, mais avec ce cadre. Ou autrement dit, sortir un fait de son contexte est dangereux, car il cesse d’en être un !
« Sony vient de lancer un nouveau téléviseur ultra-plat. »
Levant la tête du dossier que j’étais en train de lire, je regardai le consultant qui venait de faire irruption dans mon bureau.
« Oui, et d’où tiens-tu cette information ?
- Je viens de le lire dans les Échos.
- Dans ce cas, la prochaine fois, dis-moi "Je viens de lire dans les Échos que Sony lancerait un nouveau téléviseur", et non pas "Sony vient de lancer...". Ce n’est pas pareil, car maintenant, il faut que tu te renseignes pour savoir si l’information des Échos est exacte. »
Peut-être, me trouvez-vous trop pointilleux, mais ce n’est pas la même information, le même "fait". 
Quelle est la différence entre les deux expressions ? La définition du contexte dans lequel s’inscrit l’information, ici en l’occurrence un journal.
Dans son livre, Le spectateur émancipé, Jacques Rancière reprend le commentaire de Barthes sur la photographie d'un jeune homme menotté (cf. photo jointe). Cette photo est celle de Lewis Payne, condamné à mort en 1865 pour tentative d'assassinat du secrétaire d'État américain. Il y est menotté dans la prison, peu de temps avant son exécution. 
Comment lire cette photo sans savoir de qui il s’agit ? Ou plus exactement avec ou sans ces éléments de contexte, la photo n’est pas là-même. Sans, on peut voir un jeune homme, au look plutôt contemporain, sombre et romantique. Avec, c’est celle d’un homme depuis longtemps disparu, pris au moment où il défiait la mort.
Dans son Abécédaire, à la lettre D comme Désir, Gilles Deleuze dit : « Vous parlez abstraitement du désir, car vous extrayez un objet supposé être l’objet de votre désir. (…) Je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans une femme. (…)  Elle ne désire pas telle robe, tel chemisier dans l’abstrait. Elle le désire dans tout un contexte, qui est un contexte de vie, qu’elle va organiser. (…) Je ne désire jamais quelque chose tout seul, je ne désire pas non plus un ensemble, je désire dans un ensemble. (…)  Il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement. (…) Désirer, c’est construire un agencement. »
Il en est des faits comme du désir, ils deviennent abstraits si on les extrait de leur contexte, si on ne les considère pas dans leur agencement.
Un fait est aussi lié à un ou des référentiels explicites ou implicites.
Ludwig Wittgenstein dans Recherches Philosophiques, après avoir longuement expliqué pourquoi il est difficile d’être certain de quoi que ce soit et que rien n’est indépendant de celui qui fait l’observation et de celui qui la reçoit, conclut en écrivant : « Il serait étrange de dire : « La hauteur du Mont Blanc dépend de la manière dont on le gravit. » ».
Ouf ! Il y aurait donc des faits absolus et certains… comme la hauteur du Mont Blanc qui est de 4807 m ou la date de la bataille de Marignan qui est 1515. Certes, certes…
Mais ne voilà-t-il pas que des géomètres expert nous annoncent une nouvelle hauteur de 4810,90 m. Il grandirait, car la glace y serait plus épaisse. Tiens, il y avait donc un élément de contexte oublié, un agencement, celui de la présence de la glace et donc de la variation possible de son épaisseur.
Donc une fois, la hauteur de la glace fixée, plus de problèmes ? Oui, mais quand on parle de 4807 m, il s’agit de 4807 m par rapport à quoi ? Par rapport au niveau de la mer. Donc si le niveau de la mer monte ou baisse, le Mont Blanc va être plus ou moins haut. Pourtant le Mont Blanc reste le même. Il n’y est pour rien si la mer monte ou descend – ou si peu ! –, donc le "fait Mont Blanc" reste le même fait. Par contre sa hauteur change, car une hauteur n’a aucun sens dans l’absolu. Elle doit toujours se mesurer par rapport à quelque chose. Donc, quand on dit que la hauteur du Mont Blanc est de 4807 m, on sous-entend par rapport au niveau de la mer. 
Il y a une autre hypothèse qui est elle explicite : c’est l’unité de mesure, le mètre. Heureusement car en miles, le nombre qui exprime la hauteur du Mont Blanc est différent. Et pourtant le Mont Blanc n’est pas plus petit pour les Anglais que pour les Français ou les Italiens…
Pour la bataille de Marignan, il y a aussi une référence, celle de la date de la naissance de Jésus Christ : la bataille a eu lieu en 1515 après Jésus Christ. Là encore comme pour la référence au niveau de la mer, elle est évidente pour tout le monde, donc on ne pense pas à la préciser. Oui, mais si nous nous rendions compte que Jésus Christ était né un an plus tard – il suffirait qu’il soit né avec une semaine de retard… –, alors on devrait dire Marignan 1514. Perturbant, non ? Même les dates ne sont plus des faits absolus…
Heureusement, il nous reste quelques certitudes intangibles comme 4+4 = 8. 
Mais non, car 4+4 peut aussi être égal à 13… en base 5. Derrière toute addition, il y a une référence implicite : le calcul est fait en base 10, c’est-à-dire que tout nombre s’exprime comme décomposé selon les puissances de 10 (ABC=Ax102+ Bx101+ Cx100…). Si maintenant j’exprime un nombre en base 5, la façon de l’écrire change et 8 devient 13 (= 1x5 + 3x50). 
Tout cela est bien compliqué, surtout si l’on n’a pas fait beaucoup de mathématiques… c’est-à-dire si l’on ne maitrise pas le référentiel implicite.
Un peu désespérant : plus on avance, plus les faits nous échappent !

14 déc. 2015

TOUT DÉPEND DE L’OBSERVATEUR

Radar ou jeu ?
Voilà un objet simple et sans discussion possible : ce qui se trouve sur la photo à gauche est un radar qui cherche à dissuader les voitures de dépasser la vitesse limite.
Oui bien sûr…
Et pourtant…
Hier soir, je marchais sur une petite route dans un commune de banlieue. Il était environ 22 heures et quasiment aucune voiture ne passait.
D’un seul coup, j’aperçus sur ma gauche un groupe d’adolescents.
L’un se détacha du groupe et se mit à courir sur la route sous les encouragements de ses camarades. 24 afficha le radar. Applaudissements. Un autre se mit à courir : 25 cette fois. Cris de joie.
Le radar n’était plus un objet pour les voitures mais un jeu qui mesurait leurs vitesses respectives et leur permettait d’essayer de se surpasser !
Comme quoi une interaction entre l’objet et l’observateur est toujours possible…
Comme quoi le réel n'existe pas a priori, mais peut émerger de l’interaction avec nous…
Je venais de retrouver là incidemment, au détour de cette route de banlieue, face à cette situation banale, le cœur de la réflexion de Francisco Varela (*) sur la relation entre observé et observateur : il est faux de penser que nous pouvons nous représenter un monde indépendant de nous ; nous le faisons émerger – nous l’enactons selon sa terminologie – au moment même de notre observation.
Pour la voiture, l’objet est un radar de surveillance. Pour les enfants, c’est un jeu…
(*) Voir notamment "L’Inscription Corporelle de l’esprit" de Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch (Seuil 1993)

9 déc. 2015

TOUT FAIT EST LIÉ À UN OU DES RÉFÉRENTIELS EXPLICITES OU IMPLICITES

Où sont les faits ? (2)
Ludwig Wittgenstein dans Recherches Philosophiques, après avoir longuement expliqué pourquoi il est difficile d’être certain de quoi que ce soit et que rien n’est indépendant ni de celui qui fait l’observation, ni de celui qui la reçoit, conclut en écrivant : « Il serait étrange de dire : « La hauteur du mont Blanc dépend de la manière dont on le gravit. » ».
Ouf ! Il y aurait donc des faits absolus et certains, comme la hauteur du Mont Blanc qui est de 4807 m ou la date de la bataille de Marignan qui est 1515. Certes, certes…
Manque de chance, la hauteur du Mont Blanc n’est pas constante : en 2007, elle est de 4810,90 m ; en 2009 de 4810,45 ; en 2013, elle descend à 4810,02… et en 2015, la voilà qui n’est plus qu’à 4808,73 m. 
D’où viennent ses variations ? De l’épaisseur de la glace et de la quantité de neige qui le recouvre. Tiens, il y avait donc un élément de contexte oublié, celui de la présence de la glace et de la neige, et donc de la variation possible de leurs épaisseurs. 
Donc une fois, celles-ci connues, plus de problèmes ? Oui et non, car quand on parle de 4807 ou 4808 m, il s’agit d’une hauteur par rapport au niveau de la mer. Donc si le niveau de la mer monte ou baisse, le Mont Blanc va être plus ou moins haut. Pourtant le Mont Blanc reste le même, et si le fait « Mont Blanc » reste le même fait, sa hauteur change, car une hauteur n’a aucun sens dans l’absolu : elle doit toujours se mesurer par rapport à quelque chose, et, quand on dit que la hauteur du Mont Blanc est de 4807 m, on sous-entend par rapport au niveau de la mer. 
Il y a une autre hypothèse qui est elle explicite : c’est l’unité de mesure, le mètre. En miles, le nombre qui exprime la hauteur du Mont Blanc est beaucoup plus petit, et pourtant il n’a pas changé pour les Anglais…
Pour la bataille de Marignan, il y a aussi une référence, celle de la date de la naissance de Jésus-Christ : la bataille a eu lieu en 1515 après Jésus Christ. Là encore comme pour la référence au niveau de la mer, elle est évidente pour tout le monde, donc on ne pense pas à la préciser. Oui, mais si nous nous rendions compte que Jésus-Christ était né un an plus tard – il suffirait qu’il soit né avec une semaine de retard… –, alors on devrait dire Marignan 1514. Perturbant, non ? Même les dates ne sont pas des faits absolus…
Heureusement, il nous reste quelques certitudes intangibles comme 4+4 = 8. 
Eh non, car 4+4 peut aussi être égal à 13… en base 5 : derrière toute addition, il y a la référence implicite que le calcul est fait en base 10, c’est-à-dire que tout nombre s’exprime comme décomposé selon les puissances de 10 (ABC=Ax102+ Bx101+ Cx100…). Si j’exprime un nombre en base 5, la façon de l’écrire change, et 8 devient 13 (= 1x5 + 3x50). Tout cela est bien compliqué, surtout si l’on n’a pas fait beaucoup de mathématiques… c’est-à-dire si l’on ne maitrise pas le référentiel implicite.
Un peu désespérant, cette plongée dans les faits : on ne peut les analyser ni hors de leurs contextes, ni sans connaître leurs référentiels explicites et implicites. 
Pour paraphraser une chanson célèbre de Patrick Juvet, nous pourrions tous chanter : « Où sont les faits ? »

7 déc. 2015

TOUT FAIT EST DÉPENDANT DE SON CONTEXTE

Où sont les faits ? (1)
 « Sony vient de lancer un nouveau téléviseur ultra-plat. »
Levant la tête du dossier que j’étais en train de lire, je regardai le consultant qui venait de faire irruption dans mon bureau.
« Oui, et d’où tiens-tu cette information ?
- Je viens de le lire dans les Échos.
- Dans ce cas, la prochaine fois, dis-moi « je viens de lire dans les Échos que Sony lancerait un nouveau téléviseur », et non pas « Sony vient de lancer ». Ce n’est pas pareil. Et maintenant, va te renseigner pour savoir si l’information des Échos est exacte. »
Vous me trouvez trop pointilleux ? Peut-être et pourtant ce n’est pas la même information, le même « fait ». Quelle est la différence entre les deux expressions ? La définition du contexte dans lequel s’inscrit l’information, ici en l’occurrence un journal.
Dans son livre, Le spectateur émancipé, Jacques Rancière reprend le commentaire de Roland Barthes sur la photographie d'un jeune homme menotté (cf. photo jointe). Cette photo est celle de Lewis Payne, condamné à mort en 1865 pour tentative d'assassinat du secrétaire d'État américain. Il y est menotté dans la prison, peu de temps avant son exécution. 
Comment lire cette photo sans savoir de qui il s’agit, car avec ou sans ces éléments de contexte, elle n’est pas là-même : sans, on peut voir un jeune homme, au look plutôt contemporain, sombre et romantique ; avec, c’est celle d’un homme depuis longtemps disparu, pris au moment où il défiait la mort.
Un fait est indissociable de son contexte… ou plus exactement en est dépendant : le même « fait » mis dans un contexte différent, n’est plus le même fait. Un fait doit donc être défini non pas indépendamment du cadre dans lequel il existe, mais avec ce cadre. Ou autrement dit, sortir un fait de son contexte est dangereux, car le fait cesse d’en être un.
Dans son Abécédaire, à la lettre D comme Désir, Gilles Deleuze dit : « Vous parlez abstraitement du désir, car vous extrayez un objet supposé être l’objet de votre désir. (…) Je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans une femme. (…)  Elle ne désire pas telle robe, tel chemisier dans l’abstrait. Elle le désire dans tout un contexte, qui est un contexte de vie, qu’elle va organiser. (…) Je ne désire jamais quelque chose tout seul, je ne désire pas non plus un ensemble, je désire dans un ensemble. (…)  Il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement. (…) Désirer, c’est construire un agencement. » (voir la vidéo ci-dessous)
Il en est des faits comme du désir, ils deviennent abstraits si on les extrait de leur contexte, si on ne les considère pas dans leur agencement.
Ciel, mais alors, les faits bruts n’existent pas !
(à suivre)

7 août 2012

QUI ARRÊTERA L’HÉMORRAGIE FINANCIÈRE DES PME AU PROFIT DE LA DISTRIBUTION, DES BANQUES ET DES GRANDES ENTREPRISES ?

BEST OF (30 janvier 2012)
Tant que le transfert de propriété aura lieu à la livraison, et non pas au paiement, nous n’aurons pas d’entreprises moyennes
En octobre 2011, dans un article intitulé Faut-il que les PME financent les grandes entreprises ?, je faisais part de mon scepticisme sur les plans en faveur des PME, ayant l’impression depuis trente ans d’entendre la même ritournelle. Pourquoi celle-là serait-elle la bonne ?
J’insistais aussi sur ce qui me semblait la réelle origine du problème, à savoir le crédit inter-entreprises, et en le reliant aux modalités du transfert de propriété. Les commentaires provoqués et diverses discussions m’amènent à revenir dessus et à préciser mon propos.
Tout d’abord, rappelons nous que le problème français n’est pas d’abord la création d’entreprises et le manque de petites entreprises, mais son déficit en entreprises moyennes. Pourquoi ce déficit est-il source d’un manque de compétitivité très importante ? Je vois trois raisons essentielles :
-        Les entreprises moyennes sont celles qui sont capables d’avoir des positions de leadership au plan mondial. La démonstration en est faite par l’Allemagne, dont les performances de la balance commerciale reposent largement sur son tissu d’entreprises moyennes.
-        Elles sont à même de mieux structurer l’innovation et d’assurer comme une courroie de transmission entre petites et grandes entreprises.
-        Le déficit en entreprises moyennes empêche le bon renouvellement des grandes entreprises françaises, et freine la respiration de notre économie. En effet, aucune entreprise ne peut devenir « grande » sans passer par la case « moyenne » !
Voilà donc pourquoi la priorité devrait être donnée au développement d’entreprises moyennes.
De ce point de vue, les mesures en faveur des PME que vient d’annoncer François Hollande et qui modulent l’impôt en fonction de la taille, en donnant la priorité aux plus petites, passent à côté du sujet…
Pourquoi maintenant le crédit inter-entreprises, et les modalités du transfert de propriété sont-ils l’origine du problème.
Je rappelle que :
-        Dans le droit latin, le transfert est effectué à la livraison. L’acheteur n’est donc pas juridiquement contraint à le payer, avant de le transformer ou le revendre. Le délai de paiement est issu du rapport de forces entre l’acheteur et le fournisseur. Aussi dès que l’acheteur est une grande entreprise, le rapport de forces lui étant favorable, le délai de paiement se rallonge.
-        Dans le droit anglo-saxon, le transfert de propriété n’est pas effectué à la livraison, mais au paiement. Aussi, si une entreprise veut transformer un bien en l’intégrant dans son processus de production, ou le revendre à un client, elle ne peut le faire qu'après l’avoir effectivement payé. D’où le développement du paiement comptant, ou quasi comptant.
Au vu de l’allongement des délais de paiement, on a en France cherché à compenser ceci d’abord par l’institution d’une clause de réserve de propriété, puis par une loi d’août 2008 disant qu’aucun délai de paiement ne doit être supérieur à 45 ou 60 jours.
Mais, tout ceci reste de portée limitée, car comme c’est à la PME de, soit imposer la présence d’une clause de réserve de propriété dans le contrat, soit de se retourner contre son client en cas de retard de paiement, elle ne le fait que si le rapport de force lui est favorable… c’est-à-dire jamais ou presque.
Quelles sont les conséquences de ces délais de paiement ?
Calculons l’effet de 30 jours supplémentaires. Tout délai supplémentaire d’un mois représente un besoin de trésorerie de un douzième du chiffre d’affaires, soit environ 8%. Pour une entreprise en croissance rapide, disons une croissance de 30%, ce mois supplémentaire représente plus de 10% du chiffre d’affaires de l’année passée. Pour financer ce besoin en trésorerie, le dirigeant va devoir se retourner vers sa banque, pour avoir un prêt court terme. Pour cela, la banque lui demandera des garanties personnelles, et le taux annuel sera supérieur à 5%, et souvent proche de 10%.
Donc 30 jours supplémentaires se traduisent pour une PME en forte croissance dans un surcoût de l’ordre de 1%. Comme l’écart avec les entreprises allemandes est souvent de 60 jours de délai de paiement, le surcoût est de 2%. Toute PME en croissance rapide doit donc consacrer souvent 2% de son chiffre d’affaires de l’année passée, juste pour financer son besoin de trésorerie. Il lui faut donc des niveaux de profit exceptionnels pour pouvoir grandir et financer tout le reste !
Il y a plus. Comme la banque demande des garanties personnelles, le dirigeant ne pourra plus les apporter dès que la taille de son entreprise deviendra plus grande, car son patrimoine, sauf exception, sera trop petit face au besoin de financement. Ceci bloque donc le développement au-delà d'une certaine taille. Faudrait-il que les banques ne demandent plus de telles garanties, et ne financent qu’au vu du projet ? Au moment où l’on veut diminuer les risques pris par les banques et que l’on veut limiter leurs activités spéculatives, je ne suis pas certain que ce soit la meilleure voie.
Ne serait-il pas plus simple de modifier notre droit, et nous aligner sur le droit allemand, en faisant que la règle soit le transfert de propriété au paiement.
Mais il est vrai que tout ceci mettrait à mal toute la grande distribution et bon nombre de grandes entreprises...
Alors arrêtons de nous lamenter sur le manque d’entreprises moyennes, notre déficit commercial et la dégradation de l’emploi.
A moins que les élections à venir soient l’occasion de traiter les problèmes, et non plus les symptômes…

30 janv. 2012

QUI ARRÊTERA L’HÉMORRAGIE FINANCIÈRE DES PME AU PROFIT DE LA DISTRIBUTION, DES BANQUES ET DES GRANDES ENTREPRISES ?

Tant que le transfert de propriété aura lieu à la livraison, et non pas au paiement, nous n’aurons pas d’entreprises moyennes
En octobre 2011, dans un article intitulé Faut-il que les PME financent les grandes entreprises ?, je faisais part de mon scepticisme sur les plans en faveur des PME, ayant l’impression depuis trente ans d’entendre la même ritournelle. Pourquoi celle-là serait-elle la bonne ?
J’insistais aussi sur ce qui me semblait la réelle origine du problème, à savoir le crédit inter-entreprises, et en le reliant aux modalités du transfert de propriété. Les commentaires provoqués et diverses discussions m’amènent à revenir dessus et à préciser mon propos.
Tout d’abord, rappelons nous que le problème français n’est pas d’abord la création d’entreprises et le manque de petites entreprises, mais son déficit en entreprises moyennes. Pourquoi ce déficit est-il source d’un manque de compétitivité très importante ? Je vois trois raisons essentielles :
-        Les entreprises moyennes sont celles qui sont capables d’avoir des positions de leadership au plan mondial. La démonstration en est faite par l’Allemagne, dont les performances de la balance commerciale reposent largement sur son tissu d’entreprises moyennes.
-        Elles sont à même de mieux structurer l’innovation et d’assurer comme une courroie de transmission entre petites et grandes entreprises.
-        Le déficit en entreprises moyennes empêche le bon renouvellement des grandes entreprises françaises, et freine la respiration de notre économie. En effet, aucune entreprise ne peut devenir « grande » sans passer par la case « moyenne » !
Voilà donc pourquoi la priorité devrait être donnée au développement d’entreprises moyennes.
De ce point de vue, les mesures en faveur des PME que vient d’annoncer François Hollande et qui modulent l’impôt en fonction de la taille, en donnant la priorité aux plus petites, passent à côté du sujet…
Pourquoi maintenant le crédit inter-entreprises, et les modalités du transfert de propriété sont-ils l’origine du problème.
Je rappelle que :
-        Dans le droit latin, le transfert est effectué à la livraison. L’acheteur n’est donc pas juridiquement contraint à le payer, avant de le transformer ou le revendre. Le délai de paiement est issu du rapport de forces entre l’acheteur et le fournisseur. Aussi dès que l’acheteur est une grande entreprise, le rapport de forces lui étant favorable, le délai de paiement se rallonge.
-        Dans le droit anglo-saxon, le transfert de propriété n’est pas effectué à la livraison, mais au paiement. Aussi, si une entreprise veut transformer un bien en l’intégrant dans son processus de production, ou le revendre à un client, elle ne peut le faire qu'après l’avoir effectivement payé. D’où le développement du paiement comptant, ou quasi comptant.
Au vu de l’allongement des délais de paiement, on a en France cherché à compenser ceci d’abord par l’institution d’une clause de réserve de propriété, puis par une loi d’août 2008 disant qu’aucun délai de paiement ne doit être supérieur à 45 ou 60 jours.
Mais, tout ceci reste de portée limitée, car comme c’est à la PME de, soit imposer la présence d’une clause de réserve de propriété dans le contrat, soit de se retourner contre son client en cas de retard de paiement, elle ne le fait que si le rapport de force lui est favorable… c’est-à-dire jamais ou presque.
Quelles sont les conséquences de ces délais de paiement ?
Calculons l’effet de 30 jours supplémentaires. Tout délai supplémentaire d’un mois représente un besoin de trésorerie de un douzième du chiffre d’affaires, soit environ 8%. Pour une entreprise en croissance rapide, disons une croissance de 30%, ce mois supplémentaire représente plus de 10% du chiffre d’affaires de l’année passée. Pour financer ce besoin en trésorerie, le dirigeant va devoir se retourner vers sa banque, pour avoir un prêt court terme. Pour cela, la banque lui demandera des garanties personnelles, et le taux annuel sera supérieur à 5%, et souvent proche de 10%.
Donc 30 jours supplémentaires se traduisent pour une PME en forte croissance dans un surcoût de l’ordre de 1%. Comme l’écart avec les entreprises allemandes est souvent de 60 jours de délai de paiement, le surcoût est de 2%. Toute PME en croissance rapide doit donc consacrer souvent 2% de son chiffre d’affaires de l’année passée, juste pour financer son besoin de trésorerie. Il lui faut donc des niveaux de profit exceptionnels pour pouvoir grandir et financer tout le reste !
Il y a plus. Comme la banque demande des garanties personnelles, le dirigeant ne pourra plus les apporter dès que la taille de son entreprise deviendra plus grande, car son patrimoine, sauf exception, sera trop petit face au besoin de financement. Ceci bloque donc le développement au-delà d'une certaine taille. Faudrait-il que les banques ne demandent plus de telles garanties, et ne financent qu’au vu du projet ? Au moment où l’on veut diminuer les risques pris par les banques et que l’on veut limiter leurs activités spéculatives, je ne suis pas certain que ce soit la meilleure voie.
Ne serait-il pas plus simple de modifier notre droit, et nous aligner sur le droit allemand, en faisant que la règle soit le transfert de propriété au paiement.
Mais il est vrai que tout ceci mettrait à mal toute la grande distribution et bon nombre de grandes entreprises...
Alors arrêtons de nous lamenter sur le manque d’entreprises moyennes, notre déficit commercial et la dégradation de l’emploi.
A moins que les élections à venir soient l’occasion de traiter les problèmes, et non plus les symptômes…

10 nov. 2011

LES GIROUETTES DU MANAGEMENT ET DE L’EXPERTISE

Le zapping ne conduit pas à la constance
Pris dans un mouvement brownien et une course entre les plateaux de télévision, ou les conférences, les experts n’ont plus le temps de réfléchir. Dans mon livre, les Mers de l’incertitude, je relatais l’anecdote réelle suivante :
« Dernièrement, un journaliste vedette a déclaré à la radio : « Entre mon rôle de rédacteur en chef de mon journal et d’éditorialiste, plus toutes les émissions auxquelles je participe, c’est bien simple, je n’ai plus cinq minutes de libre pour m’arrêter ». Il disait cela comme la preuve de sa performance et de son importance. Son interlocuteur en sembla d’ailleurs impressionné. En moi-même, je pensais : « Mais quand réfléchit-il ? Comment peut-il vraiment faire son métier d’éditorialiste et de journaliste en courant tout le temps de la sorte ? ». »
Ils deviennent alors des perroquets, reprenant la dernière histoire racontée, et, si jamais le vent en vient à tourner, dociles girouettes, ils tourneront tous ensemble, tout en expliquant doctement pourquoi tout a changé.
Dans le même temps, les dirigeants sont eux aussi pris dans le ballet des avions, des réunions, et parfois aussi des plateaux de télévision. Comme, souvent, ils n’ont pas grandi dans l’entreprise qu’ils dirigent et viennent de la rejoindre, ils ne la connaissent pas de l’intérieur, et ne manipulent que des rapports et des tableaux de chiffres.
Difficile dans ce contexte de se fixer sa propre conviction, surtout si l’environnement est mouvant. Aussi feuilletant les pseudo-analyses des experts-girouettes, reproduisant sans s’en rendre compte les lieux communs produits par l’organisation qu’ils viennent de rejoindre, ils en viennent à affirmer le contraire de ce qu’il avait dit dans une responsabilité précédente.
Ainsi va le monde…

7 nov. 2011

N’ACCEPTONS PLUS LES PSEUDO-SOLUTIONS

Sortir de Thaïlande sans être entré au Cambodge
Nous avons tendance souvent à éviter les réalités, et à nous contenter de solutions factices ou hypocrites.
J’ai, cet été, à l’occasion de mon voyage au Cambodge et en Thaïlande, été confronté à un exemple typique d’une telle hypocrisie.
L’anecdote est la suivante. Comme les jeux d’argent sont interdits en Thaïlande, et qu’ils sont autorisés au Cambodge, des hôtels-casinos se sont développés dans la ville frontière de Poipet. Pour y accéder, les Thaïlandais doivent franchir la douane thaïe, ce qui matérialise la sortie de la Thaïlande, mais n’ont pas besoin de passer les formalités d’entrée sur le territoire cambodgien : en effet, les hôtels-casinos ont été créés dans une zone comprise entre les douanes thaïes  et khmères.


Ainsi tout est fluide et facile d’accès, et les casinos se développent.
Sommes-nous vraiment au Cambodge ? Probablement oui, et ceci est une belle métaphore de l’hypocrisie rampante : on interdit une chose, et on la contourne en abaissant au maximum toute contrainte.
Faut-il s’en réjouir ? Je ne crois vraiment pas. Apprenons à faire face au réel, plutôt qu’à en masquer les effets.

3 oct. 2011

FAUT-IL QUE LES PME FINANCENT LES GRANDES ENTREPRISES ?

Les plans en faveur des PME/PMI se répètent à l’identique depuis trente ans, et rien ne change. Voulons-nous continuer ainsi ?
Les plans en faveur des PME/PMI sont un des marronniers de la politique française : chaque fois qu’un gouvernement est en mal d’idées, chaque fois qu’un parti politique élabore un programme, chaque fois qu’une commission économique quelconque se réunit, un nouveau plan nait. Un nouveau qui est toujours le même…
Il se trouve qu’à la sortie des mes études, en septembre 1979, alors que je commençais mon activité professionnelle, étant chargé de mission à la Délégation à la Petite et Moyenne Industrie, j’ai participé à l’élaboration de l’un d’eux (1). Je n’ai pas conservé une copie de nos travaux de l’époque (2), mais je me souviens très bien des têtes de chapitre.
De quoi y parlait-on ? De simplification administrative, de financement et de trésorerie, de l’accès aux marchés publics, d’encouragement à la création d’entreprises, d’aide à l’innovation, de soutien à l’exportation, de facilitation de la transmission et de la succession …
Nous avions aussi mis en avant notre déficit en entreprises de taille moyenne (3), ce singulièrement par rapport à l’Allemagne. Nous avions montré que c’était ce déficit qui expliquait largement la fragilité du commerce extérieur français.  C’était lui aussi qui limitait le renouvellement de nos grandes entreprises, et leur permettait de fonctionner un peu comme un club privé.
Nous avions pu relier ce déficit à l’importance du crédit interentreprises, c’est-à-dire au crédit correspondant aux délais de paiement : en France, la pratique était de payer à 90 jours, voire bien davantage, dès que le rapport de force était défavorable au vendeur. Or l’essentiel des clients des PME étant des entreprises de taille beaucoup plus grandes qu’elles, le rapport de force ne leur était pas favorable, et elle attendait longtemps avant d’être payé. Pour paraphraser un sketch de Fernand Renaud, célèbre dans les années soixante, et relatif au temps nécessaire au refroidissement du fût d’un canon, combien de temps attendaient-elles ? Un certain temps, le temps qu’il faudrait, le temps que la grande entreprise voudrait…
En Allemagne, ce même délai était d’une dizaine de jours. Du coup, l’importance des sommes correspondantes était considérable, puisque, si l’on prenait un délai moyen en France de 90 jours, cela représentait un écart moyen de 75 à 80 jours, soit donc plus de 20% de la valeur de la totalité des échanges interentreprises, soit beaucoup plus que mille milliards de francs.
Étant au bout de la chaîne, les PME supportait l’essentiel de ce crédit interentreprises, et finançait de fait tout le processus industriel et le système bancaire : en simplifiant et en caricaturant, les bénéfices qu’elles accumulaient, servaient en grande partie à abonder la trésorerie des grandes entreprises et de la distribution (4). Elles se trouvaient aussi dans la nécessité de se retourner vers les banques, en quémandant des financements pour couvrir les besoins de trésorerie générés par ces délais de paiement. Les banques avaient ainsi entre leurs mains la survie de la plupart des PME, et leur faisaient payer le prix cher, notamment au travers de la demande de caution personnelle. Résultat pour les PME : dégradation de la rentabilité, fragilisation, situation de dépendance et alourdissement de toutes les prises de décision.
Que se passait-il pour une PME qui était en situation de croître rapidement ? Tout d’abord, sa capacité d’investissement était diminuée par le coût du financement de son besoin en trésorerie, besoin qui suivait linéairement la croissance de son chiffre d’affaires. Si elle arrivait malgré tout à croître, à un moment, elle était le plus souvent étranglée, car elle ne pouvait plus trouver le financement correspondant : les banques, trouvant l’opération risquée, demandait de nouvelles garanties personnelles, qui rapidement excédaient le patrimoine du dirigeant. D’où blocage, et, selon nos estimations, source essentielle du déficit en entreprises de taille moyenne, et c’était la raison essentielle selon nos analyses de notre déficit en entreprises moyennes.
En Allemagne, rien de tel : le paiement quasi comptant était la règle. Donc, il n’y avait pas de goulot d’étranglement à la croissance, et une petite entreprise bien dirigée pouvait croître et financer son développement sans entraves.
Compte-tenu de l’importance du sujet, nous avions alors cherché à comprendre pourquoi de tels délais de paiement s’étaient développés en France, et pas en Allemagne. Nous avions montré qu’il y avait un lien direct avec une différence existant entre le droit commercial anglo-saxon et latin :
  • Dans le droit anglo-saxon, le transfert de propriété n’était pas effectué à la livraison, mais au paiement. Aussi, si une entreprise voulait transformer un bien en l’intégrant dans son processus de production, ou le revendre à un client, elle ne pouvait le faire qu'après elle l’avait effectivement payé. D’où le développement du paiement comptant, ou quasi comptant.
  • Dans le droit latin, le transfert étant effectué à la livraison, l’acheteur n’était pas contraint à le payer avant de le transformer ou le revendre. Le délai de paiement était alors issu du rapport de forces entre l’acheteur et le fournisseur. Aussi dès que l’acheteur était une grande entreprise, le rapport de forces lui étant favorable, le délai de paiement se rallongeait. D’où l’existence du crédit interentreprises en France.
En conséquence dans le plan en faveur des PME/PMI, nous avions mis l’accent sur ce thème.


Qu’est-ce que j’observe plus de trente ans plus tard ?
Tous les plans en faveur des PME/PMI qui se sont succédés – et il y en a eu autant que de gouvernements, si ce n’est plus –, contiennent la même litanie d’objectifs : innovation, création, simplification, financement… Les derniers ne font pas exception, qu’ils émanent du gouvernement, de l’ex-commission Attali ou de l’opposition.
Si j’étais cynique, je dirais que le bon côté est que cela facilite leurs rédactions, et devrait diminuer le besoin en experts pour le rédiger. Mais ce n’est pas le cas, et il est triste de voir que rien ne bouge…
Quant au crédit interentreprises, a-t-il été réduit ? Pas vraiment, voire pas du tout. On a d'abord modifié le droit français en y instituant la clause de réserve de propriété, et si elle est présente dans un contrat commercial, la transmission du bien n’a plus lieu à la livraison, mais à son paiement.
Pourquoi alors rien n’a-t-il changé ? Pour une raison simple : comme cette clause doit être négociée, elle n’est mise en œuvre que si le rapport de force est favorable au vendeur. Résultat, loin d’avoir favorisé les PME, elle s’est retournée contre elles : quand une PME achète des produits à une grande entreprise, celle-ci impose la clause de réserve de propriété, et la PME est condamnée à payer quasiment comptant. Allez imaginer la même chose pour un petit sous-traitant de Renault ou PSA, ou un fournisseur de Leclerc ou Carrefour. Pensez-vous vraiment qu’il va prendre le risque de perdre un contrat en exigeant la présence de la clause de réserve de propriété ?

Plus récemment ces délais ont été plafonnés par la loi à soixante jours, et on constate une amélioration. Il était temps, car comme le reconnait l’Observatoire des délais de paiement dans l’introduction de son rapport 2010 : « Simultanément, les efforts sur la réduction des délais fournisseurs ne sont plus majoritairement supportés par les PME, comme ce fut le cas entre 1999 et 2007, mais s’étendent désormais à la sphère des ETI et des grandes entreprises.» 
Il était temps, mais, notre handicap reste très important vis-à-vis de l’Allemagne, et comme le note ce même rapport : « le niveau moyen des retards de paiement ne semble quant à lui pas diminuer : pour Altares, en 2010 les entreprises en France « peinent à ne pas alourdir les reports de paiement ». »

Tant que l’on ne l’aura pas rendu systématique, tant que l’on en fera un point de négociation, rien ne changera : les PME financeront la grande industrie et la grande distribution, les banques tiendront entre leurs mains leur survie quotidienne, et nous n’aurons pas d’entreprises moyennes.
Aussi, plutôt que de procéder par incantations, plutôt que de jeter l’anathème sur les banques ou la grande industrie, pourquoi ne pas s’attaquer à la cause, et, à l’occasion de la crise actuelle et de l’élection qui arrive, ne pas modifier notre droit commercial, et faire de la clause de réserve de propriété la règle.
Est-il utopique de vouloir pour une fois s’intéresser à la source d’un problème, et non pas à des conséquences secondaires ou à des boucs émissaires ?

(1) J’ai même été rapporteur auprès de Michel Hervé et Daniel Houri pour leur Rapport sur le développement des PME-PMI en France (1983)
(2) L’informatique n’était pas encore née, et tout était tapé sur des machines à écrire.
(3) Entreprise de plusieurs centaines de personnes
(4) C’était ce crédit qui avait soutenu la croissance des grands groupes de distribution, car ils avaient fait financer leurs investissements par leurs fournisseurs : comme un hypermarché était payé comptant par ses clients et payait ses fournisseurs à 90 jours ou plus, il bénéficiait d’une trésorerie positive qui pouvait financer sa croissance, et/ou être placée. Ainsi la grande distribution largement financée par le crédit interentreprises, se trouvait-elle en positon de force, car elle était génératrice de trésorerie, et donc de placements à court terme.


       

19 sept. 2011

LA CRISE N’EST PAS NÉE EN 2008, ELLE EST L’EXPRESSION DU PROCESSUS DE CONVERGENCE DES ÉCONOMIES

Le Neuromonde est en train d’émerger et le vent de la convergence souffle de plus en plus en tempête (1)

Depuis 2008, la crise est omniprésente et hante tous les discours, politiques comme économiques. La montée en puissance des déficits publics, la situation critique de la Grèce, les risques de propagation à l’Espagne et l’Italie, le yoyo de la bourse, les anathèmes contre les agences de notation viennent nourrir constamment toutes les craintes.
Or sans nier bien sûr la gravité de la situation actuelle, je pense que ce ne sont que des symptômes et des conséquences d’un processus à l’œuvre depuis longtemps. J’ai la conviction que la plupart des acteurs se comportent comme un navigateur qui ne se préoccuperait que de la forme de sa voile et la tenue de son gouvernail, en ne s’intéressant ni à la météo,  ni à la force et la direction du vent.
Oublions donc un instant les mouvements en cours, et cherchons d’où vient le vent…
Quel vent a provoqué la crise ?
Ce qui est à l’œuvre est la convergence progressive entre le niveau de vie des pays occidentaux, et celui des pays appelés initialement émergents, – aujourd’hui largement émergés  –, à savoir la Chine, l’Inde, le Brésil. Cette convergence est un des éléments de l’émergence de ce que j’appelle « le Neuromonde »(1).
En effet, la prospérité de nos pays avait, jusqu’à présent, largement dépendu de notre domination sur le reste du monde, domination tant politique qu’économique. Nous étions les « maîtres du monde», personne ne venait nous concurrencer, et la compétition réelle ne se passait qu’entre nous. 
Normal qu’en conséquence, nous en tirions bénéfice, et que notre niveau de vie moyen soit considérablement plus élevé : au début des années 70, un habitant de nos pays était en moyenne trente fois plus riche qu’un Chinois ou un Indien, et six fois plus qu’un Brésilien (voir le graphe ci-joint) (1).
À partir des années 70, le développement de la mondialisation des activités des entreprises a d'abord renforcé notre domination : entre 1970 et 1990, notre richesse relative versus la Chine et l’Inde a doublé. La croissance a été plus lente par rapport au Brésil.
À partir des années 90, le processus s'inverse : en 1990, la convergence s’amorce pour la Chine, puis en 1994 pour l’Inde, et beaucoup plus récemment en 2004 pour le Brésil. En 2010, nous n’étions « plus que » quatre fois plus riche qu’un Brésilien, neuf fois qu’un Chinois, et encore trente fois qu’un Indien(2).
Que s’était-il passé ? Sans entrer dans le détail, on peut résumer en disant que ces pays ont su jouer dans les règles du jeu que nous avions mis en place. En vrac : les pouvoirs politiques locaux ont appris à susciter et nourrir le développement ; les compétences locales individuelles se sont accrues ; des entreprises sont nées, d’abord sous-traitantes, puis progressivement autonomes ; un marché local s’est développé ; nos propres entreprises ont développé des stratégies faisant de leur terre d’origine, un pays parmi d’autres.
Quel a été l’effet de cette convergence sur nos économies ?
La convergence amorcée en 1990 ne s’est  pas traduite pour l’instant par une baisse de notre revenu par habitant : il a plus que doublé entre 1990 et 2008, passant en moyenne de 19000 $ à 40 000 $, puis est resté stable. A noter aussi un palier entre 1996 et 2002 (voir le graphe ci-joint).
Si l’on analyse chacun des cinq pays de l’ex G5(3), la réponse est plus nuancée :
  • On voit clairement apparaître la dépression japonaise amorcée en 1996 et se prolongeant jusqu’en 2003.
  • Les évolutions de L’Allemagne et la France sont parallèles, et les courbes se superposent à partir de 2002. On constate une baisse de 1996 à 2002, plus forte pour l’Allemagne, puis une croissance rapide et régulière jusqu’à 2008.
  •  Le Royaume-Uni et les États-Unis ont une croissance régulière et constante de 1990 à 2008. Mais alors que les États-Unis marquent alors un palier, le Royaume-Uni chute sensiblement entre 2008 et 2010.
Peut-on en déduire que cette convergence aurait donc été indolore pour nous, et que notre croissance était réelle ?
  • Oui pendant les années 90, car la taille des économies des pays en train d’émerger était alors suffisamment petite. Pour faire simple, ils n’étaient encore qu’émergents, et ne venaient pas significativement perturber notre système global.
  • Non à partir des années 2000, et nous nous avons largement vécu à crédit, crédit privé dans certains pays, public dans d’autres, voire les deux.
Et en 2008, la crise de l’endettement a explosé en partant des États-Unis.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’impact de cette convergence sur nos économies est croissant, et nous ne dominons plus le monde :
  • La taille des pays émergés est de plus en plus grande,
  • Le niveau d’éducation de leurs habitants et les performances individuelles de leurs entreprises se rapprochent des nôtres,
  • Ils s'affirment de plus en plus sur la scène internationale(4).
Ce vent, qui souffle de plus en plus en tempête, fait éclater les parties les plus fragiles de nos bateaux : il s’est d’abord attaqué aux Américains que l’on avait poussés à s’endetter, et aux établissements financiers qui vivaient de martingales ; puis ce fut le tour des Etats comme l'Islande ou la Grèce ; maintenant, c'est l'inachèvement de la construction de la zone euro, qui est mise en question.
S’il faut évidemment veiller à renforcer la solidité des coutures et lutter contre les fragilités, ce n’est pas suffisant, car la tempête est là pour de longues années : les écarts avec le Brésil, la Chine et surtout l’Inde sont encore très importants, et, si l’on prolonge les courbes, les niveaux ne devraient être voisins que dans environ vingt ans(5).
Aussi faut-il tuer trois idées reçues :
  • La crise a commencé en 2008 : non, car elle est l’expression de la convergence amorcée, il y a vingt ans.
  • La crise est derrière nous : non, car la convergence est seulement en cours, et elle va durer encore probablement une vingtaine d'années.
  • Le pire est passé : non, car, pour l’instant, nous avons pu protéger notre niveau de vie moyen, ce qui, vu notre niveau d'endettement, ne sera plus possible demain.
Alors que peut-on faire ? Rien ?

(à suivre)

(1) Dans mon livre Neuromanagement (éditions du Palio, 2008), j’avais écrit une « Digression dans un neuromonde » dont j’ai publiée l’essentiel dans les articles suivants : « Histoire de télescopage »,  « Tous connectés, tous dépendants », et « Les rois sont nus ». Voir aussi l’article que j’ai consacré à une conférence de Michel Serres en février 2011 : « Nous avons besoin de nouveaux Robins des bois », et ma vidéo « Nous sommes pris dans les mailles du Neuromonde »
(2) En prenant comme élément de mesure le revenu national brut par habitant (RNB par habitant, méthode Atlas (en $ US courants, Banque Mondiale)
(2) A noter que l’Inde se retrouve en 2010 dans la même position relative qu’en 1972.
(3) Allemagne, France, États-Unis, Japon, Royaume-Uni
(4) Témoin, la proposition récente de leur part de soutenir l'euro.
(5) Cette durée n’est évidemment pas à prendre comme une prévision, mais elle montre que la crise est d’abord largement devant nous.