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16 déc. 2013

APPRENDRE À PARTIR DE RIEN… OU PRESQUE

L’individu humain : le futur anticipé (3)
Comment notre cerveau peut-il induire à partir de presque rien ?
Essentiellement parce qu’il ne se contente pas de tirer des conclusions à partir de ce qu’il observe, mais parce qu’il mobilise des règles apprises dans le passé : il est capable de les transférer et donc de progresser rapidement.
Un exemple simple : quelqu’un vient de tirer successivement deux boules blanches et une noire, et je dois deviner quel est l’objet suivant. Si je n’ai aucune autre information, il est impossible d’avoir une certitude : je sais que cet objet doit pouvoir être contenu dans la boîte, et dans la main où il s’y trouve, mais il est périlleux d’aller plus loin. Maintenant si, par expérience, j’ai appris que ces boîtes ne contiennent toujours que des objets identiques, alors aucun doute à avoir : le prochain objet est nécessairement une boule. Si en plus, je sais qu’il ne peut pas y avoir plus de deux couleurs, je sais qu’elle est blanche ou noire. En couplant la règle acquise par mon expérience avec les nouvelles informations, je suis capable de résoudre le problème.
Tel est le principe du méta-apprentissage : nous apprenons à apprendre, et, chaque progrès nous transforme et facilite l’acquisition future. Nous extrayons naturellement des régularités du monde.
Ce point est essentiel et très nouveau dans la théorie de la cognition : le cerveau de l’enfant n’a pas besoin d’avoir de capacités innées, tout semble pouvoir être acquis par l’expérience. La compréhension initiale serait nulle, elle émergerait progressivement. Il suffit pour cela d’avoir un cerveau capable de repérer des régularités et de calculer des probabilités, ce qui est le cas de nos systèmes neuronaux.
(extrait des Radeaux de feu)

17 août 2012

LA VIE VÉGÉTALE BRICOLE COMME ELLE PEUT...

BEST OF (11-18 avril 2012)
Même les chênes ne naissent pas égaux
Assis sur la terrasse de ma maison en Provence, tout en tapant ces lignes sur le clavier de mon ordinateur, je regarde ces chênes qui commencent à se dessiner au milieu des lignes des lavandes. Certains ont largement dépassé le mètre de haut, alors que d’autres n’émergent pas et restent cachés par les lavandes voisines.
Pourtant, ils ont tous été plantés en même temps, voilà environ cinq ans, proviennent tous du même producteur – ils sont sensés produire des truffes dans quelques années –, et se trouvent sur le même type de sol.
Mais voilà, rien n’est jamais si simple avec le vivant : un peu plus d’eau ici, un peu moins de minéraux là, un rien d’ombre portée par un arbre voisin, peut-être quelques vers trop souvent de passage, sans parler de toutes les herbes sauvages venant se semer et se reproduire au hasard du vent.
Et voilà donc plus de cent chênes que l'on pourrait croire égaux, mais qui ne le sont pas vraiment, et ce en quelques années. Ainsi va le monde végétal, il diverge, bifurque, s’amuse à se rendre imprévisible…

La vie malaxe sans cesse la matière
Intéressons-nous à une molécule d’eau, un morceau de calcaire ou une montagne. Ils sont incontestablement dans un état beaucoup plus complexe que la matière au moment du big-bang : la molécule d’eau est un assemblage sophistiqué de particules élémentaires et elle est en interaction constante avec tout ce qui l’entoure, sous les contraintes des quatre grandes forces de la nature. Si j’arrive à zoomer à l’intérieur de cette molécule, je vais apercevoir le mouvement chaotique et quantique des particules. Quant au calcaire, sa composition est beaucoup plus complexe, et celle de la montagne fait, elle, intervenir un grand nombre de molécules. Dans tous les cas, derrière la stabilité apparente, il y a un mouvement interne, largement imprévisible.
Enfin, si je les observe sur une très longue période, disons quelques millions d’années, plus rien n’est stable, ni prévisible. Le calcaire va se transformer, la montagne s’effondrer, et l’eau s’être évaporée ou avoir été associée à d’autres molécules. Multiplicité des états possibles tant présents à l’intérieur de la matière, que futurs, et donc imprévisibilité et incertitude.
Mais si je les regarde à mon échelle de temps et d’espace, ils me semblent terriblement prévisibles et je peux modéliser ce qu’ils vont devenir. Notons quand même que si la molécule d’eau est partie prenante d’un nuage, les perturbations sont beaucoup plus rapides et incertaines. Il suffit de voir l’imprécision de la météorologie pour s’en persuader. Mais le plus souvent, nous percevons le monde inerte comme prévisible.
Avec la vie, le mouvement change de rythme : la cellule échange sans cesse avec son environnement, et les perturbations qui se faisaient avant souvent sur des périodes longues, sont cette fois accélérées. Voilà à cause de la vie, le nombre d’états possibles dans un délai de temps donné, au sens d’accessibles, considérablement augmenté.
La vie apporte par son nouvel ordre, l’auto-organisation, une explosion de l’incertitude. Elle assure en quelque sorte l’émergence au niveau macroscopique de l’instabilité qui n’était jusqu’alors qu’au niveau macroscopique. Avant la vie, il fallait descendre jusqu’aux particules élémentaires, pour ne pas savoir exactement où elles se trouvaient, ni quel était leur niveau d’énergie réel. En dehors de ces échelons cachés dans la profondeur de la matière, le reste semblait prévisible, car si les processus d’évolution étaient chaotiques, ils étaient le plus souvent lents.
Avec la vie, rien de tel : tout change constamment et continûment. La vie malaxe la matière sans cesse, et de façon imprévisible. Allez donc prévoir la forme d’un chêne, ou quelle sera sa taille dans cinq ans, à partir de la taille d’un gland et de la nature du sol où il est planté…
Le vivant comme la matière inerte suit bien les lois de l’entropie et du chaos : accroissement de l’incertitude et sensibilité extrême à tout changement des conditions initiales. 
La vie accélère l'horloge de l'imprévisibilité
Comment caractériser la vie, et quelles sont ses caractéristiques essentielles qui la différencient de la matière inerte ?
Pour faire simple, je dirai… qu’elle est vivante ! C’est-à-dire parce qu’elle peut s’adapter dynamiquement et rapidement aux conditions du milieu dans lequel elle est plongée, et parce qu’elle peut se reproduire. Adaptation et reproduction.
L’adaptation implique qu’une cellule vivante ne reste littéralement jamais en place. Elle n’est que flux et changement. A la différence d’un morceau de matière inerte, un corps vivant ne peut être ni pensé, ni compris, immobile et figé. Il est en perpétuelle transformation. Il est dynamiquement identique à lui-même, c’est-à-dire aux règles qui le définissent, mais si vous l’arrêtez, il cesse précisément d’être vivant, pour redevenir matière inerte.
La reproduction n’est pas non plus un facteur de stabilité, car elle n’est pas une photocopie de ce qui préexistait. Au contraire, chaque « enfant » hérite des codes génétiques de son ou ses « parents », mais avec toujours une subtile différence. Or qui dit « subtile différence », dit de potentielles macro-divergences, grâce aux effets du chaos. Il y a de cela cinq ans, j’ai planté devant ma maison en Provence, cent quarante nouveaux chênes, possible truffière future. Depuis des mois et des années ont passé. Une goutte d’eau dans l’épaisseur du temps de l’univers, une virgule imperceptible, et pourtant ils sont déjà ces cent quarante petits arbres si différents. Les uns ont à peine grandi, quand d’autres mesurent nettement plus d’un mètre. Aujourd’hui, je sais lesquels ont le plus profité, mais comment aurais-je pu le savoir au départ ?
Ainsi va la vie. Grâce à elle, l’univers a acquis un nouveau niveau d’incertitude : elle se manifeste dans une échelle de temps qui n’a plus rien n’avoir avec celle de la matière inerte. L’incertitude du vivant bat plus vite, l’horloge de l’imprévisibilité vient de considérablement accélérer.
Le principe d'accélération de l'incertitude
Le vivant est-il né pour accélérer les battements de l’incertitude ?
Je n’ai aucun élément pour le démontrer, mais je suis prêt à parier que c’est le cas… surtout quand l’observe que cette incertitude va continuer à accélérer avec l’apparition du monde animal, puis des humains, et plus récemment avec le Neuromonde.
Prenons-le donc comme le principe de l’accélération de l’incertitude que j’énoncerais ainsi : non seulement tout système isolé évolue spontanément en augmentant le nombre de ses possibles et devient d’instant en instant moins prévisible, mais la vitesse de l’augmentation du nombre de ses possibles est croissante.
Retournons au tout début de notre univers, juste après le big-bang. Que se passe-t-il alors ? Non seulement la loi de l’entropie, mais aussi la multiplication du nombre de corps en interaction. Un seul ou quasiment à l’instant initial, puis les particules, et etc.
Or Henri Poincaré a démontré dès le début du XXe siècle, que l’équation dynamique d’un système à trois corps était déjà insoluble. Plus le nombre de corps est grand, plus dans toute portion de l’espace, j’en trouverai plus de trois. Ainsi, l’accroissement exponentiel du nombre de corps en interaction vient non seulement accroître l’incertitude, mais le faire de plus en plus vite.
J’avais donc omis ce point essentiel quand j’ai reformulé la loi de l’entropie (1) : même avant le vivant, non seulement l’incertitude s’accroissait, mais cela arrivait de plus en plus vite. Le nombre d’états qui composent l’univers non seulement s’accroît, mais la vitesse d’accroissement aussi.
Que s’est-il passé alors ?
Est-ce que cette vitesse arrivait à une asymptote dans la matière inerte ? Est-ce que cette accélération continue devait nécessairement conduire à des interactions dynamiques, à l’homéostasie, et donc à la vie ? Est-ce que la naissance du vivant était inéluctable ?
Je crois que le mot inéluctable n’est pas le bon. En effet, rien n’est jamais ni inéluctable, ni écrit à l’avance : comme je l’ai indiqué précédemment dans « Le champ des possibles n’existe pas », l’univers ne fait que définir ce qui ne peut pas advenir, pas l’inverse.
Donc ce que l’on peut dire, c’est que l’apparition du vivant est logique, car c’est une façon pertinente d’accélérer la croissance de l’incertitude : tout se passe dans des intervalles de temps plus court.
Est-ce qu’il aurait pu ou pourrait exister d’autres façons pertinentes de l’accélérer ? Peut-être, et même probablement oui. Est-ce qu’elles existent quelque part dans l’univers ? Peut-être, et même probablement…
Mais comme je ne suis inclus que dans la réalité de ce monde et du vivant, je vais me centrer sur celle-ci…
La vie dérive naturellement
Comment évolue donc le monde ? Comment est-on passé de ce moment « simple » du big-bang où tout était en un quasi-point, en un seul état et une seule force, à ce monde si complexe du végétal, et demain au monde animal, et bientôt à l’homme ?
Faut-il absolument un architecte qui en aurait défini les règles et le piloterait ? Mais comment une telle vision serait-elle compatible avec la loi de l’incertitude, et le principe de son accélération ? Aurait-il lui une connaissance infiniment précise qui ferait que, malgré les lois du chaos, les évolutions lui seraient prévisibles ?
Tout ceci n’emporte pas ma conviction, et sans préjuger de l’existence ou non d’un architecte, je ne le vois pas ayant un rôle prédictif de ce qui est en train de se passer. Surtout que nous pouvons très bien avoir une explication plausible de l’évolution sans une telle hypothèse.
Je vais reprendre ici en la résumant l’approche développée par François Varela, approche qui constitue une forme d’actualisation de la théorie de Darwin, et qu’il appelle la dérive naturelle.
En simplifiant la vision développée par Darwin, elle reposait sur l’affirmation suivante : un être vivant passe d’un état A à un état B parce, dans cet état B, il est mieux adapté que dans A au milieu dans lequel il vit.
Cette affirmation pose deux problèmes majeurs :
-        Le milieu dans lequel il vit n’est pas un point fixe ou un référent immuable : ce milieu évolue lui-même, et c’est donc d’une co-évolution qu’il s’agit. Tout bouge en même temps.
-        On ne peut pas définir intrinsèquement qu’un état est mieux adapté qu’un autre : vu le nombre de variables mises en jeu, toute préférence est contingente et fonction de la grille de critères choisis, ainsi que de la pondération.
Les « possibles » sont en beaucoup trop grand nombre pour pouvoir être comparés entre eux, et la notion d’optimisation absolue n’a pas grand sens. Tout est emmêlé et il n’y a pas de juge de paix capable de définir la meilleure évolution : trop de variables, trop d’interdépendances, trop de boucles retour. Si l’évolution procédait ainsi, elle n’aurait jamais commencé !
Non, l’optimisation est plus modeste, elle est contextuelle et locale : une évolution se produit non pas parce qu’elle est optimale, mais simplement parce qu’elle est acceptable, parce qu’elle apporte une solution possible.
Ainsi la logique de l’évolution est peu précise et floue, elle tâtonne et dérive d’écueils en écueils. Elle n’est certaine qu’a posteriori, car a priori rien ne s’imposait vraiment. Disons que la vie « joue au tennis » : comme au tennis, les règles de l’évolution ne définissent pas à quelle hauteur il faut précisément lancer la balle, ni à quel endroit elle doit exactement rebondir. Elles se contentent de mettre un filet, de dessiner des lignes et, laissent la vie jouer avec.
Cette recherche de solution acceptable se produit au sein de chaque composante du monde. Au plus profond de la matière inerte comme vivante, se poursuit une course en avant de déséquilibre en déséquilibre : chaque unité, quelle que soit sa taille et sa nature, a autour d’elle un champ de possibles qui est la résultante des contraintes qui lui sont appliquées. Ces contraintes proviennent des lois qui régissent l’univers, et aussi des conséquences des mouvements des autres unités qui l’entoure, la compose et l’emboîte.
Chaque unité bricole donc avec ses voisines, et cahin-caha le monde avance.
Comme tout végétal est constitué d’une multitude de sous-systèmes emboîtés, et que chacun de ces sous-systèmes n’est ni seul, ni simple, les interférences entre tous les logiques auto-organisatrices dessinent un bricolage dynamique d’une complexité défiant toute modélisation. On ne peut que constater l’évolution, et en aucun cas la prévoir : Francesco Varela parle de solution « satisficing », c’est-à-dire instantanément satisfaisante.
Mais cette « satisfaction » n’est que provisoire et dynamique. L’évolution est permanente, et pour prendre une autre image, le monde fait du vélo en permanence : si jamais il s’arrêtait de bouger, il tomberait.
Telle semble bien être la logique apportée par la vie, telle est sa contribution décisive à l’accélération de l’incertitude : elle transforme les encastrements des poupées russes de la matière inerte, en un flux mouvant et changeant d’interactions emboîtées.

25 janv. 2011

« C’EST LA DÉPENDANCE QUI APPORTE DE LA LIBERTÉ »

Sur les épaules de Darwin : le propre de l'homme

Sur France Inter, tous les samedis matin de 11h à 12h, Jean-Claude Ameisen présente une émission, Sur les épaules de Darwin, au cours de laquelle il rapproche découvertes récentes des neurosciences, écrits littéraire et histoire de Darwin. Un rendez-vous à ne pas manquer si l'on s'intéresse à ces sujets, et que l'on peut aussi écouter en différé. Ces émissions vont me servir de trame pour mes trois articles à venir de cette semaine.

Quel peut bien être le propre de l'homme(1) ? Certes, Rabelais a déjà répondu en disant que c'était le rire, mais qu'en est-il vraiment ?
Après avoir écarté rapidement la fabrication d'outils – on trouve de nombreux animaux qui savent en fabriquer et en utiliser –, Jean-Claude Ameisen s'arrête sur la conscience de soi. Sommes-nous les seuls à être conscient de notre individualité et de notre identité propre ? Non, si l'on s'appuie notamment sur le test du miroir qui montre que plusieurs animaux sont capables de savoir que c'est bien eux-mêmes qu'ils voient. Ainsi la pie voleuse enlève une pastille de couleur qu'on lui a posée sur une aile et qu'elle voit dans la glace, mais uniquement si la couleur n'est pas celle de son plumage.

Plus interpelant, le cas des geais exposé en réponse à la question : sommes-nous les seuls à pouvoir lire les intentions de nos congénères ? Ces geais ont l'habitude de cacher des réserves de nourriture en des endroits multiples. S'ils voient qu'ils ont été observés lors cette action, ils vont ensuite tout redéplacer. Bel exemple de manque de confiance dans l'honnêteté de son prochain ! Or cette caractéristique n'est pas innée, mais acquise, les jeunes geais ne modifiant pas leurs cachettes. Comment est-ce acquis ? Eh bien, uniquement une fois que le geai a lui-même volé un de ses congénères ! Alors comme il sait qu'il l'a fait, il a peur que les autres aient les mêmes intentions que lui. Par contre, tant qu'il n'a pas volé, même s'il voit un autre le faire, il ne modifiera pas ses cachettes.
Instructif, surtout si l'on se rappelle que nos comportements restent fortement marqués par notre passé animal : effectivement nous n'apprenons qu'en faisant nous-mêmes, et bien peu par l'observation des autres.

Vient ensuite un long développement sur l'apprentissage avec de nombreux exemples. J'ai particulièrement apprécié le cas de ce singe macaque capable d'apprendre tout seul d'abord à laver des patates à l'eau douce, puis à l'eau de mer, ce qui améliore le goût, découverte dont toute la tribu va bénéficier.

Un des moments clé de l'apprentissage est la relation mère-enfant. Aussi plus le petit est fragile, plus la période pendant laquelle la mère doit s'occuper de lui et le protéger est longue, et plus il y a apprentissage. Ainsi c'est la faiblesse du nouveau-né qui nous renforce, et c'est la dépendance qui apporte de la liberté.
Et comme, grâce aux neurones-miroirs, nous apprenons toute notre vie en regardant les autres, être seul, c'est appauvrir son monde intérieur. Belle conclusion, non ?

(1) Émission du 11 septembre 2010, rediffusée le 1er janvier 2011