31 mai 2012

DES HOMMES, DES MACHINES… SANS ARGENT ?

L’entreprise est une construction contingente (6)
Après le passage à la raréfaction de la matière et l’abondance de l’information (voir « La matière devient rare, l’information surabondante ») et à la déterritorialisation (voir « Le territoire n’est plus ou si peu, les voisins ne sont plus les mêmes »), voici le troisième et dernier volet de la mutation des entreprises, le changement portant sur les hommes, l’argent et les machines.
Qu’observe-t-on en effet ?
Tout d’abord une rupture dans l’organisation des processus industriels et administratifs, et un changement dans la relation travail-homme-machine. La diffusion massive des technologies de l’information au sein de tous les composants de l’entreprises – dans les machines-outils, dans les systèmes de pilotage, dans la bureautique, dans les bases de données, dans les systèmes expert… - , modifie en profondeur la notion de travail, ainsi que le rôle et la place des hommes et des femmes qui sont présents dans les entreprises.
On n’est bien loin déjà du temps des ateliers caricaturés dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin, et le coût réel du travail, c’est-à-dire la relation entre la valeur ajoutée effectivement produite et les dépenses en personnel, dépend de moins en moins du niveau de rémunération, et de plus en plus de la motivation, du niveau de formation et de la capacité à se confronter et à travailler ensemble.
Quant à l’argent, c’est peu de dire qu’il occupe aujourd’hui un rôle plus que jamais central. Inventé à l’origine comme un moyen nécessaire pour sortir de l’économie de troc, et permettre l’émergence des économies modernes, il est devenu une valeur en soi, et l’emballement de la sphère financière en témoigne.
Mais est-il si certain que cet argent va garder cette place centrale ? Comme la généralisation des systèmes de communication temps réel et la diffusion d’intelligence dans les réseaux est devenue une réalité, il devient possible, dans de nombreux cas, de boucler des transactions faisant intervenir un grand nombre d’acteurs – une sorte de nouveau quasiment infiniment sophistiqué et complexe –,  et donc en se passant de l’intermédiaire financier.
Va-t-on alors voir naître des nouvelles entreprises tirant parti de ce nouveau paradigme d’une relation non intermédiée par l’argent, et bâtie sur un couple homme-machine inconnu encore ? 

30 mai 2012

LE TERRITOIRE N’EST PLUS OU SI PEU, MES VOISINS NE SONT PLUS LES MÊMES

L’entreprise est une construction contingente (5)
De plus en plus de compétition pour la matière, de moins en moins pour l’information (voir mon article précédent « La matière devient rare, l’information surabondante »), et une entreprise et des hommes qui sont de plus en plus hors sol, ou qui, du moins, ont une relation nouvelle et distante avec le territoire et la géographie.
Historiquement pourtant toutes les entreprises sont nées quelque part et sont le fruit et l’expression de leur lieu de naissance : McDonald ou Coca-Cola n’auraient pas pu émerger ailleurs qu’aux États-Unis, Sisheido qu’au Japon ou L’Oréal qu’en France.
Mais depuis ces dernières années, tout a changé sous l’effet de mutations concomitantes et cumulatives.
Tout d’abord l’internationalisation, puis la globalisation de leurs opérations. Il est bien loin le temps où ces grandes entreprises avaient un état-major monoculturel et n’était qu’une juxtaposition d’entreprises locales. Elles ont, chacune à sa façon, entrepris un métissage qui, sans faire disparaître la réalité de leur origine, l’enrichit des apports de chacun. Ainsi par exemple, si L’Oréal reste différent d’un Procter & Gamble dans sa façon d’aborder un marché, de s’organiser et de s’y développer, l’entreprise n’en est pas moins de plus en plus chinoise en Chine, russe en Russie ou américaine aux USA… devenant par là-même un être hybride, nouveau et complexe.
Ensuite chacun de nous, chaque homme ou chaque femme qui participe à ces entreprises, nous avons une relation différente avec le pays et le territoire où nous nous trouvons. C’est ce qu’a notamment très nettement explicité Michel Serres dans ces différents livres.
Comme il le résumait dans une conférence tenue en janvier 2011 : « Avant, notre adresse nous repérait dans l’espace. Aujourd’hui nos adresses sont le téléphone portable et l’ordinateur, ce sont deux adresses qui ne sont plus repérées dans l’espace. (…) On est dans un nouvel espace topologique où on est tous voisins. Les nouvelles technologies n’ont pas raccourci les distances, il n’y a plus de distance du tout. » L’essor récent des réseaux sociaux, et singulièrement Facebook, invente de nouvelles appartenances, de nouveaux voisinages, de nouvelles interactions.
Enfin ce brassage des origines et des cultures n’est pas seulement organisationnel dans les entreprises ou virtuel dans les réseaux, il est aussi de plus en plus physique dans nos villes. Il suffit de marcher, les yeux ouverts, dans les rues de Paris pour y constater la diversité qui y déambule. Toutes les races, toutes les religions, toutes les cultures s’y télescopent… souvent non sans mal.
Comment dès lors l’entreprise, qui est avant tout l’expression d’un mode d’organisation collective des hommes, ne s’en trouverait pas changée… et en profondeur ?

29 mai 2012

LA MATIÈRE DEVIENT RARE, L’INFORMATION SURABONDANTE

L’entreprise est une construction contingente (4)
Quelles sont donc ces lignes de force qui pourraient structurer l’émergence de nos nouvelles organisations économiques collectives ?
J’en vois trois essentielles – du moins à ce jour ! – : la relation à l’information et à la matière, la relation à l’espace et à la géographie, les rôles de l’argent et de l’homme.
Dans cet article, je vais aborder la première. Je traiterai les suivantes dans mes deux prochains articles.
En caricaturant mon propos, je pourrai dire que nous passons d’une économie où la matière était abondante et l’information rare, à l’inverse.
En effet, jusqu’à présent, nous, humains, étions en petit nombre, et chacun de nous – du moins la plupart – consommions peu par individu. Ainsi nous étions face une abondance de matières premières, et le modèle économique dominant s’est construit sur le peu de dépendance vis-à-vis de ces matières premières. Un axiome implicite était qu’elles seraient toujours là et en quantité suffisante, quoiqu’il arrive. Il a fallu voir apparaître des entreprises géantes qui, à quelques-unes, ont pu se construire des empires en s’accaparant certaines d’entre elles – ou sur leur accès, ce qui revient au même –. Ce n’est donc pas que la matière était rare, mais que son accès était contrôlé.
Parallèlement l’information était limitée, son accès difficile et le savoir l’affaire de quelques-uns. Ce qui limitait la croissance était finalement cette intelligence à se servir de la matière disponible. Il devenait dès lors logique de payer très cher des cerveaux exceptionnels et des talents rares, et peu une matière qui ne l’était pas.
L’organisation correspondante, même si elle n’était plus taylorisée, restait avec un grand écart entre une tête pensante et une masse obéissante (d’abord dans les usines, puis dernièrement dans les bureaux).
Aujourd’hui la relation s’inverse, car nous consommons notre planète plus vite que les ressources ne se renouvellent, alors que, grâce aux développements de l’éducation,  de l’informatique, des télécommunications et d’Internet, la quantité d’informations disponibles explosent et que son accès est quasi universel.
On voit déjà se transformer les modes de management et d’organisation, avec l’émergence de réseaux horizontaux, la diffusion des connaissances et des processus de décisions, l’acceptation d’une direction intégrant le lâcher prise.
Côté production, comment imaginer que nous allons pouvoir durablement produire des voitures en nombre croissant qui, la plupart du temps, restent immobiles, et qui, quand par exception elles se déplacent, le font avec une seule personne à bord, le conducteur ?

25 mai 2012

"COMMENT AIMER UN PAYS QUI REFUSE DE NOUS RESPECTER"

Il est urgent que nous fassions face à la réalité de notre histoire
Kery James est un artiste malheureusement constamment absent des radios et des télévisions nationales. Ce chanteur dresse tout au long de ses différents disques, un portrait dur et râpeux de la réalité des banlieues, se faisant toujours l’apôtre de la non-violence et de la prise en main par chacun de son avenir.
Dans son dernier disque, 92.2012, il semble pris d’un pessimisme croissant face à la réalité française et à la montée des intolérances. Sa chanson, « Lettre à la République », sonne avec violence et se termine par cette phrase terrible : « Je ne suis pas en manque d'affection, comprend que je n'attends plus qu'elle m'aime ». J’espère qu’il est encore temps pour lui redonner espoir…
Voici ci-dessous des extraits du texte de cette chanson, ainsi que la vidéo associée.
Est-il besoin d’ajouter que je conseille vivement l’achat et l’écoute de tous ces disques…
Lettre à la République 
A tous ces racistes, à la tolérance hypocrite
Qui ont bâti leur nation sur le sang
Maintenant s'érigent en donneurs de leçons
Pilleurs de richesses, tueurs d'africains,
Colonisateurs, tortionnaires d'algériens
Ce passé colonial, c'est le vôtre
C'est vous qui avez choisi de lier votre histoire à la nôtre
Maintenant vous devez assumer
L'odeur du sang vous poursuit, même si vous vous parfumez
Nous les arabes et les noirs, On n'est pas là par hasard
Toute arrivée à son départ.
(…)
Les immigrés ce n'est que la main d'œuvre bon marché
Gardez pour vous votre illusion républicaine
De la douce France bafouée par l'immigration africaine
Demandez aux tirailleurs sénégalais et aux harkis
Qui a profité de qui ?
La République n'est innocente que dans vos songes
Et vous n'avez les mains blanches que dans vos mensonges
(…)
On ne s'intègre pas dans le rejet
On ne s'intègre pas dans des ghettos français
Parqués entre immigrés, faut être sensé
Comment pointer du doigt le repli communautaire
Que vous avez initié depuis les bidonvilles de Nanterre ?
(…)
Et plus j'observe l'histoire, moins je me sens redevable
Je sais ce que c'est d'être noir depuis l'époque du cartable
Bien que je ne sois pas ingrat, je n'ai pas envie de vous dire merci
Parce qu'au fond, ce que j'ai, ici, je l'ai conquis,
(…)
Au cœur des débats, des débats sans cœur
Toujours les mêmes qu'on pointe du doigt dans votre France des rancœurs 
En pleine crise économique, il faut un coupable
Et c'est en direction des musulmans que tous vos coups partent
(…)
Vous nous traitez comme des moins que rien, sur vos chaînes publiques
Et vous attendez de nous qu'on s'écrie « Vive la République »
Mon respect se fait violer au pays dit des Droits de l'homme
Difficile de se sentir français sans le syndrome de Stockholm
(…)
Que personne ne s'étonne si demain ça finit par péter
Comment aimer un pays qui refuse de nous respecter ?
Loin des artistes transparents, j'écris ce texte comme un miroir
Que la France se regarde si elle veut s'y voir
Elle verra s'envoler l'illusion qu'elle se fait d'elle-même
Je ne suis pas en manque d'affection, comprend que je n'attends plus qu'elle m'aime


24 mai 2012

L’ENTREPRISE, NI DIEU, NI DIABLE

L’entreprise est une construction contingente (3)
Dans mes deux derniers articles, j’ai expliqué pourquoi d’abord il ne fallait pas penser les entreprises comme nées de nulle part, mais bien les comprendre comme le fruit de l’histoire de notre monde, pourquoi ensuite elles vont muter et se transformer en profondeur, ce très prochainement. Je terminais avec l’affirmation qu’il était impossible de prévoir quelle serait la nouvelle forme d’organisation qui viendrait à émerger, en prenant l’image de la chenille incapable de se penser papillon.
Peut-on toutefois mettre l’accent sur quelques points qui pourraient structurer cette émergence ? Je vais m’y risquer…
Mais avant cela, je voudrais d’abord m’élever contre une forme de double dogmatisme dominant :
  • d’un côté, la propagation croissante d’un discours venant faire des entreprises une sorte de Deus ex machina, sources d’exploitation à la fois des hommes qui la composent, des clients qu’elles exploiteraient et de la planète qu’elles videraient de sa substance,
  • de l’autre, une forme de sanctuarisation des entreprises comme l’outil absolu et idéal de la création de valeur, du développement économique et du progrès.
Les entreprises ne valent ni ces anathèmes, ni ces sacralisations, et le capitalisme qui les sous-tend non plus. 
Le monde est en perpétuelles création et transformation, sous la triple dynamique de l’accroissement de l’incertitude, de la multiplication des emboîtements et des émergences nouvelles.
Comprenons seulement que nous sommes à la fin d’un mode d’organisation – et non pas d’un cycle, car le mot de cycle supposerait un retour en arrière –, et que la complexité et la richesse de nos systèmes collectifs vont franchir une nouvelle étape.
Les tensions qui se répandent sont le témoignages des émergences en cours : les transformations réelles ne peuvent se faire sans mettre en tension tout ce qui existe. Accuser les entreprises de maux parfois réels mais dépassés n’est pas pertinent ; vouloir lutter contre ces transformations au nom d’une idéalisation de ce qui a précédé est dangereux et inopérant.
Comprenons donc qu’il ne nous faut plus réfléchir à partir du passé, que nos expériences sont de plus en plus contreproductives, et préparons-nous aux émergences en cours.
Quelles sont donc les forces en cours ?
(à suivre)

23 mai 2012

L’ENTREPRISE, TELLE QUE NOUS LA CONNAISSONS, VA DISPARAÎTRE

L’entreprise est une construction contingente (2)
Comme l’entreprise n’est pas née de nulle part (voir mon article précédent), elle n’a pas non plus vocation à perdurer toujours.
Faisons d’abord un retour en arrière au XVIIIème siècle. Y avait-il alors des entreprises ? Non, on ne trouvait pour l’essentiel que des activités agricoles et artisanales. Les seules structures se rapprochant de ce que nous appelons des entreprises, étaient celles qui s’étaient développées autour des échanges, que ce soit des échanges financiers, les banques, ou de marchandises, les compagnies maritimes. Mais si ces dernières étaient déjà puissantes et avaient un rôle majeur dans le fonctionnement des organisations humaines, elles n’avaient que peu à voir avec ce que nous appelons des entreprises, et l’essentiel de l’activité humaine fonctionnait sur un autre ordre mode d’organisation. Ce mode était local, et ne fédérait qu’un tout petit nombre d’individus entre eux.
Ce sont les découvertes de la machine à vapeur et de l’électricité qui, en autorisant à la fois la mécanisation des processus autrefois artisanaux et l’essor des transports, ont permis la naissance de la fabrication en chaîne et l’émergence de structures collectives capables de produire, expédier et vendre en masse, ce progressivement dans le mode entier.
Une autre invention avait aussi été nécessaire à cette émergence, mais celle-ci était née avant cette mécanisation du monde : c’est la naissance de l’imprimerie. Sans documents imprimés, impossible d’imaginer le développement de méthodes standards et leur propagation dans des structures collectives mobilisant plusieurs milliers de personnes, voire plusieurs dizaines de milliers. Sans imprimés, pas non plus de communication vers les consommateurs et pas de publicité.
Revenons maintenant à aujourd’hui.
Pourquoi après environ deux cents ans d’émergence, d’expansion et de sophistication de ce que nous appelons des entreprises, est-ce que je m’interroge sur leur mutation profonde à venir, et donc sur, de fait, leur disparition, du moins en tant que systèmes tels que nous les connaissons aujourd’hui ?
Parce que les deux piliers qui ont été à l’origine de la naissance des entreprises sont en train de muter.
Que s’est-il passé depuis une cinquantaine d’années ? Nous avons en quelque sorte réinventé l’imprimerie, c’est-à-dire notre façon de stocker et diffuser de l’information. Comment ? D’abord avec le développement des systèmes informatiques, puis plus récemment avec Internet. Notre relation à l’information est en train de se transformer d’une triple façon : effondrement du coût de stockage ; enrichissement exponentiel de ce qui peut être stocké (à la fois par le multimédia et par les liens d’abord web, puis maintenant 3.0) ; accessibilité instantanée, constante et universelle (sans fil, à très haut débit et sur toute la planète)
Parallèlement à cette révolution de l’information, nos relations à l’énergie et à la mécanisation sont, elles-aussi, en train de muter. Sans entrer ici dans une analyse détaillée et exhaustive, je peux citer : raréfaction des énergies fossiles, prise en compte des effets cumulatifs sur notre écosystème, apparition de « moteurs biologiques », robotisation, ...
À ces deux mutations, s‘ajoutent celles qui portent sur l’être humain lui-même : élévation du niveau de formation, allongement de la durée de vie, transformation de la cellule familiale et diminution du nombre d’enfants, modification de la relation avec la géographie (physiquement par le voyage, virtuellement par les connexions internet)…
Comment dès lors imaginer que tout ceci ne va pas impacter en profondeur les entreprises ? Comment croire que notre façon d’organiser collectivement  notre travail et nos échanges ne va pas aussi muter ? Comment finalement penser que nous nous enrichirons demain individuellement et collectivement comme hier ?
Bref comment ne pas voir que les entreprises vont mourir bientôt, du moins sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui ?
Quelle nouvelle forme va émerger ? Impossible à dire. Comment la chenille pourrait-elle se penser papillon ?
(à suivre)

22 mai 2012

L’ENTREPRISE N’EST PAS NÉE DE NULLE PART

L’entreprise est une construction contingente (1)
Quand je lis des traités sur le management des entreprises ou sur la stratégie, j’ai souvent l’impression que leurs auteurs considèrent que l’entreprise est une entité tombée du ciel, née pour toujours et qu’émettre des critiques la concernant est un crime de lèse-majesté. Je pense exactement le contraire. L’entreprise est une construction contingente, c’est-à-dire qu’elle est issue d’un passé dont on ne peut faire table rase, qu’elle n’a pas vocation à vivre éternellement et qu’elle n’est pas un bien idéal.
Pour m’expliquer, je vais aujourd’hui et dans les deux prochains articles reprendre chacun de ses points.
Commençons donc par la question suivante : L’entreprise est-elle une entité tombée du ciel ?
Bien sûr que non ! L’entreprise, telle que nous la connaissons, n’est un produit « hors-sol », une invention qui aurait surgi de nulle part, un peu comme un don d’un Dieu de l’Économie et de la Performance.
Bien au contraire, elle est le fruit d’une évolution, et est profondément enracinée dans l’histoire de notre monde et des humains qui l’habitent. Elle est née au moment de la révolution industrielle, a pris son essor avec le développement des échanges internationaux et est en train de muter sous les coups de boutoir des systèmes d’information, d’Internet et de la financiarisation du monde.
Comment donc prétendre comprendre l’entreprise en faisant l’impasse de notre histoire collective ? Pourtant, je vois bien peu d’ouvrages traitant du sujet prendre le temps de cette réflexion. Ils théorisent, dessinent de beaux schémas et des formules mathématiques, un peu comment autant de formules magiques et divinatoires. Se croient-ils donc les grands prêtres de l’entreprise ? Ont-ils eu la vérité révélée ? Un Dieu de l’entreprise leur a-t-il transmis les tables de la loi du management au sommet du Mont de la Création de la Valeur ?
A l’inverse, pourquoi ne pas tirer parti des analyses que l’on peut faire sur le monde animal et sur les structures collectives qu’il a développées, ce bien avant que le moindre humain soit apparu ? Comment imaginer que la façon dont l’homme a émergé est sans impact sur la réalité des organisations qu’il a créées ? Comment ne pas voir que le fonctionnement de notre cerveau, dans ses dimensions conscientes et inconscientes, est une donnée majeure à prendre en compte ?
Tel est une des logiques du chemin que je poursuis personnellement, et voilà pourquoi vous me voyez prendre le temps d’une promenade au sein du monde avant de parler d’entreprise. Voilà aussi pourquoi je cherche à me tenir au courant des derniers développements des neurosciences, cette science du cerveau encore embryonnaire et en constante évolution.
(à suivre)

21 mai 2012

ALLONS ZENFANTS DE L’APATHIE !

Refusons les pseudos potions magiques du « Produire en France »
Le 6 octobre dernier, le club des Ponts tenait une conférence « Produire en France : le déclin de l'industrie manufacturière en France : Une réalité ? Une fatalité ? ». Peu après, c’était le sujet central de la campagne présidentielle. Pour ceux qui douteraient du caractère précurseur des Ponts, quelle démonstration !
Se poser la question de l’emploi industriel en France est incontestablement pertinent : l’industrie n’y représente plus en 2009 que 19% du PIB, contre 20% aux USA, 21% en Grande Bretagne, 25% en Italie, 27% en Allemagne et au Japon1. Seuls, le Luxembourg et la Grèce font moins avec 12 et18%.
Aussi fini les querelles partisanes, soyons tous unis derrière le drapeau bleu-blanc-rouge, et, haro sur la Bastille asiatique, faisons tomber les têtes des aristocrates vendus à la mondialisation.
Mais avant de nous lancer tous ensemble dans cette reconquête, sommes-nous si sûrs de la potion magique concoctée ?
Les Panoramix en mal d’élection ont sensiblement la même recette : un tiers de politique industrielle, un tiers d’allégement du coût du travail, et un tiers de soutien aux PME.
Probablement à cause de mon inculture économique et politique, j’ai l’impression que cette potion n’est pas si magique, et que notre village gaulois n’a pas grand chose à en attendre :
-    Comment une planification centrale pourrait-elle être la réponse pertinente à la montée de l’incertitude ? Accoucherait-elle vraiment de stratégies meilleures que celles inventées par les entreprises ?
-    Puisque un Français moyen gagne en 2010, quatre fois plus qu’un Brésilien, neuf fois plus qu’un Chinois et vingt-sept fois plus qu’un Indien2, de combien faudrait-il baisser le coût salarial ? Et que pensez du fait que, selon l’OCDE, la France était en 2005 en tête en matière de productivité horaire du travail3, et, selon KPMG, en 2010, largement devant les États-Unis et l’Allemagne pour ses coûts d’exploitation4 ?
-    Quant à la politique d’aide en faveur des PME, comme on en parle à chaque élection, pourquoi cette fois serait la bonne ? Tant que le transfert de propriété se fera à la livraison, et non pas au paiement, le crédit inter-entreprises pompera leur trésorerie au profit de la distribution et des banques, rendant leur croissance quasiment impossible5.
Certains Panoramix rajoutent à leur potion, la volonté de détricoter les échanges internationaux, à coup de barrières douanières et autres retours en arrière. Mais essayez donc de séparer les molécules d’un gaz une fois qu’elles sont mélangées.6
Aussi arrêtons d’accepter ce nième galimatia de pseudo-solutions, et réveillons-nous en chantant : « Allons zenfants de l’apathie ! »

16 mai 2012

IL N'Y A PAS D'ESPOIR SANS INCERTITUDE

Le management en période d'incertitude
Fin mars, je tenais une conférence au sein d'un grand groupe français. En voici quelques extraits en forme de teaser... 

15 mai 2012

LA DÉSESPÉRANCE DES BANLIEUES EST UN DÉFI

Au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (3)
Dans cette phase de mutation, la question sécuritaire n’est pas anodine…
En effet, et je ne suis pas naïf. Il faut bien évidemment mettre en place des règles de sécurité. Mais si vous mettez un système de sécurité sans l’appuyer par un discours d’optimisme, vous ne le ferez pas accepter. Le préalable est non seulement de faire prendre conscience qu’il y a crise, mais que la crise est souhaitable, au sens qu’elle est inévitable - inutile de rêver qu’elle n’existe pas - et qu’elle est positive parce qu’elle va créer un futur meilleur. Alors qu’aujourd’hui on ne parle que de l’inévitable, avec une classe politique qui, explicitement ou implicitement, génère un message totalement anxiogène qui dit que le futur est pire que le passé. Dans un tel contexte, il n’y a pas de solution au problème d’insécurité. Sauf à imaginer une militarisation qui, à un moment donné, conduit à une impasse, comme au Brésil et dans toute l’Amérique latine, et provoque des effets inverses à ceux initialement recherchés.
Il faut raisonner non en fonction de l’existant, mais de ce qui est en train d’advenir. L’avenir est à la diversité, qui impose de concevoir de nouvelles règles de "vivre ensemble". On ne pense pas le Grand Paris en référence à Lutèce, ou même à Haussmann ! Je ne conteste pas que Paris ait des racines et une histoire, mais il suffit de marcher dans les rues pour voir que la capitale est aujourd’hui multiraciale, multiculturelle, qu’elle est le lieu de la diversité. Donc la question n’est pas de savoir ce qu’il conviendrait de sauvegarder, de "protéger", mais : Vers quel Paris allons-nous ? Quelle est la mer future ? Comment y arriver le plus intelligemment possible ?
Dès lors, quel avenir entrevoir pour un Grand Paris "apaisé" ?
La nature humaine est assez stable. Je suis peut-être un terrible optimiste, mais je ne vois pas quels éléments pourraient laisser croire à un potentiel criminel intrinsèque, ni que l’homme deviendrait de plus en plus "méchant" au regard de son évolution. Mais s’il a de plus en plus faim, on peut atteindre des points de rupture importants.
En France, on a laissé se constituer des poches de concentration de populations qui, en proie à des taux de chômage de 40 % voire 50 %, explosent naturellement. La désespérance des banlieues est un vrai défi. Si on n’a pas une classe politique, au sens large du terme, c’est-à-dire l’ensemble des personnes qui ont la charge de la cité, capable de projeter une vision positive du futur, je suis extrêmement inquiet, pour le coup.
Car si on laisse se propager l’idée que le problème est le multiculturel, les endroits les plus dangereux seront les endroits multiculturels ! Or les seules villes mondiales réellement multiculturelles sont Londres, Paris et New York. Donc les endroits où il y aura des guerres civiles, ce sera chez nous ! Nous sommes les premiers menacés par un certain discours rétif, presque xénophobe, à la société qui vient. A l’inverse, si nous comprenions que le futur sera riche de cette multi-culturalité, si nous n’avions plus peur de ce futur, parce que nous saurions vers quelle société nous allons et voulons aller, nous disposerions d’un atout que n’ont ni Pékin ou Shanghai, ni même Buenos Aires, par exemple. Ainsi, au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai !
Justement, et en guise de conclusion, quel avenir dessiner pour le Grand Paris à l’international ?
Essayons de sortir du tropisme français qui conduit à penser le monde depuis le 7e arrondissement, pour prendre encore une fois un peu de hauteur. Depuis le ciel, quand on observe la terre depuis un satellite, on distingue en Europe occidentale une zone lumineuse, parce qu’urbanisée, qui s’étend du nord de la France (Lille) jusqu’à l’Italie du Nord (Milan), en passant par la Belgique et la Hollande, la Ruhr et la vallée du Rhin, puis la Suisse en touchant un peu Lyon. C’est la "banane bleue". Ces régions sont les plus riches. Elles concentrent l’essentiel des activités productives de l’Union européenne. Or Paris n’en fait pas partie. Faut-il s’en réjouir ou s’en désoler ? Là n’est pas la question.
Il faut réfléchir aux courants de fond, en sachant que quand on lutte contre un courant de fond, le delta entre la dépense d’énergie et le résultat obtenu est énorme. Est-ce raisonnable de lutter à ce point contre l’évidence géographique, de répartition des activités autour de cette arête dorsale qui s’étend d’ailleurs jusqu’à Londres, au-delà de la Manche, mais évite toujours Paris ? En tant qu’ancien de la DATAR, je ne le crois pas. A l’échelle française, on peut jouer la carte de Lille, Strasbourg et Lyon pour exister dans cette zone, et ainsi ancrer les activités industrielles sur le territoire national. Mais, pour le coup, le projet du Grand Paris est d’une autre nature. En lien avec son caractère multiculturel, pourquoi ne pas le tourner résolument vers les activités de création et de décision ? 

14 mai 2012

LE RÔLE DU POLITIQUE EST DE REDONNER DES ESPÉRANCES, DE RECONSTRUIRE L’ESPOIR

Au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (2)
Le phénomène de mondialisation participerait ainsi de l’augmentation du sentiment d’insécurité ?
En quelque sorte, mais cette sensation d’insécurité n’est pas liée à un accroissement de l’insécurité proprement dite. La différence tient à notre perception. Pendant longtemps, le risque était en effet circonscrit localement : ce qui se passait à Shanghai ne concernait que faiblement Paris. Le temps qu’une modification importante et imprévue à Shanghai arrive à Paris nous laissait le délai nécessaire pour en être informé et donc, éventuellement, nous préparer. Ce qui était imprévu mais lointain était prévisible, et non pas incertain.
Aujourd’hui, le fait de se toucher, avec des objets monde et hyper-connectés, développe des phénomènes de quasi-instantanéité (voire dans certains cas d’instantanéité) qui nous soumettent à toute incertitude à quelque endroit qu’elle apparaisse. La probabilité de survenance d’un phénomène extrêmement improbable ne s’est pas intensifiée : c’est le nombre d’endroits où il peut se produire et notre sensibilité à sa survenance qui ont augmenté. On se retrouve dès lors incapable de réellement "prévoir". Pour reprendre la métaphore précédente, on entend sans arrêt du bruit dans les feuilles et on craint la présence de tigres. D’autant plus que notre classe politique et dirigeante, dans laquelle j’inclus les experts, est prise dans le même mouvement : elle ne parle que de tigres, ne prend aucune hauteur de vue et n’explique pas assez que l’incertitude est d’abord une bonne nouvelle. Cette attitude développe de façon considérable le phénomène pathogène de l’inquiétude. Je ne nie pas qu’il y ait des tigres, bien sûr. Mais il n’y a pas toujours des tigres !
En quoi le fait urbain est-il un catalyseur, voire un accélérateur de cette inquiétude ?
Parce qu’il joue terriblement sur le phénomène de proximité lié aux 7 milliards d’individus que nous sommes désormais. On se retrouve soumis aux aléas des autres, à l’intensification de leur présence.
Utilisons encore une fois une métaphore. Dans le monde de l’incertitude qui est le nôtre, il faut raisonner au prisme du cours des fleuves. Imaginez que vous êtes sur le pont Mirabeau, que vous regardez couler la Seine et essayez de savoir où elle va. Depuis le pont, vous ne pouvez pas le savoir ! Vous descendez alors pour rejoindre la berge et marchez dans le sens du fleuve, mais au bout d’un ou deux jours, ou même une semaine, vous ne savez toujours pas où elle va. Pragmatique, vous prenez un bateau et la voyez tourner un coup à gauche, un coup à droite, puis encore à gauche, au gré des méandres. Au bout d’un moment, vous abandonnez en pensant que ce cours d’eau ne sait pas où il va. Pourtant la Seine va à un endroit précis : la mer. Pour le comprendre, il faut savoir que c’est un fleuve, qu’il y a une mer qui l’attire, et que cette mer est son futur.
Dans le monde de l’incertitude qui est le nôtre, ce n’est pas l’observation des choses qui permet de comprendre ce qu’elles sont, encore moins ce qu’elles vont advenir. C’est la prise de recul qui seule permet de déceler les déterminants qui restent stables. Car le monde est chaotique au sens mathématique du terme : il existe des points stables (les attracteurs) qui sont des points de convergence des forces. Ce sont ceux-là qu’il convient de retrouver. Bien sûr, on est toujours attiré par la beauté, on a toujours faim et besoin d’échanger. Ce sont des points fixes. Mais quand on est dans la turbulence, comme dans les villes, on ne voit rien, on peut oublier l’essentiel. Mais on n’a aucune chance de comprendre où va la Seine tant qu’on est dans le cours de la Seine, ou sur le pont Mirabeau !
Il faut sortir de l’eau, s’affranchir des effets de turbulence, pour comprendre la complexité de notre monde. Sinon, à force d’être pris dans ces turbulences, nous et les autres ne raisonnons plus. Nous restons prisonniers de nos représentations, et de nos passions.
Dès lors, quel pilotage politique promouvoir à l’échelle d’une métropole, qui est un condensé du monde "accéléré et turbulent" qui est le nôtre ?
L’essentiel est de redonner des espérances, de reconstruire l’espoir. C’est le rôle du politique. Beaucoup de phénomènes de violence urbaine, collective, relèvent à mon avis de la désespérance absolue. Majoritairement, les gens sont aujourd’hui persuadés que le futur s’annonce moins bien que le passé qu’ils ont connu, et qu’on leur demande, pour que ce futur existe, de supporter des sacrifices. Parce que les discours dominants les en persuadent ! Regardez la situation dans les rues d’Athènes…
Mais comment voulez-vous faire accepter des sacrifices à des gens pour construire un futur pire que le passé ? Les émeutes, par exemple, sont d’abord un signe de révolte sociale, plutôt qu’un acte criminel.
Dès lors, que faire ? Premièrement, expliquer que le futur sera meilleur que le passé. Que les sacrifices demandés sont équitables, et qu’ils s’effectuent au nom d’une transformation vertueuse. Pour utiliser encore une métaphore, cette transformation est celle d’une chenille en papillon. Cette modification moléculaire est source d’un haut niveau de tensions, mais celles-ci peuvent être dépassées si le but poursuivi (le papillon) est clairement explicité. J’en suis convaincu à titre personnel. Le futur sera plus multiculturel, plus intelligent, beaucoup plus incertain donc beaucoup plus créatif. A cette condition, on peut mettre en place des systèmes de sécurité, socialement acceptables.
Mais il n’y a pas de recette miracle pour éviter une crise immédiate. Nous sommes au début d’un processus, qui va durer de 20 à 50 ans, et les phénomènes de violence sont bien évidemment devant nous, en attendant que le monde converge vers un modèle différent, plus multiculturel. Il va se passer beaucoup de choses d’ici là. Le modèle chinois par exemple va s’écrouler sur lui-même, parce qu’il est culturellement fermé depuis 2 000 ans. Il est déstabilisé par l’ouverture sans qu’il s’en rende compte. Pour l’instant, il ne rattrape qu’un retard économique. 

11 mai 2012

AU PAYS DES CHÊNES, DES TRUFFES ET DES PIERRES

Nouvel extrait de mon roman Double J
Au pied des chênes qui peuplaient le terrain, poussaient des truffes, ces étonnants et capricieux tubercules qui grandissaient mystérieusement sous terre. La truffe m’était apparue comme une étonnante métaphore de moi-même. Comme moi, elle grandissait cachée, dans l’obscurité, rebelle à toute domestication, toute culture. On pouvait passer à côté d’elle, à quelques centimètres, sans s’en rendre compte. Elle ne faisait aucun bruit, ne se manifestait que discrètement par le brûlé au pied de l’arbre et une odeur subtile que seul un animal pouvait déceler. Chercher des truffes, c’était participer à un spectacle de prestidigitation. Au départ, il n'y avait rien, juste des chênes, de la terre et quelques plantes éparses. Et puis, quelques secondes après, grâce à l'odorat du chien et au talent de son maître, la truffe était là, comme un lapin sorti du chapeau. Elle ne se révélait que par eux, le chien et son maître. Avant, elle n’existait pas, restait virtuelle.
A quoi pensait la truffe dans son refuge souterrain ? Avait-elle peur d’être trouvée, ou à l’inverse, vivait-elle dans l’attente d’être découverte et d’accéder au monde ? Est-ce que vivre pour elle, c’était grandir cachée et protégée ? Savait-elle qu’elle serait mangée dès qu’elle serait trouvée ? Était-ce pour cela qu’elle mûrissait le plus doucement possible et que, le moment venu, quand elle était prête, émettait une odeur presque imperceptible ? Essayait-elle d’échapper au monde du dehors, ce monde qui allait la dévorer ?
Je ne pouvais pas ne pas faire le lien entre ma vie et les truffes. Comme elles, j’avais besoin de me cacher, de me protéger. Je n’avais pas grandi au soleil, mais dans l’ombre et l’obscurité. Jacques m’avait-il trouvé parce que j’étais mûr pour émerger au grand jour ? Allait-il me manger ?
A l’opposé des truffes, il y avait les pierres. Autant les truffes étaient vivantes et cachées, autant les pierres étaient mortes et apparentes. Posées les unes sur les autres, sans ciment, sans aucun liant, elles dessinaient des lignes aléatoires. Les murs en pierres sèches étaient la structure et l’ossature du paysage, ils le découpaient et l’architecturaient. Ces murs, je les avais d’abord regardés, sans bruit, respectueusement. Puis, j’avais appris à les compléter, les réparer et, de temps en temps, les prolonger, voire les créer. J’avais, à ma façon discrète et progressive, commencé à écrire avec des pierres dans un jardin. Cette écriture minérale était lente, physique et paradoxale : je n’étais content de mon travail, que si personne ne se rendait compte que le mur avait été fait ou refait. Il devait se fondre dans le paysage et s’intégrer comme s’il avait toujours été là. Ce devait être une œuvre intemporelle, une œuvre semblant exister depuis l’origine des temps.
C’était dans cette niche que j’avais voulu poursuivre l’écriture de mon histoire. Elle était l’endroit logique pour soutenir son émergence.

10 mai 2012

NOUS SOMMES PROGRAMMÉS POUR INTERPRÉTER TOUT PHÉNOMÈNE D’INCERTITUDE COMME UN DANGER

Au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (1)
La FNAIM Paris-Île de France vient de lancer une revue de réflexion et débats autour de l’avènement du Grand Paris. Son premier numéro est intitulé « Peur sur la ville » (1), et j’y ai accordé une interview. Compte-tenu de sa longueur, je vais le publier ici en trois parties. Pour ceux qui voudraient le lire en une fois ou le télécharger, il est accessible à « Peur sur la ville »
Vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’incertitude, dont l’insécurité ne serait que l’une des facettes. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La sensation d’insécurité renvoie en effet, plus généralement, à l’incertitude. Or si celle-ci est un facteur de stress, pour les hommes et les organisations, elle est naturelle et même indispensable à toute évolution.
Que s’est-il passé depuis le Big Bang, il y a 15 milliards d’années ? Très schématiquement, nous pouvons observer une succession de quatre vagues correspondant à l’avènement de l’ère du minéral (unique pendant 12 milliards d’années), du végétal (qui apparaît il y a 3 milliards d’années), de l’animal (depuis 1 milliard d’années) et enfin de l’homme (il y a 50 000 ans). À l’origine, il y a une absence de toute incertitude : la matière est dans un état et un lieu uniques, dotée d’une force unique. Sous l’apparition progressive des molécules, qui se dispersent dans l’espace, le système entier se développe dès lors selon une double loi de l’incertitude : la loi d’entropie et celle du chaos. L’entropie est souvent considérée comme la loi du désordre. Mais c’est aussi celle du champ des possibles !
Dès l’ère du minéral, on est ainsi passé, en 12 milliards d’années, d’un état simple et prévisible à un état complexe et imprévisible. La dispersion des molécules dans l’univers se réalise en effet dans des états multiples et selon des lois chaotiques, c’est-à- dire où la moindre modification empêche de prévoir le futur. La particularité de la cellule végétale, pour sa part, est d’être gouvernée par le principe d’auto-organisation et de disposer d’une capacité d’adaptation à l’environnement extérieur. Ainsi, avec la vie, un nouveau facteur de complexité et d’incertitude apparaît, basé sur la non-prévisibilité et la non-modélisation.
Avec le monde animal se manifeste la motricité, qui accentue grandement l’incertitude. Par exemple, si un lion chasse une antilope : poursuivie, celle-ci peut tenter de fuir par sa droite ou sa gauche, ou bien buter sur une pierre… Le champ des possibles se dilate.
Il y a seulement 50 000 ans, enfin, arrive l’homme, et avec lui le libre-arbitre. C’est-à-dire que, face à un lion, il pourrait tout aussi bien faire le choix d’engager le dialogue plutôt que de courir ! L’incertitude de l’action humaine s’ajoute ainsi à celles du règne de l’animal, du végétal et du minéral - lesquels continuent en parallèle à se propager. La logique de l’univers est donc bien celle d’un accroissement progressif, et d’ailleurs accéléré, de l’incertitude. Vous comprenez qu’elle n’est pas, en soi, négative, bien au contraire !
Mais dès lors, qu’est-ce que l’incertitude ? Quel est son rapport au danger, donc à l’insécurité ?
J’utiliserai une métaphore. Imaginez que nous sommes dans la jungle. Un bruit dans les feuilles nous fait craindre la présence d’un tigre, et cette crainte nous incite à monter en courant dans un arbre. Arrivé en haut de l’arbre, on se rend compte qu’il n’y avait pas de tigre, mais qu’il s’agissait simplement du bruit du vent dans les feuilles. Ce n’était donc pas si grave. On a eu une belle peur et on s’en remet ! Si maintenant, quand on entend du bruit dans les feuilles, on croit que c’est du vent alors que c’est un tigre, on ne serait pas là pour raconter cette histoire ! Au regard de l’évolution, nous sommes donc des survivants, en nous persuadant que c’est un tigre (un danger) à chaque fois que l’on entend du bruit dans les feuilles (l’inconnu). Dès lors, et fondamentalement, nous avons tendance à interpréter tout phénomène d’incertitude comme des tigres. Nous sommes programmés pour cela.
Certes, l’incertitude peut être un moteur. Mais elle est souvent, pour l’homme contemporain, une source d’angoisse…
Parce que ces 100 dernières années, et singulièrement les 10 dernières, ont vu l’apparition et la conjonction de trois phénomènes majeurs que l’homme n’a pas encore totalement assimilé, apprivoisé.
Tout d’abord, nous avons assisté à un formidable accroissement démographique. Alors que l’humanité était restée durablement en deçà ou autour du milliard d’individus sur terre, nous sommes passés en moins d’un siècle à 7 milliards d’êtres humains. Concrètement, cela signifie que nous commençons à nous toucher, physiquement. Il n’y a plus d’espace naturel protecteur entre les peuples et les individus, comme nous le constatons quotidiennement dans nos villes. Et ce phénomène potentiellement anxiogène est d’autant plus important qu’il n’est pas achevé : nous devrions continuer à progresser autour de 9 à 10 milliards, et à nous entasser principalement en milieu urbain ! Le deuxième phénomène est l’apparition, depuis une cinquantaine d’années, de ce que le philosophe Michel Serres appelle des "objets-monde" - comme par exemple la bombe nucléaire. C’est-à-dire la capacité pour un petit nombre d’individus d’agir sur le monde. Jusque-là, l’être humain disposait d’outils comme des fourches ou des pelles, ou des armes, qui lui permettaient de prolonger son bras ou au mieux sa vue, mais guère plus. Aujourd’hui, la décision d’un État ou d’une entreprise peut avoir un effet direct sur des populations situées aux antipodes. Le troisième phénomène est le plus récent : c’est la connexion. Elle est apparue elle aussi par vagues successives, depuis l’automobile en passant par l’avion, le téléphone et bien sûr internet. Nous sommes donc aujourd’hui sept milliards d’individus qui se rapprochent physiquement, peuvent agir à distance et sont hyper-connectés. C’est un bouleversement anthropologique qui augmente encore l’incertitude et peut générer des angoisses, c’est-à-dire un sentiment d’insécurité. 


(1) Extrait de « Peur sur la ville ? », Les Cahiers de la FNAIM Paris Ile-de-France n°1, mars 2012, 108 p., 18 €, contact@fnaim-idf.com

9 mai 2012

ET ARRIVA UN NOUVEL ANIMAL

Le monde animal bouge, collabore… et communique (7) 
Voilà quelques dizaines de milliers d’années, pas grand chose au regard des quinze milliards écoulées depuis le Big-Bang, un nouvel animal a émergé, fruit du bricolage vivant. Un physique banal, ou du moins rien d’exceptionnel, rien pour en faire un athlète de la création, pas un de ces géants de l’ère des dinosaures.
Quand il est apparu, l’univers était devenu fort de son incertitude, de ses emboîtements et de ses émergences. On en était bien loin de l’état simple et primitif de la matière. Sous les empires conjugués de la loi de l’entropie qui ne cesse d’accroître l’incertitude, du chaos qui, tout en créant des systèmes structurellement stables, fait diverger les moindres décalages, de l’auto-organisation des cellules vivantes qui accélèrent les ajustements, et du monde animal qui progressivement a appris les langages et les représentations, le monde était infiniment complexe et imprévisible.
Ce nouvel habitant de la Terre allait porter un cran plus loin cette capacité animale à agir ensemble, à inventer et à construire. Avec lui, le langage deviendrait des mots, les représentations des symboles et des images dont il allait habiller les murs de ses habitations. Un matin, il en viendrait à entendre des voix intérieures, à se tourner en lui-même, à penser et se penser, et à vouloir comprendre ce monde qui s’était inventé bien avant lui.
Au bout de sa route, il allait transformer en profondeur la Terre qui l’avait vu naître, restructurant la nature et l’enchâssant dans des constructions de métal, de pierre et de verre. Il allait aussi se doter progressivement de structures collectives de plus en plus sophistiquées qui, emboîtant ses cellules familiales d’origines, seraient d’abord géographiques et tribales, pour devenir très récemment économiques et industrielles.
Alors cet animal, qui ne se reconnaissait plus dans ses congénères et se pensait comme une espèce à part, allait inventer l’art du management, cet art qui se voulait diriger ce monde collectif dans lequel la plupart vivaient.
Mais finalement comment comprendre l’art du management sans l’inscrire dans ce grand continuum qui l’unit au Big-Bang ?