Il y a dix ans, Michel Serres nous a expliqué que perdre notre tête et la tenir dans nos mains, n’était pas grave, mais juste la poursuite de notre génie, celui de l’externalisation des fonctions de notre corps.
Premier exemple donné : le marteau. Écoutons-le : « Parce que, quand je tape sur un clou, je me fais mal à la main. Alors j'ai intérêt à inventer un avant-bras et un poing. Ah oui, c'est un marteau ! Je prends l'avant-bras et le poing et je tape... Vous voyez ? C'est devenu un marteau, il y a externalisation de cet objet. ».
Autre étape, celle de l’écriture et de l’imprimerie : « Quand on a inventé l'écriture, si quelqu'un parlait, on pouvait prendre des notes. Donc on a perdu la mémoire qui s'est trouvée dans l'écriture. Et puis, quand on a inventé l'imprimerie par la suite, toute la mémoire des historiens, etc., s'est trouvée dans les livres. Montaigne, qui est un bon philosophe sur ce sujet, a dit : "Je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine." La tête pleine de la mémoire était dans les livres. (…) Une fonction corporelle, ici une fonction cognitive, est externalisée dans un objet. »
Maintenant l’ordinateur : « Quand j'étais jeune, j'avais un manuel de philosophie qui, au chapitre de la connaissance, disait que la connaissance humaine comprenait trois facultés : la mémoire, l'imagination et la raison. Il était bien entendu que ces trois "facultés" étaient où ? Dans ma tête, dans les neurones, dans le cerveau, le cervelet, etc., la matière blanche ou grise. Mais maintenant, la mémoire est dans la machine, les images sont dans la machine et la raison est dans la machine. »
Aussi à l’instar de l’évêque Saint Denis qui, au 2ème siècle, a pu tenir à bout bras sa tête qui venait de lui être tranchée, tenons-nous notre tête dans la main, notre ordinateur : « Demain, il faudra appeler votre ordinateur Denis, puisque le miracle a eu lieu. Aussi extraordinaire que soit cette histoire, elle décrit bien ce qui se passe aujourd'hui. »