A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman
(10)
Poursuite de notre promenade au
sein de notre deuxième travers, la reconstruction du passé, et son frère
jumeau, l’illusion de la validité.
Inutile de faire de longues
études d’histoire, pour être convaincu que le XXème siècle a été
profondément marqué par trois personnages clés, Hitler, Staline et Mao, et que,
sans eux, il aurait été profondément différent. Et pourtant comme le note
malicieusement Daniel Kahneman, « il
y a eu un moment dans le temps, juste avant qu'un ovule soit fécondé, où il y a
eu 50 % de chances que l'embryon qui allait devenir Hitler soit femelle. (…) La
fécondation de ces trois ovules a eu des conséquences gigantesques, et l'idée
que les développements à long terme sont prévisibles est donc risible. »
Malgré cette dimension largement
imprévisible de l’histoire, bon nombre de spécialistes sont d’abord ceux du
rétropédalage, c’est-à-dire de l’explication a posteriori du caractère inévitable et irrésistible de telle ou
telle évolution…
Plus un expert pense qu’il l’est,
et plus il est susceptible de tomber dans ce piège :
« Les experts sont induits en erreur non par ce qu'ils croient, mais par
ce qu'ils pensent, dit Tetlock, qui reprend la terminologie d'Isaiah Berlin
dans son essai sur Tolstoï, Le Hérisson et le Renard. Les hérissons connaissent
« une grande chose » et ont une théorie sur le monde ; ils expliquent des
événements particuliers dans un cadre cohérent, fulminent d'impatience envers
ceux qui ne pensent pas comme eux, et sont sûrs de leurs prévisions. (…) Elle a
une théorie qui explique tout, et cela lui donne l'illusion qu'elle comprend le
monde. (…) La question n'est pas de savoir si ces experts sont bien formés.
Elle est plutôt de savoir si le monde est prévisible. »
C’est dans le même esprit que
j’écrivais dans Les Mers de l’incertitude :
« Il faut s’être mis en situation de pouvoir tirer parti de
l’incertitude. L’attitude quotidienne, les formations reçues tant dans les
écoles d’ingénieurs que commerciales ou économiques, et la peur du vide nous
amènent trop souvent à chercher des certitudes, à partir de notre expertise
pour lire une situation, à nous méfier de notre intuition, à mathématiser les
situations (…) Ceci va souvent de pair avec le développement d’une forme
d’arrogance issue de succès répétés et de la sensation d’être invulnérable. Au
stade extrême, l’entreprise et ses collaborateurs vont devenirs « autistes » :
forts de leur expérience, ils savent ce que veulent les clients, comment va
évoluer le marché, quels sont les risques technologiques… Finalement, pourquoi
aller à la rencontre des clients, des concurrents, des fournisseurs, si ce
n’est pour leur expliquer ce qui va se passer ? Stade extrême, mais
malheureusement existant. A l’opposé, pensez au « regard d’un enfant » : il est
totalement ouvert au monde, son regard est neuf. L’objectif est d’allier la
fraîcheur de ce regard avec l’expertise qui va, a posteriori, nous permettre de
comprendre ce que l’on a observé et découvert. »
Ne
faut-il donc jamais confiance aux experts ? Non, bien sûr, mais il faut
s’être assuré que leur expertise est réelle et adaptée à la situation présente.
Je redonne la parole à Daniel Kahneman :
« Quand les jugements sont-ils le reflet d'une
authentique expertise ? Quand trahissent-ils une illusion de validité ? La
réponse tient aux deux conditions fondamentales à l'acquisition d'une
compétence : un environnement suffisamment régulier pour être prévisible ; la
possibilité d'apprendre ces régularités grâce à une pratique durable. (…)Si
l'environnement est assez régulier et si le juge a eu la possibilité
d'apprendre ces régularités, la machine associative reconnaîtra les situations
et produira des prédictions et des décisions rapides et exactes. Si ces
conditions sont remplies, vous pouvez avoir confiance dans les intuitions de
quelqu'un. »
Mais
ces situations ne se rencontrent pas si souvent. Aussi s’il ne faut pas leur reprocher
leur incapacité à livrer à des prévisions exactes dans un monde imprévisible, « il semble avisé de reprocher aux
experts de croire qu'ils peuvent réussir dans une tâche impossible. »
Mais
nos erreurs constantes, notre incapacité à réellement de prévoir le futur sont
le moteur de notre société…
(à suivre)